Chambre 442 - N°2

Diane Peylin

CHAMBRE 442 - Partie 2

La porte de la chambre 442 est ouverte. A l'intérieur un petit bout de femme est étendue sur le lit. Lili. Elle attend. Le client ? Non. C'est ce qu'ils pensent les deux autres. Ils s'imaginent qu'elle attend bien sagement qu'on vienne la violer. Non. Lili attend autre chose. Un prince charmant ? Oui. Celui qu'elle a vu passer une fois dans le couloir. Il n'était pas Thaï. Il portait une chemise bleue. Elle se le rappelle très bien. Il ressemblait au Mister qui venait acheter les tissus à Mr Sheng. A Paoh, on le voyait à peu prés tous les six mois. Sa venue ne passait pas inaperçue car Miss Sheng paradait de plus belle. Mais cette fois au bras du grand blanc. Exit le petit thaï. Son mari transi suivait comme un petit chien sans mot dire. Il faut dire que derrière ses hublots poisseux, il ne distinguait pas grand chose. En tout cas, il ne voyait pas que sa femme couchait avec le Mister. Qu’elle n’en pouvait plus de ses pâles copies  vestimentaires… Qu’elle ne supportait plus l’air pourri de Paoh. Qu’elle ne désirait qu’une seule chose… S’envoler à l’autre bout du monde, main dans la main, avec cet amant divin. Et un jour, c’est ce qu’elle avait fait. Et ce jour là, Lee devenue Lili, s’était promis la même chose. Alors… Dans le couloir… Cet homme… Grand… Très carré… Un Mister au costume bien repassé… Elle l’avait remarqué… Et n’avait pas pu l’oublier… Il semblait pouvoir passer au travers des murs. Tout casser… pour se sauver. La sauver. C'était il y a deux mois de cela et depuis elle ne cesse de penser à lui.

- Sauve-moi, murmure Lili.

Elle l’appelle… Elle se rappelle…

Elle avait entendu le grincement dans les escaliers, celui qui annonce un nouveau visiteur. Comme de coutume, le gros nœud dans sa gorge s'était resserré. Assise sur son matelas, elle fixait la tapisserie du corridor. Elle s'amusait à compter le nombre d'insectes qui grouillaient. Puis il est arrivé. L’œil vide de la jeune femme se mit à briller. Le boule bloquant sa salive disparut. Cet homme… Ses yeux… tendres et amoureux qui semblaient lui chuchoter : «  - C'est quand tu veux… Je t'emmène ? ». Peut-être était-il beau. Peut-être avait-il un sourire séduisant. Mais pour elle, tout cela n'avait aucune importance. Seul comptait ce regard qui l'invitait.                    

Il est 10 heures et elle pense à lui. Toujours pas d'homme dans son lit. Tant mieux. Être seule, tranquille… A rêver… Seule ! Lili sursaute.

- Où est…

Ça y est, elle se souvient. La petite est partie à la campagne avec la grognasse de Ling. C'est mieux comme ça. Des vacances loin de cette chambre décrépite pour qu'elle puisse enfin prendre un grand bol d'air. Heureusement qu'elle est là la grosse dame. Elle s'en occupe bien quand même. Un peu trop peut-être…

Peut-être… Lili en a marre de toutes ces questions, de ces angoisses, de ces doutes… Les démons se réveillent. Le passé revient au galop et ses griffes lui déchirent la peau. Lili se contracte. Elle a mal. Les souvenirs… Les mauvais souvenirs se ramènent… Paoh… C’était un jour de pluie… Un jour de boue… Elle était petite. Dix ans peut-être… Elle devait aller voir son grand-père pour lui apporter un panier de mangues. Les trombes d’eau étaient trop fortes. Les éclairs trop  menaçants. Sous le porche, blottie contre un tas de cagettes, elle attendait que l’orage passe. La maison était presque vide. Sa mère travaillait à l’usine et ses frères et sœurs l’attendaient chez l’ octogénaire. Seul son père était resté à la maison. Bien trop occupé à cuver sa Singha. Bercée par la rumeur de l’averse et par les ronflements du patriarche, Lee s’était assoupie contre les caisses. Une main moite l’avait réveillée. Une main posée sur sa cuisse endormie. Lee avait sursauté et s’était retournée. Son père, les yeux brillants, la regardait. Lee lui avait souri puis s’était rendormie. Son père, les yeux gluants, la dévisageait toujours. Lee, oppressée par ce regard insistant, lui avait demandé ce qu’il voulait. Il n’avait pas répondu. Lee, énervée par ce paternel bancal,  avait fait mine de s’en aller. Ce n’est que lorsqu’il avait attrapé le bras qu’elle avait compris que quelque chose venait de changer. De changer pour toujours. Il lui avait tiré la main et l’avait entraîné avec lui dans la maison larmoyante. Lee avait résisté. Son père l’avait cognée. Lee l’avait frappé. Son père l’avait assommée.  Lorsqu’elle s’était réveillée, le corps tremblant et douloureux, elle avait pleuré longtemps et avait juré de le dénoncer. Il l’avait menacée et elle s’était tu pour l’éternité. Puis le temps était passé. Et il avait recommencé. Une… deux… trois… quatre fois... Elle avait fini par arrêter de compter.  A Paoh, ses journées ne furent plus jamais les mêmes. La souffrance avait pris le pas sur son enfance. Lee deviendrait Lili. Coûte que coûte. Cette porte de sortie était sa seule issue. Elle avait passé son adolescence à rêver de ce départ pour la ville. La vraie. Avec ses lumières aveuglantes et ses rues dorées.  Elle avait finalement réussi à se résigner et quitter les gens qu’elle chérissait pour fuir ce père qui l’aimait trop. Les abandonner pour ne plus souffrir… Pour ne plus les trahir… Elle était partie en quête de liberté, c'est la prison qu'elle avait trouvée.

Lili court jusqu'aux toilettes. Les spasmes reviennent et elle se vide à nouveau. Elle transpire. Ses habits trempés lui collent à la peau. Elle se déshabille lentement et remplit le seau d'eau. Accroupie dans un coin de la salle de bains, elle observe le carrelage noirci. De temps en temps, elle s'asperge le visage, les seins, les jambes… Un peu de fraîcheur. Il fait si moite ici. Tout est humide, rien ne sèche. C'est pour ça que les draps empestent, que les serviettes sentent, que tout pue.

- Lili !

- …

- Y a un monsieur pour toi. Sors de là.

La pute se lève et se rhabille. Lili est pudique. Le bonhomme, lui, est déjà torse nu. Ses bourrelets dégringolent jusqu'en dessous de la ceinture. Elle le reconnaît. C'est le patron de la société de taxi. Il est déjà venu quelques fois. Un vrai porc. Il sue à grosses gouttes, renifle en continu et lui balance ses cochonneries. Lili s'assoit à ses côtés et s'oublie. Il enlève le bas. Lili s'allonge.  Il la dépouille sans cérémonie et lui grimpe dessus. Lili ferme les yeux. Les paupières closes, elle tente d'aller voir ailleurs. A la campagne… Mais le gros est trop lourd. Il lui fait mal. Ses va-et-vient maladroits la brûlent. Son ventre proéminent se frotte à elle violemment.

- Doucement… gémit-elle.

- Arrête… Je sais que ça te plaît… Hein… Dis-le moi…

Il continue, persuadé qu'elle prend son pied. De toutes façons, il ne la voit même pas. Tout ce qui l'intéresse, ce sont ses seins, ses fesses et son ''trou'' comme il dit. Quelle horreur… Lili est écœurée. Elle a envie de vomir, de crier, de le taper, de pleurer… Ses yeux se mettent à briller. Elle essaie de se retenir mais…

- J'ai… m… mal… suffoque-t-elle.

Elle ne peut garder ses larmes. Il y a trop de douleur en elle. Le gras du bide a bientôt fini son affaire. Elle le reconnaît à ses gémissements. De plus en plus rapprochés, de plus en plus aigus.

- Dépêche-toi… pense-t-elle.

Quelques coups de bassin plus tard, le gros pousse l'ultime soupir. Cette fois, il l'écrase. Détendu au maximum, le monsieur haletant lui souffle son haleine fétide à la figure. Sans ménagement, il se dégage. Écrasant au passage le ventre endolori de la prostituée. Il remet ses beaux habits, va faire un tour devant le miroir histoire de remettre ses cheveux bien comme il faut, se met un peu de parfum et pose une pièce sur la table. Sans se retourner, il sort. Lili, nue et transpirante, reste immobile sur le lit. Les jambes écartées, les mains sur le ventre, les yeux fermés, elle tente de retrouver son souffle. La monnaie sur  le guéridon, elle s'en moque. De toutes manières, ils ne laissent jamais plus de 20 baths, les pervers… Les gros sous, c'est pour Ling et Noy. «  - Tu comprends Lili, c'est nous qui les cherchons tes clients… c'est du boulot… C'est qu'il y a plus trop de touristes maintenant. Avec eux, ça marchait bien, mais maintenant… Les pourboires, ça paye bien. Et puis n'oublie pas que t'es nourrie, blanchie et qu'on te paye le docteur ! »

Elle avait même droit à une prime en fin de mois. Au départ, c'était 10%  des recettes. Mais comme elle ne comptait pas le nombre d'hommes qui lui passaient dessus, ils avaient eu vite fait de réduire les primes.

La porte est toujours ouverte. Lorsque Lili reprend connaissance, elle aperçoit un papi figé dans le couloir.

- Voyeur ! hurle la jeune femme.

D'un coup, elle se lève, se cache avec le drap tâché et claque la porte.

- Fous-le camp !

Sous la douche, Lili tremble. L'eau est gelée. C'est comme ça une fois sur deux ici. Mais elle reste sous le jet glacé. Elle ne peut pas faire autrement. Il faut qu'elle se lave, qu'elle enlève toute cette saleté, son odeur, sa sueur, sa salive… Les spasmes reviennent. Le nez au-dessus de son petit savon, elle tente d'oublier les nausées. Oublier. Elle a l'impression de ne faire que cela. Ce qu'elle aimerait un jour, c'est se rappeler. Malheureusement, sa tête ne contenant que peu de bons souvenirs, elle en a vite fait le tour. Lili ne peut plus bouger. Figée, elle revoit la gueule du porc qui vient de se soulager. Un porc… des porcs… Tous des porcs ? Les mâles de la planète sont-ils tous aussi vicieux, mal élevés, gluants… Sont-ils tous aussi rêches et coupants… Leurs mains sont-elles toutes aussi piquantes… Le sexe peut-il être doux, tendre, plaisant… Ou est-ce toujours une accumulation de cris de douleur, d’entailles et de cicatrices… Lili n’a jamais fait l’amour. Elle en est sûre car elle n’a jamais ressenti ce que les magazines racontaient. Elle n’a jamais eu le sourire éclatant des poupées hollywoodiennes. Lili n’a jamais fait l’amour. Elle a juste eu des mecs dégoûtants. Des mecs qui lui sont passés dessus. C’est tout. Pas d’orgasme mais des spasmes. Pas de caresses mais des cris de détresse. Pas de baisers mais des morsures infectés. Pas de plaisir mais des envies de vomir…

Le parfum de la savonnette lui fait du bien. Des fleurs… Un coin de verdure… La nat…

- Et merde !

Lili se met à saigner.

- J'lui ai bien dit qu'il me faisait mal. Quel con !

Un filet rouge coule le long de sa cuisse. Elle se rince longuement. Une fois sèche, elle tapisse le fond de sa culotte de papier toilette.

- J’peux plus… gémit-elle. J’peux…

Elle a juste le temps d'enfiler son peignoir, Noy entre :

- Mister Morgan est en bas. Je le fais monter.

La pute n'a pas le temps de répondre.

- Morgan… tente de se rappeler Lili. Morgan… le big boss d'une entreprise anglaise. Il est doux lui. Il me fera pas mal.

Impuissant, le monsieur ne touche pratiquement pas la prostituée. Juste sa poitrine. Un peu. Ce qu'il aime c'est la voir se caresser. Juste un peu. Avec lui, c'est un peu de tout. Il est trop réservé pour en demander beaucoup.

Sur le lit, elle l'attend. Le voilà qui arrive. Tout timide. Alors, elle le prend par le bras, l'accompagne jusqu'à elle et le met à l'aise. Il a toujours sa petite mallette avec lui. Elle doit être pleine de contrats. Des contrats avec plein de zéro. Mister Morgan est le seul homme qu’elle peut regarder dans les yeux. Son regard, elle n’en a pas peur. Elle y trouve même un peu de douceur. Ils commencent par parler un petit peu. En fait, c’est surtout lui qui parle. Il lui raconte ses soucis d’Européen… Le crédit de sa troisième maison qu’il a du mal à payer, la pension exorbitante qu’il doit verser à sa deuxième femme, ses enfants avec qui il n’arrive plus à communiquer, son chien adoré qui vient de mourir… Lili l’écoute et le réconforte. Même si elle ne comprend rien à ses lamentations déplacées… Lorsqu’il a fini de vider son sac, il lui demande toujours :

- Et vous, ça va aujourd’hui ?

- C’est pas pire qu’hier, se contente-t-elle de répondre.

Ils sont côte à côte sur le petit lit à ressorts. Elle commence par se déshabiller, un peu… puis elle se caresse, un peu… se tortille, un peu… gémit, un peu… et jouit, pas du tout… Le monsieur sourit discrètement. Après lui avoir laissé un petit pourboire, le bonhomme la salue respectueusement et s'en va.

- 11h18… souffle Lili.

Les journées sont longues ici. Elle ne sort jamais Lili. La dernière fois qu’elle a pu mettre le nez dehors, c’est le jour où elle a fait une hémorragie. Noy était tellement paniqué qu’il l’avait tout de suite mise dans sa voiture direction l’hôpital s’assurant d’abord des bonnes intentions de sa protégée.

- Si tu parles à quelqu’un, tu ne revois plus la p’tite.

Message reçu. Lili s’était donc contentée de profiter de ces quelques jours de repos. Quelques jours de plateaux repas quatre étoiles, de toilettes javellisées, de mots délicieux et sucrés. Noy avait parlé d’une fausse couche et les infirmières l’avaient crue. Fin de l’histoire.

  • Bon, pour l'instant ça pourrait être l'histoire de pas mal de gens... C'est un sujet délicat il faut dire, très vulgarisé, mais on ne peut rien dire sans avoir lu jusqu'au bout, une histoire ne peut être jugée qu'à son début, tout comme la vie..

    · Il y a presque 14 ans ·
    Japon dos orig

    jone-kenzo

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