Chaani
Mylène Marle
L'homme au long manteau prononça quelques mots, mais Chaani ne les comprit pas. Les Tours-Mouvantes se dressaient au-dessus d'eux, hautes et péremptoires. Malhabile, le grand adolescent osseux tendit le feuillet où Grimis, le scribe du village, avait écrit son nom dans la langue d'Ultimia.
L'homme hocha la tête, ni surpris ni content, et épingla un symbole sur la veste de Chaani, avant de le diriger vers un collègue. Celui-ci réitéra l'opération et envoya le garçon vers une autre file. Enfin, quelqu'un le poussa vers la grande porte et il entra dans Ultimia, Cité des merveilles, couvert du cou aux genoux de petites lettres noires.
Il tituba dans l'ombre des Tours-Mouvantes, déstabilisé par la perspective des murs courbes et les jeux de lumière sur les façades de diamant. Tout était si... différent de son village, perdu au milieu des sables. Tout au long de l'épuisant voyage qui l'avait mené ici, il avait rêvé de ce qu'il découvrirait à Ultimia : la Ville des savants et des magiciens, la promesse d'une vie nouvelle, le premier bastion d'une civilisation en pleine reconstruction. Les Jours Gris qui avait succédé à l'Heure Noire étaient terminés : on rassemblait tout le monde dans la Cité. Tous les volontaires étaient les bienvenus.
Resté seul dans le Premier Cercle, Chaani s'accorda un moment pour réfléchir. Les rues rayées de soleil étaient désertes. Les gens s'abritaient sans doute dans la fraîcheur des maisons. Il erra un moment seul, tentant de s'accrocher à un repère familier. Il n'en trouva pas : rien de ce qu'il voyait n'avait de sens. On lui avait dit que les Ultimiens vivaient dans les Tours. Mais ces boules blanches et lisses, comme des miches de pain cru, étaient-elles aussi des habitations ? Et ces canaux apparemment vides le long des rues, à quoi servaient-ils ? Ces arches au-dessus de lui pouvaient être là pour acheminer l'eau, mais pourquoi n'en percevait-on pas le bruit ?
Le soleil tapait vraiment fort... mieux valait trouver un endroit à l'ombre. Chaani se mit en marche. Les rues s'ouvrirent devant lui.
Tout était trop grand. Il savait que les Tours étaient très hautes, mais elles auraient dû atteindre la taille de cinq arbres empilés, et non pas disparaître dans les nuages. D'énormes sphères couleur bronze vrombissaient dans les airs, loin au-dessus de sa tête. Les portes semblaient conçues pour laisser passer des géants et non de simples hommes.
Et il y avait les murs. De près, il apparaissait qu'ils n'étaient pas constitués de pierre ou de brique, mais d'une matière lisse et ondoyante. Chaani y posa une main, s'attendant à toucher du liquide, pourtant ses doigts rencontrèrent une surface dure et tiède. Presque aussitôt, des lumières naquirent dans les profondeurs et se répandirent sur toute la longueur du mur, puis sur celui d'en face, et ainsi de suite jusqu'à ce que la rue se remplisse d'un océan de lueurs flottantes.
Chaani rompit le contact d'un bond et s'enfuit entre les dômes. Il s'engouffra au milieu d'un rideau de végétation, qui explosa en une multitude de petits prismes métalliques. Ils tourbillonnèrent un moment dans le soleil avant de retomber, puis de minuscules pousses jaillirent du sol. Ébahi, le garçon les regarda croître, jeta vivement un regard à la rue et comprit que rien ne le menaçait.
Une voix s'éleva près de lui. Il sursauta, craignant d'être pris sur le fait d'un quelconque délit, mais ne découvrit qu'une petite silhouette en partie masquée par un rai d'ombre. Son esprit se peuplait déjà d'elfes et de gobelins quand l'être bougea, révélant le visage d'une fillette. Elle devait avoir trois ou quatre ans de moins que lui, le teint cuivré, les yeux dorés. Elle parla de nouveau, mais bien sûr Chaani ne comprit pas.
Il faillit pleurer. C'était trop, d'échapper à la solitude après avoir survécu à un péril mortel, pour ensuite ne pas arriver à communiquer. Puis il eut une idée géniale. Du pied, il traça un soleil dans la poussière. Depuis tout petit, il adorait dessiner. La fillette s'accroupit, incertaine, et forma un petit symbole courbe. Ils se regardèrent avec une gêne croissante.
Puis un déclic se produisit. Chaani se baissa et esquissa un visage, qu'il barra d'un large sourire. Il sourit également. La fillette pouffa et imita son dessin. Une complicité passa entre eux. Enfin, Chaani traça un trait horizontal entre les deux têtes et le soleil, comme pour les en protéger. La fillette eut un geste de la tête, tendit la main et l'entraîna dans une large avenue.
Son amie et lui traversèrent trop vite des rues scintillantes de merveilles. Chaani enregistra pelle-mêle de somptueux jardins aux mille fontaines, d'immenses perspectives pavées de jade, d'étranges ponts de lianes et de fleurs. Enfin, une ombre voila le ciel azuréen et le garçon sentit une onde de fraîcheur monter en lui. Il regarda autour de lui avec surprise et découvrit un vaste espace abrité par un plafond opaque, mais ouvert sur la rue. Des gens y discutaient paisiblement au milieu de bassins couverts de mosaïques. Une musique flottait dans l'air et, en levant la tête, Chaani vit de petites prismes en lévitation au-dessus de lui.
Intrigué, il les indiqua à son amie. Elle dit quelques mots d'une voix chantante, puis haussa les épaules avec impuissance. Chaani tendit la main pour en prendre un. S'agissait-il de graines de fleurs, comme un peu plus tôt ?
Mais, à l'instant où ses doigts effleuraient le prisme, celui-ci explosa en poussière dorée. Ceux qui voletaient un peu partout vacillèrent et tombèrent à terre. La musique se tut aussitôt. Autour de Chaani, les gens cessèrent de parler et se tournèrent vers lui. Le garçon, la main toujours levée, subit le choc de leurs regards. Il tenta de s'excuser, de leur expliquer, mais ils interrompirent son langage barbare avec irritation. Deux hommes sortirent de la foule et le repoussèrent hors de l'ombre. Une main saisit la fillette par le bras et la tira en arrière.
Incrédule et désespéré, Chaani se retrouva seul dans la rue surchauffée. Les gens étaient retournés à leurs occupations et lui tournaient le dos, tel un immense mur lui barrant l'accès à leur monde. Il se sentit blessé, mais plus encore la disparition de la fillette l'attristait. Que faire, maintenant ? Où pouvait-il aller, sans guide ?
Plusieurs instants s'écoulèrent sans qu'il ose bouger. Il leva la main, la vit couverte d'or et entreprit de l'essuyer dans la poussière. Des paillettes dorées se mêlèrent à la terre et une lumière en irradia. Le garçon fronça les sourcils et traça quelques lignes, qui se parèrent de rayons chatoyants. Puis il les relia. Esquissa un cercle autour d'elles, puis une autre figure sur le côté. Les assembla. Ajouta plusieurs courbes. Bondit de l'autre côté de son dessin pour mieux le continuer. Lissa le sol de la paume. Le couvrit d'arabesques savantes.
Chaani se perdit dans le mouvement de ses mains et de ses pieds traçant sans cesse de nouvelles formes. Il sentait la chaleurs sur son dos et ses épaules, mais son corps lui semblait comme en apesanteur. Il n'était plus à Ultimia, plus seulement : il se trouvait sur les dunes de son enfance, marquant un rocher de couleurs vives, couvert de peinture jusqu'aux coudes. Il se souvenait du plaisir qu'il avait à peindre ces figures abstraites lors des cérémonies, de la fierté qu'il tirait de ses œuvres face aux anciens du clan. Mais jamais il n'avait dessiné aussi bien, jamais il n'avait mis autant de son âme dans aucun de ses travaux. Son arrivée à Ultimia l'avait changé en muet frappé de timidité, incapable de comprendre ce que les autres espéraient de lui, incapable de leur expliquer ce qu'il ressentait, ce qu'il aurait souhaité, ce qu'il connaissait. Mais dessiner lui donnait une porte de sortie, un moyen de s'exprimer, un langage que tous pouvaient saisir. Alors il dessina son amour pour cette cité merveilleuse et trop brièvement entrevue, sa tristesse de ne pouvoir y prendre place, sa volonté de faire valoir ce qu'il était. Il travailla longtemps, sans hésiter, sans prendre le temps de réfléchir.
Enfin, il releva la tête et vit que le soleil se couchait. Son dessin avait pris l'allure d'une gigantesque fresque iridescente dont la lumière dorée montait dans le soir. Plusieurs personnes se tenaient non loin et observaient avec curiosité. Chaani reconnut soudain la fillette, qui s'avançait vers lui. Épuisé, il lui tendit la main et elle l'entraîna de nouveau dans les ruelles.
*
La nuit tombée masquait les Tours-Mouvantes et dissimulait leurs insolente hauteur. Des odeurs de cuisine émanaient des fenêtres ouvertes au vent frais du soir. Les grosses sphères de bronze étaient descendues et s'étaient allumées, si bien que Chaani et son amie se dirigeaient sans peine dans les rues. Enfin, ils arrivèrent à une place circulaire, au centre de laquelle coulait une fontaine. Des objets hétéroclites l'entouraient. Le garçon reconnut de petits portes-bonheur tels que les fabriquaient son peuple, des clés, des livres, des bouquets séchés. Un homme s'approcha et déposa un collier. Il regarda ensuite Chaani, sourit et parla dans sa langue, à la grande surprise du garçon.
- C'est la Nuit des Vœux, dit-il. Chaque habitant de la ville donne quelque chose d'important pour lui et fait un vœu. Ça porte chance.
La fillette fouilla sa poche et en sortit une pierre d'ambre, où un insecte était piégé. Pensif, Chaani marqua un temps. Puis il sortit le papier où était noté son nom et recopia soigneusement les caractères sur un pan de sa chemise, d'un doigt encore couvert d'or. Enfin, il posa le papier au milieu des autres objets et se dit que son vœu n'avait pas besoin d'être énoncé.
Quand son amie et lui s'éloignèrent, son nom se trouvait au milieu des trésors de tout Ultimia.
Merci. Si ce texte t'a plu, tu peux jeter un coup d'oeil à "L'ombre de la lumière", qui se passe dans la même time-line (mais avec des personnages différents).
· Il y a plus de 8 ans ·Mylène Marle
Je ne suis plus l'unique conteur du site. Je ne suis plus seul à conter pour du beurre :)
· Il y a plus de 8 ans ·Mario Pippo