Cette nuit-là

mlovesw

Il se souvient de sa femme, de son sourire et de sa joie. Il se souvient de son couple pris dans le froid de l'hiver. Il se souvient de cette nuit-là.

Je me souviens très bien de cette nuit-là. C'était le 20 janvier, le vent soufflait fort contre nos fenêtres, on essayait de trouver le sommeil entre deux bourrasques. Nous étions pourtant exténués, harassés de ces journées qui n'en finissaient pas, de ce rythme infernal dans lequel nous nous étions plongés tête baissée. Cette nuit-là, les lumières des réverbères se reflétaient au travers des gouttes d'eau projetées violemment contre nos vitres.


Elle était couchée à côté de moi, j'entendais sa respiration trancher l'air, trop rapide pour être assoupie. Je dirais même qu'elle était énervée, exaspérée de ne pas réussir à plonger dans un sommeil bien mérité, elle était à bout. J'aurais voulu me rapprocher de son corps, j'aimais sa chaleur. J'aurais pu la réconforter de quelques mots glissés à son oreille, la calmer de caresses douces entre sa nuque et ses fesses. J'aurais pu, c'est vrai, mais cela faisait quelques temps que son corps refusait tout contact du mien. Elle était fatiguée. Non, je ne crois pas que ce soit l'idée de nos peaux l'une contre l'autre qui la repoussait, non, c'était un tout. Tout l'agaçait.

Alors je suis resté froid à coté, retranché dans la neutralité et dans l'inaction la plus morbide. Il valait mieux être vide. Le néant ne peut provoquer aucune réaction excessive. Pour entrer en collision il faut être deux, moi je ne suis pas. Je la laisse imploser seule et se calmer seule. Je gère le nécessaire, juste le temps qu'elle récupère.


Nous nous sommes rencontrés juste après nos études, encore si jeunes et affamés. Pleins d'ambition, de rêves inassouvis, de projections folles. Remplis de cette envie dévorante d'exister, d'être importants, presque indispensables à ce monde qui se ferait à notre façon de penser. Il s'y ferait car il n'avait pas vraiment le choix. Nous étions l'avenir, déjà citoyens et futurs dirigeants de ce pays.

Elle était brillante, par son sourire, par cette étincelle de vie dans son regard, par son intelligence discrète et percutante. Elle était épanouie, réfléchie, vivante, spontanée et exigeante. Elle savait exactement où elle allait, restait juste à savoir comment. Parfois, elle me faisait peur, son impulsivité qui m'explosait à la figure sans prévenir, ses silences qui mettaient trop de distance entre nous, ses « oui » trop rapides et ses « non » injustifiés. J'étais sûr d'être incertain dans chacun de mes choix, chacune de mes valeurs, chacune des caractéristiques qui me composaient. J'étais sûr de mes incertitudes. Elle a rempli le reste de toutes ses variantes et variétés de vie. Ses vérités sont devenues les miennes. On s'aimait comme un couple de 25 ans pouvait s'aimer, à coup de grands projets qui ne se réaliseront jamais et de constructions intimistes complètement instables. Entre mes rires et ses larmes, entre ses coups de sang et mes coups de gueule, entre ses esclaffes et mes fous-rires.


Elle a accouché un après-midi d'Automne, les feuilles étaient tombées au sol ou volaient encore au gré du vent. Les arbres arboraient leurs couleurs chaudes que j'affectionne tout particulièrement, du jaune encore vif au brun presque fané. Il faisait doux et l'on se préparait doucement à l'hiver, ma bouche contre son ventre bombé comme une carapace. Nous avons eu une petite fille aux yeux verts et à la peau si douce. Nous avions réfléchis longtemps à ce projet si grand, si important qui allait composer nos vies, dessiner notre avenir d'une toute autre façon. Nous avions réfléchis mais nous n'avions jamais réellement songé à autant d'obstacles et de douleurs. Nous allions plonger lentement dans le froid rude de l'hiver.


Nous étions réveillés toutes les nuits par ses pleurs qui perçaient le silence de cet appartement que nous avions abandonné au chaos depuis la venue de notre enfant. Nous étions désespérés par ses cris incessants, par cette volonté tyrannique qui nous pousse lentement à vouloir renoncer. Il fallait vivre au travers de ses désirs, de son rythme, de ses exigences. Notre vie n'avait pas d'autres chemins que de passer par elle. Aucune échappatoire. Je sentais que ma femme m'abandonnait dans ce combat, chaque jour davantage. Elle ne pouvait supporter autant de subordination, elle était trop égoïste pour se laisser dicter un type de vie. Pourtant nuit après nuit, elle se levait pour aller calmer notre fille, non sans râler. Parfois elle craquait, ses cris de colère et ses larmes de fatigue se mêlaient à ceux de notre bébé.


Cette nuit-là, les hurlements de notre fille n'ont pas dérogé à la règle. Elle s'est levée cette fois encore, avant même que je n'ouvre les paupières. J'ai entendu ses pas labourer le sol violemment en quittant notre chambre. Puis le bruit, en s'éloignant, perdait en résonance. Mes paupières se sont refermées, la situation était sous contrôle, je pouvais peut-être espérer m'endormir. J'ai cru entendre un crissement, comme le glissement d'une porte vitrée, puis le vent s'engouffrer dans les rideaux du salon. Les cris ont continué de longues minutes, des sanglots lourds qui ne se sont jamais arrêtés.

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