Chacun s’agrippe à ce qu’il peut pour ne pas tomber.

Séverine Capeille

La lumière
7h41, métro
Les pieds écartés, en équilibre
La petite femme qui double tout le monde
Le bouton vers la porte pour appeler du secours

Des Finitions de l’Amour...


7h41. Le métro est bondé. Lisa va être en retard à son cours. Elle baille en oubliant de mettre sa main devant la bouche : elle n’a pas beaucoup dormi. Sa promenade nocturne s’est un peu prolongée à cause d’un mur découvert au moment où elle s’apprêtait à rentrer chez elle. Un mur immense, vieux et abîmé. Un fond de chaos pour disséminer son monde avec des bombes colorées. Lisa aime graffer. Depuis six ans, comme une enfant sur une piste aux trésors, elle cherche des supports. Des toiles semées d’obstacles, de creux, de trappes et de contournements. Quand la lumière tombe sur les surfaces imparfaites, elle défie l’interdit et l’impossible. Surtout l’impossible. Les toits des plus hautes maisons, les bords d’autoroutes et les ponts. Parfois, elle découvre un chantier. Au milieu des autres, un immeuble est détruit, rasé. Enfin, pas complètement. Sur une ultime paroi, dans le renfoncement, on voit encore les empreintes des appartements. On reconnaît les traces des différents papiers peints, des palimpsestes de vies superposées. Lisa aime bien ce genre d’endroits. Elle invente des histoires comme elle le faisait avec ses maisons de poupées d’autrefois. Elle dessine des personnages, crée des animations sur les couches successives de sédimentation. Elle s’approprie l’usure. Elle recouvre la matière et elle creuse l’instant. Lisa a vingt ans.
Les Bip Bip signalent la fermeture des portes. La petite femme qui double tout le monde est encore là ce matin. Elle est toujours la première à s’engouffrer dans le wagon, même si elle arrive après les autres. Elle joue si bien des coudes, clame tellement fort qu’il faut la laisser passer, comme si sa vie en dépendait, que jamais personne ne lui dit rien. Les uns sont ébahis par tant d’audace, les autres la croient folle, et tous lui lancent des regards de désapprobation qu’elle ignore avec aplomb. Chacun se retrouve confiné dans un espace restreint, s’agrippant à ce qu’il peut pour ne pas tomber, mais elle, la petite femme qui double tout le monde, parvient à obtenir une place assise presque à chaque fois. Ça énerve Lisa. Les pieds écartés, en équilibre, elle observe ce personnage énigmatique en écoutant son MP3. Ne sachant quelle vie lui inventer pour la trouver aimable, elle détourne les yeux pour les poser sur un point imprécis de la vitre. Dans le vague, comme on dit. Elle voit défiler les couloirs souterrains.
Lisa suit les lignes de fuite. C’est son habitude. Les labyrinthes. Le mystère. Noir, lumière, noir, lumière… Les points suspendus de ses rêves alors qu’elle a les yeux ouverts. Elle baille. Cette nuit, elle n’avait qu’une seule bombe dans son sac. Une seule bombe noire. Alors, quand elle a vu le mur au détour d’un croisement, elle l’a regardé pendant un long moment, et puis elle s’est décidée à laisser son empreinte. Comme le lieu, ainsi que le moment et les circonstances ont un immense intérêt à ses yeux, Lisa a graffé une bombe ; de celle qui explose quand on allume la mèche, bien ronde. C’est presque le même geste, enfantin, de la main qui esquisse une pomme. Un geste anodin, en somme. Il y a juste une différence au sommet du cercle, au niveau de l’émergence du trait qui signale la tige du fruit ou la gaine de coton servant à mettre le feu.

Un creux pour la pomme et un renflement pour la bombe. Presque rien. Entre Eve et la destruction du genre humain. Presque rien.

Lisa a examiné les contours de son ébauche et commencé à le remplir de noir. Mais pas complètement. Quand elle était enfant, elle laissait toujours un petit trou vide dans un coin de la pomme pour indiquer le vers qui s’était réfugié dedans. Face à la bombe, c’est un énorme cœur qu’elle laisse en blanc maintenant. Un cœur au cœur de l’extermination et de la fuite du temps.
Le mur défile. Les arrêts dans les stations. Les Bip Bip couverts par la musique, comme un encéphalogramme en fond sonore.

La lumière
7h41, métro
Les pieds écartés, en équilibre
La petite femme qui double tout le monde
Le bouton vers la porte pour appeler du secours

Des Finitions de l’Amour...

Le bouton vers la porte pour appeler du secours. Dans le métro, c’est rassurant. En cas d’agression ou d’accident, il suffit de le pousser pour contacter un agent. Au gré des arrêts aux différentes stations, Lisa se rapproche de la sortie. Elle se faufile, bien droite, entre les voyageurs, classés en quatre catégories : ceux qui ont des écouteurs dans les oreilles, ceux qui ont un journal entre les mains, ceux qui ont les deux, et puis ceux qui n’ont rien. Elle se retrouve plaquée contre la paroi du wagon, le nez presque collé au bouton, les yeux rivés sur l’inscription : « Urgence ». Il en faudrait un, pareil, dans la vie. Voilà ce que Lisa se dit. Un bouton pour parler avec un agent responsable de survie, qui répondrait « ne vous inquiétez pas, ne vous faites pas de souci » ; ou qui arrêterait la course effrénée des moments de répit qu’il faut vivre en « Urgence » avant qu’ils ne s’enfuient.

Lisa voudrait dessiner des histoires de portes qui s’ouvrent et qui se ferment, avec des appels d’air. Les flux qui traversent les êtres. Peindre les excès. Bomber l’opacité des tombeaux sous terrains et la clarté des fenêtres. Les ombres des morts-vivants et la profondeur des « peut-être ». Montrer la chute, instantanée et abyssale, dans le tiret qui relie les deux termes. La paradoxale fracture que représente le trait d’union. La béance d’une expression. Le trou au sein duquel s’engouffrent des possibles à profusion. Le petit trou dans la pomme, avant l’explosion. En regardant de près, on peut y voir les vœux d’anniversaires, les aspirations de l’enfance et les ambitions. Les bougies qui s’éteignent, les chaussons de la danse, et les déceptions. Et ces leçons de violon qu’il n’était pas possible de faire, ces leçons trop chères. « Plus tard, peut-être », disait sa mère. Alors le dessin. Juste besoin d’une feuille et d’un crayon. Le dessin. Pour circonscrire les silences, transcrire les hurlements étouffés, en trois dimensions. Et « faire le mur », dans tous les sens. Sortir en cachette, tagger un nom. Poser un graff, ensuite, plus tard, après de nombreux « sketch’s », selon le terme utilisé dans le jargon pour désigner les « brouillons ». Jouer sur les profondeurs, faire croire qu’on pourrait traverser l’espace, la surface du mur, dépasser les bornes. Franchir les limites. Chercher une onde de choc. Le frisson. Tenter le « bang » avec une bombe comme un avion traverse le mur du son.

Bip, Bip, Bip.

Plus que deux arrêts avant la sortie. Dix minutes de retard. Il n’y aura sûrement plus de places dans l’amphi. Mr Ferrat aura commencé son cours d’histoire de l’art. Il est toujours d’une ponctualité étonnante. Il faudra s’installer dans l’escalier, prendre des notes avec le bloc de papier en équilibre sur les genoux, le dos vouté. Écrire vite, avec des abréviations parfois inventées sur le moment, de façon aléatoire, dans l’enthousiasme d’inscrire le maximum d’informations, et qu’il sera plus tard impossible de traduire quand il faudra apprendre le cours. Écouter deux heures de discours. Une horde d’étudiants inconnus tout autour. Être anonyme. Parfaitement Anonyme. Comme cet adjectif que l’on peut déplacer, supprimer quand il est inutile, identique au féminin et au masculin, asexué d’une société en déliquescence. Il faudra suivre la cadence. Les bruits des stylos qui mènent la danse. Espérer des projections de diapositives pour apprécier le silence.

Bip, Bip, Bip.

Lisa fait des plans. Elle esquisse le projet de peindre les absences ; le pro-jet de laisser un ersatz de présence. Quelque part. Dans ses premières années de graff, elle a beaucoup privilégié le « whole car ». L’idée de recouvrir entièrement, de haut en bas et de gauche à droite, un train destiné à traverser le pays, l’enthousiasmait au plus haut point. Mais tout est différent à présent. Depuis que sa mère et elle ont été expulsées de leur petit appartement, elle ne regarde plus les maisons comme avant. Certes, elle a depuis un an son studio, perché sous les toits. Mais elle cherche une réalité habitable.

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