Chacureuil story

Camille Salmon

Chronique d'une dame-pipi pendant l'âge d'or d'un club branché. (publié dans "Le Bonbon Nuit")

Ma petite vie d’assistante de production dans l’audiovisuel, j’ai compris à 26 ans que ce n’était pas moi. Mais une fois payé le luxe de tout envoyer valser, Contrat Nouvelle Embauche et 9 heures-18 heures, il a bien fallu faire des sous en attendant de voir dans quelle(s) direction(s) orienter ma nouvelle vie professionnelle. « Que doit-on faire pour bosser chez vous? », osai-je un soir au bar du 5 avenue de l’Opéra. Quelques jours plus tard, je découvrais de l’intérieur les rouages de mon club préféré.
Oui, je bossais dans des chiottes. Mais quelles chiottes.


Embrassées par des bits technoïdes hallucinés, de la House la plus animale à la minimale confidentielle et trippante (merci Marco).
Les urinoirs tremblaient sous les basses du plus lourd des hip hop West Coast. Les miroirs réfléchissaient à l’infini les riffs de guitares infernales.
On exhumait régulièrement, à partir de six heures du matin surtout, des rengaines de Brel ou de providentielles mélodies disco inconnues des fans de Franck Dubosc.
Les planches de la mini-scène accueillaient des concerts mémorables tout comme du conceptuel couillu et finalement gagnant : de la I-pod Battle hystérique à la ô combien géniale, démocratique, irremplaçable, mythique pour tous les amoureux de toutes les danses, Colette Dance Class.


Derrière mon petit bar en hauteur je me délectais et me dégoûtais selon l’humeur d’une foule pseudo–hype ou pseudo-nerd, ados à barbes, trentenaires à casquettes, poules pathétiques, homos magnifiques, journalistes de mode fauchés mais en Comme des Garçons tout de même, étudiants auto-proclamés géniaux persuadés d’avoir découvert American Apparel avant tout le monde, mannequins dont l’absence de corps insultait la beauté du visage, et qui manquaient de vomir devant mon business de friandises mais pas devant une vodka-fruits rouges.
D’un point de vue strictement humain, j’ai expérimenté la plus profonde gentillesse et la plus inepte des condescendances. Pascal Nègre m’a snobée, Damon Albarn m’a lâché 50 euros. Un comédien français de seconde zone m’a embrassée de force, Michel Gondry m’a écrit un petit mot sur le décolleté. J’ai eu pour la première fois envie de vraiment frapper une fille, et je me suis fait des amis qui le sont restés.


Tandis que j’étoffais ma culture musicale et poursuivais à la dure mon étude sociologique des gens-qui-ne-dorment-pas, tintaient dans ma coupelle à pourboires des euros, des pesos, des livres sterling et d’autres monnaies que je n’ai toujours pas identifiées. On m’a payée en liasses de dollars, en tickets-restaurant, en bières, en flacons de vernis à ongles, en sushis, en fleurs, en bisous, en blagues, en cartes de visites parfois utiles.


Le microcosme Parisien-Parisien s'agitait là, sous mon nez, squattant au maximum cet espace où il pouvait s'entendre parler. J'étais bien installée, j'avais l'opportunité de mettre à profit cet observatoire. J'aime les chats. A Londres j'avais trippé dans Hyde Park avec les écureuils. Le chacureuil était né.
A peine avait-il remonté sa braguette et lavé (ou pas, pour un tiers des cas) ses mains que j'alpaguais le clubbeur d'un:


-Eh mec, dessine-moi un chacureuil!
-Gnhein? Un quoi?


Le sourire en deux secondes remplaçait la perplexité, et la petite œuvre naissait. Je pense que mes premiers chacureils rentraient à deux dans les toilettes dès que j'avais le dos tourné, car ils se sont multipliés plus vite que des lapins.
En trois mois j'ai pu patafixer une centaine de specimen croqués sur le coin de mon comptoir. Chacun de ces autographes artistiques est unique et symbolise un instant dans la vie du PP. Chacun des auteurs a mis sur le papier son imaginaire, son talent ou à défaut son humour, sa poésie, son enfance ou son angoisse, son degré d'alcoolémie ou de toute autre défonce, son narcissisme ou sa générosité.
J'ai le privilège d'être en possession de chaque original de ce bestiaire, et j'en ai le cœur plein de Merci. Car je sais qu'à la nuit tombée ils mettent une foire digne de ce nom dans le cahier qui les accueille, une foire digne de l'âge d'or de ce club. Le PP de l’ époque, c'était pas que pour les blasés du Baron et les refoulés du Baron.
C'était vraiment bien.

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