Chambre 442 - N°1

Diane Peylin

Voyage en Thaïlande - Hiver 2002

Les temples couverts d'or et l'envers du décor..

Texte édité chez Jacques André Editeur :

http://www.jacques-andre-editeur.eu/web/collections/en-attendant-le-bus.html

CHAMBRE 442 - Partie 1

Trang. Ville tranquille et sans charme à des centaines de kilomètres de Bangkok. Dans ses rues chaudes et puantes, ça grouille. Voitures bruyantes, piétons, chiens galeux, … Cette odeur… Ça pue. Vraiment. L'urine des bâtards, les poissons séchés et pourris, les poubelles dégueulantes, les gaz épais des tuks-tuks trafiqués… Rien ne manque. Mais on s'y fait et on oublie. Comme Lili l'a fait. Lili.

Chambre 442. C'est là qu'elle habite. Au quatrième étage de l'hôtel Ko Teng. Un vieux bâtiment décoloré aussi miteux que les autres établissements de la ville. Elle a débarqué là, il y a un an… ou peut-être deux maintenant. Elle ne se rappelle plus. Toute seule. Enfin… Pas vraiment… Mais avec une jolie valise. Toute neuve et toute verte. Il l'avait accueillie les bras grands ouverts :

 - Bonjour demoiselle ! Bienvenue à Trang. Peut-être puis-je vous renseigner ? Laissez-moi prendre votre bagage.

Embarrassée par son gros ventre, elle avait accepté. Il fut très gentil avec elle. Il lui offrit un lait de soja, un biscuit et se présenta :

- Je m’appelle Noy. J’ai grandi ici à Trang. Je connais beaucoup de monde tu sais… je pourrais t’aider.

Lili heureuse d’avoir déjà trouvé un ami avait sauté sur l’occasion :

- Je cherche un travail. Je me suis… je suis partie de chez moi. Je viens de Paoh . Mon nom est Lili Ndyaem et je n’ai pas beaucoup d’argent. N’importe quoi fera l’affaire.

Il l’avait emmené chez un ami : Monsieur Ling. C’était le gérant du fameux hôtel. Aussi pourri que les murs de son restaurant. Mais Lili n’avait vu que son sourire sympathique et ses promesses d’embauche. Elle commencerait par le nettoyage des sanitaires et peut-être qu’elle pourrait bientôt endosser la blouse immonde de ses serveuses.

- Merci monsieur. Et pour mon ventre… Ça gène pas ?

- T’inquiète pas petite. On s’en occupe. C’est pour quand ?

- J’sais pas. Un mois ?

Ce fut une semaine. Quand elle dégonfla, il lui donnèrent une promotion. La chambre 442.

Aujourd’hui, comme tous les matins depuis son ‘’avancement’’, elle veut foutre son réveil en l’air. Ne pas se lever. Rester endormie pour toujours. Mais elle ne peut pas, elle n’est pas toute seule. Alors Lili se lève. En fait son vrai nom, c'est Lee. Mais le jour où elle décida de tourner la page de sa vie, elle changea de prénom. Lee devint Lili. Pour faire comme les grandes dames d’occident. Pour faire Liz Taylor, Lisa Minnelli… Le fond de sa valise était tapissé de belles images colorées avec de pulpeuses Américaines au sourire plus blanc que blanc, aux permanentes ultra sophistiquées, aux yeux de biches… Elles portaient de beaux colliers brillants avec les boucles d’oreilles assorties. Lili n’en avait jamais vu d’aussi beaux… Elle avait placardé ces photos d’un autre monde dans les moindres recoins de sa malle. Pas un centimètre carré n’échappait à ces couvertures de mode. Des pages froissées que Lee avait minutieusement récoltées dans les poubelles de Miss Sheng.

Miss Sheng… Quelle était belle… Dans son village perdu, c’ était la femme du patron de la fabrique de textile. Lui, produisait des tissus par milliers pour les grands industriels français. Elle, faisait importer les magazines de mode les plus glamours de Paris, New York, Milan et passait le plus clair de son temps à les étudier. Une fois les modèles choisis, elle déchirait les pages correspondantes et les transmettait à son époux. Celui-ci, fou d’amour pour sa superbe épouse, s'exécutait et réalisait personnellement chacun des modèles rêvés. Une fois le vêtement confectionné, il jetait la feuille à la poubelle. Lee le récupérait et l’ajoutait à sa collection. Tandis que la patronne en découpait une nouvelle. Dans la petite ville de Paoh, Miss Sheng était une star. Miss Sheng défilait. Paradait. Son petit mari à son bras, elle se pâmait devant les vitrines crasseuses du centre. Lee, Pakpao, Madee et les autres demoiselles poussiéreuses du village la regardaient passionnément. Elles ne voyaient plus qu’elle. La grande dame au col de reine. La superbe au teint de porcelaine. Autour, la vie s’arrêtait. Figée. Les chiens boiteux ne couinaient plus. Les vieux grabataires puants ne rampaient plus. Les étals infestés de mouches n’ empestaient plus. Le quotidien moisi de Paoh se transformait soudainement. L’étoile brillante filait sur le béton grignoté. Ses talons claquaient sur les trottoirs maculés. Sa chevelure soyeuse dansait le long de sa robe haute couture. Son parfum venu de la capitale caressait les narines encrassées des passants. Paoh devenait Paris. La rue principale se transformait en scène internationale. Les ampoules périmées et clignotantes n’étaient plus qu’une avalanche de flash. Les bagnoles embouties s’appelaient limousines. Il ne manquait plus que la Tour Eiffel scintillante. Quoique… L’antenne permettant la liaison téléphonique pouvait presque faire illusion. Puis… Au détour d’une rue, la star disparaissait. Le rêve était terminé. Les habitants du village pouvait reprendre leur sordide ronde. Les regards perdaient leurs étincelles. Les visages se crispaient à nouveau. Et les filles retrouvaient leurs vieilles blouses décolorées. Seule Lee souriait encore. Car elle seule savait…Elle seule savait qu’un jour ce serait elle la reine de la soirée. La reine aux habits de star.

Lee devint donc Lili… Mais son nouveau prénom ne l'avait malheureusement pas transformée en poupée hollywoodienne. Et les : «  Quelle robe je vais bien pouvoir mettre ? », «  Il ne faut surtout pas que j'oublie le rendez-vous chez mon coiffeur. »,… ne faisaient pas partie de ses préoccupations matinales. Elle n’avait pas non plus trouvé de petit mari pour lui fabriquer ses robes sur mesure. Ni de magazines importés pour hésiter de longues heures sur le modèle idéal…Pour l’instant, ce qui l'inquiétait Lili, c'était de savoir si les mecs qui lui passeraient dessus aujourd'hui seraient propres, si leurs sexes fiers et dégoûtants n'empesteraient pas les chaussettes moisies, s'ils mettraient un préservatif, … S'ils… Ils… Ils vont la tuer, elle n'en peut plus. Cette loterie infernale la rend malade. Elle sait qu'un jour elle se réveillera avec cette saloperie. Celle qu'un de ses tendres amants lui aura refilée. HIV positif. Elle le voit qui clignote dans sa tête en lettres capitales. Dans les cauchemars qui ponctuent ses nuits,  sous la douche, dans le miroir embué, sur le front suant et crispé de ses cavaliers… HIV positif… Comme si sa torture quotidienne ne suffisait pas… Elle vivait dans un tunnel sombre et délabré mais ne voyait jamais la lumière à l’autre bout. Celle qui réconforte, qui donne un peu d’espoir. Elle ne la voyait jamais car il n’y avait pas de lumière. Au bout, il y avait juste 3 majuscules fluorescentes : HIV.

Le réveil sonne toujours… A la dix-septième sonnerie, Lili se lève péniblement. Sa tête est lourde. Hier soir ils l'ont obligée à boire. Ling et Noy. Ça arrive de temps en temps. Ils veulent s'amuser avec leur petite copine Lili. Mais comme ils font des trucs trop dégueulasses, ils préfèrent qu'elle ne se rappelle plus. Ça commence par la bouteille de vodka, au verre d'abord, puis au goulot. Et si ça ne suffit pas, ils trouvent toujours une petite piqûre à offrir à leur protégée. Après ça la gamine, elle ne dit plus rien. Elle ne voit plus rien, ne ressent plus rien non plus. Mais ça, ils s'en moquent… Tant qu'ils peuvent lui monter dessus sans qu'elle braille trop. Au début pourtant, elle les aimait bien. Un sourire par-ci, un geste tendre par-là… elle se sentait en sécurité.

- En sécurité ! Tu parles ! tente d'articuler la jeune femme engourdie.

Chancelante sur ses jambes nues, Lili tente d'atteindre la salle de bains. Après s'être cogné contre la table et l'angle de l'étagère, elle arrive enfin au lavabo. Les mains tremblantes elle ouvre le robinet. Sa tête se penche, ses cheveux dégringolent, son visage attend l'eau salvatrice…

- Lili !

Noy l'appelle à la porte. Lili attend, immobile.

- Y a un client qui veut te voir.

Lili lâche tout, l'eau dégouline, Noy s'amène.

- Qu'est-ce que tu fous ? Faudrait…

Accroupie devant la cuvette jaunie, la pute vomit.

- Ça va pas ?

-…

- Bon… Je lui dis de repasser. Soigne-toi ! Le prochain je le fais monter.

- Connard…

Elle se traîne jusqu'au lit, s'allonge sur le ventre, enfonce sa tête dans le coussin. Il pue, mais elle s'en fout. Comme elle se fout des draps sales et moites dans lesquels elle tente de trouver le sommeil, des cafards envahissant le sol de sa chambre miniature, de la tapisserie grignotée qui lui donne la nausée, … Tout est dégueulasse ici. Au début, ça la rendait folle, elle réclamait du détergent qu'on ne lui donnait jamais, elle frottait et récurait avec ce qu'elle pouvait. Quand elle n’avait plus eu un tee-shirt propre, ils lui avaient filé un joli ensemble sexy et lui avaient promis que si elle recommençait sa crise elle se retrouverait à poil. Elle avait du se résigner. Elle n’avait pas récidivé. Et maintenant elle n'y fait plus attention. La seule chose qui la préoccupe  c'est de savoir comment elle va s'en sortir. Du moins… Est-ce qu'elle va s'en sortir ? Elle serait toute seule… mais…

- Aïe !

Son ventre la ramène. Il se tort douloureusement. Ils l'ont imbibée. Maintenant elle en est sûre. Les yeux fermés, elle essaie d'oublier. Péniblement, elle tente de s'évader. Dans sa tête, ça cogite. Tout le temps. Comment s'enfuir ? Quand ? Bientôt… Dans une semaine… Demain… Ce soir… Maintenant… Non… Pas maintenant… Elle n’est pas toute seule… Elle a un trésor… Son trésor… Un petit bout d’elle qui n’a rien demandé à personne et qui se retrouve là, à respirer les vapeurs empoisonnées de Trang. Son p’tit bout… Elle avait eu un gros ventre et puis son p’tit bout était arrivé. Une arrivée en silence. Lili, un bâton entre les dents, n’avait pas gueulé. Le bébé, complètement déboussolé, n’avait pas crié. On avait tout de suite confié le nouveau-né à Mme Ling. Une grosse dame pleine de bagues. Lili avait voulu voir son petit minois… lui donner un baiser… l’appeler Marilyn … Mais Ling et Noy l’avaient persuadée de son repos bien mérité… Ils l’avaient invitée à récupérer dans la chambre 442 qui n’était à ce moment-là  qu’une chambre ordinaire. Une piaule comme les autres dans cet hôtel piteux. Après une longue semaine de convalescence, ils avaient fait les présentations… Enfin… Lili pleura… De joie d’abord… Puis, lorsqu’elle comprit que cet enfant ne lui appartenait plus, elle pleura de tristesse. De détresse… La première piqûre l’aida à relativiser… Son p’tit bout était bien potelé et en bonne santé. La deuxième l’aida à minimiser… Son p’tit bout avait de jolies robes. La troisième l’aida à se résigner. Son p’tit bout était couvert de baisers. Pas les siens,  certes, mais c’était des baisers quand même. La dernière l’aida à oublier…

Ainsi, Lili a un trésor. Caché. Volé. Séquestré. Mais il est là. Au fond d’elle. Et elle le sait. Les drogues font illusion mais, enfoui sous ce brouillard chimique, un petit être est là. Alors, non. Lili ne peut pas s’enfuir. Pas tout de suite. Il faut d’abord qu’elle mette dans sa valise sa merveilleuse perle. Sa Marilyn.

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