Une bière avec le Dalaï Lama

Stephanie Faucher

Récit de voyage, Inde 2008

C'est l'hiver, la pollution est oppressante, l'air est malade, opaque et sale.

 

J'ai besoin de m'évader quelques jours de ce ballet incessant de rickshaws, de vélos et de voitures. Je décide de me rendre à Dharamsala, au nord du pays. C'est là, depuis le soulèvement de 1959, que vit le quatorzième Dalaï-Lama et une importante population de réfugiés tibétains.

 

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Dharamsala, janvier 2014.

Mes cahiers sont éparpillés sur la table de marbre froid. Je suis sur la terrasse d'un café connu, le Lhamo Croissant. Un petit repère de touristes étrangement sympathique qui donne accès au tableau enneigé de la chaîne de montagnes Dhanla Dar. Il est tôt. Pas de visiteurs pour rompre le calme brumeux. Les cris aigus des singes m'emplissent les oreilles et font écho aux glaciers qui soufflent doucement un vent parfaitement frais. C'est une de ces journées qui donnent aux enfants les joues rouges, sans qu'ils aient froid.

 

Cet endroit me submerge de souvenirs. J'avais dix-huit ans quand je suis venue m'y installer. C'était en 2008. J'avais envie de liberté et je voulais rejoindre l'Inde mythique dont parlent les livres et les routards expérimentés. Cette terre mystérieuse qui me sortirait de mon quotidien, me sortirait de moi-même. Je voulais quitter mon univers qui laissait peu de place à l'imprévu. Je rêvais d'aventure, de celle qui introduit dans la vie une part de rêve. 

 

Je repense à cette époque avec un peu d'agacement et beaucoup de nostalgie. C'était le rêve naïf d'une jeunesse qui croit bêtement revendiquer un mode de vie par le voyage. Je rêvais à ce pays de l'encens, des maharadjahs, des éléphants, des dromadaires, des épices, du thé, des saris colorés et de la méditation. Si tous ces aspects appartiennent bien à « My India », pour reprendre les termes indiens, j'ai vite pris conscience qu'elle était surtout une multitude de visages, des visages que parfois rien ne semble vraiment réunir. Mon imagination ne se doutait pas encore que j'allais découvrir un pays si complexe.

 

En 2008, juste avant la période des Jeux olympiques de Beijing, le parcours de la flamme à Athènes, Londres, Paris et San Francisco avait entraîné une vague de manifestations protibétaines un peu partout dans le monde. Je me souviens de mon éveil politique et de ma conscientisation à la cause. 

 

J'allais au temple Namgyal à côté de la résidence du Dalaï-Lama sur la petite colline. C'est ici que j'écoutais les chants graves des moines tibétains. Je passais des heures à m'imprégner de ces vibrations pénétrant et résonnant dans toutes les cellules de mon corps. Au-delà du son, ces chants gutturaux incarnaient l'héritage religieux d'un peuple qui lutte pour sa culture et sa survie. C'était le chant de la paix intérieure racontant une histoire, leur histoire. Un appel à rejeter la violence. Un chant qui allait au-delà de la compréhension intellectuelle des choses et qui proposait la « voie du milieu ».

 

Les monastères et les lieux saints ont disparu avec l'exil; la foi elle, a suivi. Ces chants c'était ce qu'il restait. Le Tibétain en Inde, c'est l'homme de nulle part. Un homme qui a été arraché, déraciné de sa terre sur laquelle il a construit sa vie dans ce qu'il y a de plus traditionnel. Leurs clans ont été décimés, rompus et brisés. Comment composer avec ce traumatisme? Ils se battent, reconstruisent des familles, mais ces nouveaux liens ne peuvent effacer le sentiment de perte. Les souvenirs valsaient et s'imbriquaient dans le mélange des voix. Ces chants cicatrisaient leur être, leur identité. Pour une fraction de seconde, le passé et le présent fusionnaient. J'ai toujours pensé que la musique avait cette faculté magique de nous transporter au-delà du temps et de l'espace.

 

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L'idéal non violent, celui de la « voie du milieu » prônée par le chef spirituel était loin de faire l'unanimité chez la jeunesse tibétaine. 

 

Je fréquentais souvent le seul bar de la place, le « Rock Star Café », ce lieu hors du temps, évoquant un étrange mélange des années cinquante et quatre-vingt avec ses couleurs vives, ses étoiles acidulées accrochées au plafond, ses meubles bruns et son éclairage néon.  Parler. Nous parlions sans cesse, interrogeant, questionnant et essayant de comprendre ces vies si différentes des nôtres. Nous débattions, parfois maladroitement, à grand coup de King Fisher, cette bière au goût de liberté et d'insouciance avec nos amis de l'heure. Plus j'en découvrais, moins j'en savais, et cela faisait de moi la plus heureuse des personnes sur terre. Je me sentais petite par rapport à ce monde qui me dépassait par son intimidante grandeur. À force d'être touchée par ces gens qui luttent, par leurs opinions morales et spirituelles, je découvrais que la meilleure façon d'émerger de soi, c'était de s'oublier soi-même. Leur espoir, leur volonté d'agir me fascinaient et ils avaient fini par me convaincre. Oui, ils allaient retourner dans leur pays. Oui, ils retrouveraient leur famille et feraient renaître leurs terres. Ce projet, c'était leur raison d'être, ils le réussiraient. Il le fallait. J'en étais persuadée.

 

À l'aube du 50e anniversaire du soulèvement tibétain contre la Chine, plusieurs planifiaient une longue marche pour se rendre à Lhassa afin de retrouver leurs frères et sœurs. « Comment peut-on penser que les Chinois pourront partir si nous nous laissons faire? La « voie du milieu » est un idéal noble. Mais, si l'ennemi n'entend pas cette non-violence jusqu'à quand devrons-nous subir l'humiliation? La recherche du dialogue avec la Chine, c'est une belle utopie. Nous, nous voulons une véritable indépendance », disait Tanzin. 

 

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12 mars 2008, nous apprenons que les marcheurs ont été arrêtés à quelques heures de Dharamsala par les autorités locales après avoir protesté contre la police indienne les empêchant de continuer leur route. Aucun manifestant ne s'est rendu au Tibet. 

 

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17 avril 2008, la torche olympique arrive dans la capitale indienne qui est surveillée par des hordes de policiers postées à chaque coin de rue. New Delhi est sous haute tension. Nous marchons avec Jamphel, un ami tibétain, pour nous rapprocher de l'événement. Deux policiers indiens nous interpellent et nous demandent poliment de monter dans leur voiture. Ils voulaient écarter les curieux. Nous nous soumettons à leur demande.  

Ils nous informent que plusieurs dizaines de Tibétains ont été arrêtés le matin même. Des activistes avaient tenté de pénétrer dans le India Gate avec une flamme symbolique pour proclamer l'indépendance du Tibet. « Nous ne voulons plus de problèmes », nous expliquent-ils. 

 

J'étais avec un Tibétain. Ils faisaient leur travail. 

 

Le hasard de la vie avait décidé que la fin de mes pérégrinations indiennes coïncidait avec l'arrivée de la flamme à Delhi. Mon avion décollait le soir même pour Montréal. Cette synchronicité m'est apparue comme le signe du destin. J'étais remplie de la ferme conviction de ramener cette cause chez moi. J'avais le profond désir de changer les choses. 

 

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8 août 2008. Je suis dans mon salon à Montréal entourée de ma famille. C'est la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques. Décompte lumineux, feux d'artifice, 2008 personnes martèlent des tambours traditionnels chinois et scandent un proverbe de Confucius. Les effets de lumières sont à couper le souffle, des milliers de Chinois dansent, chantent et tournoient pour illustrer 5000 ans de l'histoire prodigieuse de l'Empire du Milieu. Un spectacle grandiose, bouleversant de majesté et de grandeur.  

 

Si éblouissant, que pour un instant, j'en oubliais presque mes amis tibétains. 

 

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Dans les semaines suivantes, j'ai eu à cœur de m'impliquer. J'ai rencontré un groupe qui avait le projet de monter un spectacle-bénéfice pour cette cause. J'ai assisté à des conférences, partagé mes idées, lu des articles les concernant, discuté avec des Tibétains de Montréal. 

 

Puis, goutte à goutte, mon implication s'est estompée. Les études, les voyages, les amours, les joies et les malheurs du quotidien ont laissé les habitudes se creuser un lit. Tranquillement, et c'est toujours ainsi, les sentiments perdent de leur intensité, de leur persuasion, les visages et les plaies s'effritent, les souvenirs et les promesses se distillent comme la vie qui reprend son cours.  

 

Ma seule façon d'être encore des leurs se résumait à manger des momos et à boire du thé au beurre. 

 

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Février 2018.

Dix ans ont passé. Je n'ai plus de contact avec mes amis de Dharamsala. Quelques souvenirs chargés de lumières et de regrets continuent à entretenir mon espoir pour tous ceux qui continuent à résister là-bas. Et puis, il y a ce texte que je viens d'écrire. Si peu suffisant pour lutter contre une humiliation de cette ampleur, de tout un peuple.

  • On peut par habitude et lassitude baisser les bras, mais il ne faut jamais abandonner ses convictions. Très beau texte ! Très.

    · Il y a presque 5 ans ·
    Gaston

    daniel-m

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