Chambre 442 - N°3
Diane Peylin
CHAMBRE 442 - Partie 3
Cloîtrée entre ses quatre murs, la pute tourne en rond. Elle essaie de dormir. Mais dehors, les voitures toussent trop fort, les passants se parlent en criant, les chiens aboient à tue-tête, les gamins braillent,… Dedans, la vaisselle qui s'entrechoque remonte du restaurant, les pas claquent sur les marches, les voix dialoguent en écho… Du bruit, toujours du bruit, nuit et jour… Lili tente de trouver le sommeil, histoire de s'évader un instant. Et si elle s'endormait. S’endormir pour… toujours. Quel soulagement… Lili y pense tout le temps. Mais… Elle n'est pas toute seule. D'un autre côté, elle ne la voit presque plus. Toujours en vadrouille avec l'autre madame. La dame de Mister Ling.
- C'est mieux comme ça… pense la prostituée.
En fait, ce qui la retient Lili, c'est ce bonhomme. Quand elle pense à lui, elle n’a pas envie de se foutre en l'air. Son prince charmant va venir la chercher. Avec ou sans cheval blanc. Avec ou sans château… Elle s’en fout Lili. Tout ce qu’elle veut c’est un gentil. Un homme qui dit merci. Qui dit pas que des mots pourris. Qui se croit pas tout permis. Un homme avec qui sourire. Oui, c’est ça… Un prince charmant. Il va l’enlever. Elle le sait, elle le sent. Il va revenir. Pour elle. Bientôt, très bientôt.
Toujours autant de bruit dehors. Tant pis, elle n'y fait plus attention. Lili a appris à oublier. Elle s'assoupit… 1 heure…2 heures… A sa grande surprise, elle ne se réveille que 3 heures plus tard. Les frustrés ne se bousculent pas aujourd'hui. Tant mieux… La demoiselle savoure son petit réveil tranquille. Encore empreint de ses rêves doux et amoureux. Lili s'étire paisiblement. Malaisément. Difficilement. Douloureusement… Une envie soudaine la secoue brutalement.
- Non… tremble Lili.
Il ne faut pas qu'elle cède. Pas maintenant, elle y est presque. Sous son lit, dans une boîte à chaussure, des petites doses de poudres dorment tranquillement. Il y a plus d'un mois qu'elle n'y a pas touché. Ils l'ont tenue comme ça pendant longtemps. Shootée quotidiennement, elle n'était plus capable de réfléchir. Ça les arrangeait bien. La liberté, la justice, la mort, la joie,… tout cela ne voulait plus rien dire. Au début, c'était Noy qui la piquait. Une fois qu'elle fut accro, ils ne s'embêtaient plus et lui filaient sa dose le matin, c'est elle qui se débrouillait. Qui s'embrouillait… Ça dura longtemps, très longtemps. Puis un jour, plus rien. Il n'y eut plus un gramme. Rupture de stock… Pendant 4 jours. Le quatrième jour, entre convulsion et vomissement, Lili reprit connaissance et retrouva sa conscience. Sa tête endormie depuis tant de mois se remit en service. Le brouillard se dissipa et dévoila à la prostituée l'ampleur de sa dépendance. Et de sa déchéance… Le cinquième jour, la came réapparut. La pute était toujours accro, mais cette fois Lili ne craquerait pas. Cette poudre maléfique n'irait pas saccager ses veines. Fini le grignotage de cerveau. Ce fut difficile. Camoufler les crises de manque, jouer la droguée, ne pas se trahir, ne pas se faire pincer…et ne plus se piquer. Jour après jour, Lili se retrouvait. Quarante jours et quarante nuits pour se sevrer. Pour oublier la came . Oublier… Encore et toujours…
Aujourd'hui, Lili a toute sa tête. Les doses dans la petite boîte, elle va les revendre une fois dehors. Dehors… Lili veut sortir. Lili va sortir. Elle a des projets. Des tas. Aller au cinéma, cueillir un fruit, marcher pieds nus dans les flaques, s'acheter de jolies barrettes, manger le curry de mamie, courir sur la petite route qui monte à la ferme de son enfance, tresser les cheveux de maman, offrir une robe à la petite… Et puis… Et puis, elle a des comptes à régler Lili. Maintenant qu’elle est toute déchirée. Que chaque centimètre de son corps est couvert de cicatrices, elle n’a plus rien à perdre. Plus rien. Et elle n’a plus peur surtout. Lee est devenue Lili. Et Lili va venger Lee. Elle va retourner à Paoh et elle va le démonter le vieux. Son vieux. Elle va le faire payer. L’humilier. Et le chasser. Loin de sa mère. Loin des ses frères et sœurs… En espérant… qu’il ne soit pas déjà trop tard… Lili va s'en aller. Elle attend juste le bon moment, c'est tout. Elle attend juste le prince charmant. C'est avec lui qu'elle partira, sa petite caisse sous le bras…
- Non ! s'ordonne Lili.
De sa main droite, elle retient la gauche toute tremblante. Le visage trempé, elle tente de retrouver sa quiétude.
- Pourquoi ça recommence ?
Sans plus discuter, elle se lève. Direction, la salle de bains. Elle passe le jet d'eau glacé sur son corps affamé. Ça fait mal mais ça calme. Avec la serviette humide, elle se frictionne. Les suffocations s'espacent. Le claquement des dents s'arrête.
- C'est bon… se rassure Lili. C'est passé…
Vidée, la jeune femme se pose sur le vieux fauteuil rapiécé. Recroquevillée en boule, elle cherche un peu de réconfort. Elle pourrait prendre sa valise, l’ouvrir et contempler les merveilles de son passé. Mais ce n’est pas la peine. Elle l’a tellement ouverte cette malle qu’elle en connaît le contenu par cœur. Une seule photo. Celle de sa maman. Une image jaunie et légèrement cramoisie. Mais ça lui suffit. Grâce à elle, ils sont tous là. Ses yeux, très légèrement plissés et souriants, lui rappellent ses frères et sœurs. Le même regard. Identique. Magique. Ils sont tous là. Ce front, large et dégagé, avec son grain de beauté, c’est son grand-père tout craché. Et cette bouche, finement ourlée, avec sa fossette sur le côté… Le sourire de grand-mère… Ils étaient tous là… Auprès d’elle… Avec elle… Lili veut que quelqu'un la prenne dans ses bras, la berce, l'apaise… Elle tend la main, attrape le coussin posé à terre et le serre contre elle. Ses mains sèches et rachitiques caressent le tissu rugueux. Elle le rassure : ‘’T’inquiète pas ma puce, maman est là… Maman est là…’’. Et se rassure… Doucement, elle se balance et se met à fredonner une douce mélodie. Ses yeux se ferment. Ils sont tous là…Mais Mr Ling arrive. Mr Ling fracasse tout.
- Lili.
Un client pressé s'amène. En dix minutes c'est réglé.
-Lili
Et c'est reparti.
- Lili.
Ça s'enchaîne.
- Lili.
Comme si elle était la seule prostituée du quartier.
- Lili.
Le temps d'une douche et ça continue.
- Lili.
La toilette attendra.
- Lili.
Quel dégueulasse celui-là.
-…
Enfin, une pause. La jeune femme souillée se relève enfin, les jambes chancelantes, va sous la douche et frotte. Une fois sa peau bien astiquée et bien irritée, elle sort. Enveloppée dans sa serviette trempée, la pute lessivée décide de s’offrir un moment de pureté. Elle s'installe sur la table, tire le tiroir et prend une pile de magazines. Sur les couvertures, des fleurs ornent les belles boucles des jeunes filles souriantes, des animaux câlins jouent avec les enfants, des dessins multicolores ponctuent les douces phrases. Lili sourit. Au fil des pages, les couleurs se multiplient, de jolis jouets se mettent en scène, de belles robes défilent,… De temps en temps, une publicité lui rappelle la délicieuse saveur d'un biscuit à la noix de coco, d'un bonbon au sésame, d'un gâteau sucré… Lili salive. Ça fait tellement longtemps qu’elle n’a pas mangé. Vraiment mangé. Au début, ses sauveurs la chouchoutaient. Pousses de bambou sautées, crevettes à la citronnelle, travers de porc à la sauce soja, Pad Thaï aux petits légumes, flan à la mangue … c’était le grand luxe. Puis elle avait eu la promotion chambre 442. Ses bienfaiteurs étaient devenus des bourreaux et les bons petits plats s’étaient transformés en bouillie immonde. Le plus souvent à base de pâtes trop cuites, la tambouille était immangeable. Et d’assiettes trop salées en bols périmés, la demoiselle abîmée perdit l’appétit et ses kilos déjà peu nombreux. Lili qui avait toujours eu de jolies pommettes bien rondes se retrouva défigurée par deux joues saillantes et creusées. Il y avait pourtant des cuisines au sous-sol de l’immeuble… Il y avait pourtant de gourmandes effluves qui se perdaient le long des couloirs… Alors pourquoi n’y avait-elle pas droit ? D’où pouvait bien venir la bouffe qu’on lui servait ? Lili avait fini par arrêter de se poser ce genre de questions. Après quelques semaines de ce régime, ses papilles avaient fini par perdre toute sensibilité. Empoisonnées par ces ingrédients vénéneux, elles ne percevaient plus le goût des aliments. Lili non plus. Elle avait donc pu continuer à manger sans trop de nausée et à conserver son poids plume.
Ses mains agrippées au magazine, Lili salive toujours… Les feuilles sont fines et fragiles. Les journaux de Miss Sheng ont plus de 10 ans maintenant… Trimbalés de droite à gauche, ouverts matin et soir, assaisonnés de sauce soja parfois, de caramel d'autres fois, déchirés par-ci, par-là… Il faut faire attention maintenant. Lili est très délicate. Ses gestes sont retenus, fins, tendres… Sans s'en rendre compte, Lili porte son pouce à la bouche comme quand elle était petite. La tête légèrement penchée, elle regarde les belles images qu'elle connaît par cœur. Ses yeux fatigués pétillent. Les cafards n'existent plus, les lapins blancs mènent la danse.
- Que c'est joli… murmure Lili extasiée.
Elle semble découvrir ces papiers jaunis. On dirait qu'elle vient de les acheter. Ce regard… Celui qui veut tout dire… Celui que porte l'enfant quand sa maman descend la boîte à gourmandise nichée en haut de l'armoire… Celui qu'adopte le chien quand on lui parle de promenade… Celui que laisse échapper une femme lorsqu'elle ''lèche'' une robe en vitrine… Ce regard… L'émerveillement. La magie de la première fois. Toc. Une goutte. Toc. Une autre. Toc. Une averse. La pluie vient taper contre les persiennes. Une pluie soutenue et chaude. Moite. En quelques minutes, une humidité chargée de la puanteur urbaine envahit l’espace. Une sale odeur s'insinue dans la chambre. Un mélange d'urine et de sueur. Lili n'y fait pas attention. Elle est ailleurs. En compagnie des gentils bonshommes pailletés. A la page des histoires drôles, elle s'amuse. La jeune femme se détend, ses petits sourires deviennent des rires. Les rires deviennent de grands rires. Eclatants. Chantants. Lili oublie. Lili s'oublie. Elle s' esclaffe, elle pouffe, elle glousse, elle rigole… Des larmes joyeuses lui titillent les joues. Les magazines s'effacent, quelques images prennent place… Des souvenirs ? Ça y ressemble. La petite fille en jupe courte qui coupait les cheveux d'un garçon insouciant… Un chat apeuré couvert de crème fouettée… Une cuisine parfumée… Ça y est… Ça lui revient… Des fleurs séchées dans le coin de l'entrée… Une théière qui ne se vidait jamais… Les films… Les films de maître No. Lili se souvient.
A Paoh, prés du terrain vague servant de stade aux quelques sportifs de la commune, se trouvait l’école de maître No. Maître No était censé être l’instituteur du village mais ses fonctions étaient bien plus vastes. Seul homme lettré du coin, il passait le plus clair de son temps à aider ses concitoyens dans leurs démarches administratives. Commandes en épicerie, traductions d’ordonnances, démarches immobilières, requêtes diverses aux grandes instances de la capitale,… Maître No pouvait tout pour tout le monde. Sans femme ni enfants, il se consacrait corps et âmes à la vie de sa petit bourgade. Sa petite cigarette au coin du bec, ses sourcils noirs et broussailleux, ses costumes étriqués, sa canne trop courte,… Maître No déambulait de ruelle en ruelle et répondait à toutes les requêtes. Lorsqu’il lui restait un peu de temps, il tentait de sensibiliser les familles en leur vantant les mérites de l’éducation. Un minimum d’instruction, ne serait-ce que quelques heures par semaine, leur serait d’une grande richesse, répétait-il dés qu’il en avait l’occasion. Il parlait bien maître No. Il employait toujours de belles phrases avec des mots nouveaux. Il devait souvent les traduire ensuite, mais il ne pouvait s’en empêcher. C’était plus fort que lui. Les syllabes coulaient magnifiquement. Le verbe se conjuguait périlleusement. L’orateur savourait sa mélodie linguistique. Une parfaite harmonie. Pas un cafouillage. Une irréprochable syntaxe. Mais parfois… Une fois par semaine environ… Maître No devenait Mr No. Plus de grammaire, plus de repère. Les phonèmes devenaient de simples bégaiements et la sémantique faisait place au néant. C’était l’heure de Miss Sheng. La parade de Miss Sheng. Ces soixante minutes là, Mr No ne les ratait sous aucun prétexte. Rien ni personne ne pouvait l’en détourner. D’ailleurs, il faisait tout pour passer inaperçu. Il quittait discrètement la grande rue et se calait derrière la vieille carcasse automobile que réparait le Gros Tao. Là, il s’asseyait sur un des fauteuils démontés qui l’encerclaient et faisait mine de lire un ouvrage de science. En général, lorsqu’il était le nez dans un bouquin, les habitants cessaient de l’importuner. Ils savaient que c’était un moment sacré. Mr No profitait donc de cette diversion bien huilée pour contempler la belle Miss Sheng. Chacune de ses sorties l’enivrait. Chacune de ses nouvelles robes le mettait en transe. Maître No disparaissait. Mr No admirait. Discret. Personne ne s’en doutait. Personne ne savait. Personne excepté Lee. C’était un soir de brouillard, un soir où les pères rentrent tard et où ils sortent leur dard. Maman était chez grand-mère avec les petits. Alors Papa se contenta de Lee. Après avoir vomi tripes et boyaux, Lee s’était enfuie dans la nuit. Les sandales tapant les cailloux, le souffle entrecoupé de quintes de toux, les mains enserrant son corps endolori, elle errait dans la pénombre de Paoh. Prés du stade aux cages rouillées, la demoiselle violée s’était approchée du logement de maître No. Du gentil maître No. Elle avait frappé timidement à sa porte. De l’autre côté, elle avait entendu l’homme s’agiter. Du papier froissé, une corbeille renversée, un tiroir claqué… Lee ne bougeait pas. Maître No avait fini par ouvrir.
- Lee ! Mais… Tu as vu l’heure… Qu’est-ce… tes parents, ils vont…
- J’ai fait un cauchemar… Y a personne chez moi… Sont chez grand-père. Il est souffrant…
- Entre… Entre vite !
Il l’avait assise sur le seul fauteuil de la maison puis s’était rendu dans la remise lui préparer un thé vert. Lee, immobile, observait cette pièce quasiment vide. A sa droite, la poubelle dégueulante. Sur le sol, quelques boules de papiers. Curieuse, la jeune fille s’était penchée, en avait ramassé une puis l’avait soigneusement dépliée. Des centaines de signes incompréhensibles ponctués de cœurs étaient soigneusement dessinés sur le joli papier. Maître No était entré à ce moment là. Paniqué (il avait failli lâcher la théière), il s’était jeté sur Lee pour lui arracher la lettre chiffonnée. Oubliant que la demoiselle ne savait pas lire, l’instituteur s’était confondu en excuses :
- Tu sais… Non, tu ne sais pas… Ce n’est pas ce que tu crois… Miss… Miss…
Il n’arrivait pas à dire son nom tellement il en était amoureux.
- Miss… Miss Sheng… avait-il fini par articuler. C’est vrai… Je… je lui écris… mais… comment dire… C’est pas… Je crois que je l’aime bien. Alors je lui dis dans mes lettres. Voilà. C’est dit. Mais surtout… Surtout ne le répète pas s’il te plaît…
Lee l’observait immobile. Ses piétinements, ses gesticulations et ses phrases décousues l’amusaient bien.
- Tu comprends… Personne ne le sait… Même pas elle, continua-t-il en baissant le ton. Même pas elle…
Maître No avait ouvert le tiroir. A l’intérieur, minutieusement rangée, une centaine de lettres destinées à Miss Sheng. Lee ne disait toujours rien. Le professeur, encore tout retourné, continuait ses lamentations.
- Je te propose un marché. Tu gardes ce secret pour toi et en échange… En échange… réfléchissait-il. En échange, tu pourras venir voir des films chez moi quand tu voudras.
Lee réagissait enfin. Ses yeux s’étaient mis à briller. Les plaies qui lui brûlaient l’entrejambe s’étaient apaisées. Des films.. Elle en avait tellement entendu parlé. Son amie Madee en avait déjà vu plein. Madee avait la chance d’avoir des grands-parents à la grande ville. Lorsqu’elle était chez eux, elle et son cousin, faisaient le ménage chez une dame très riche qui avait un poste de télévision. Pour les payer, la citadine leur donnait 45 baths et leur permettait de regarder une heure d’images colorées. De retour à Paoh, elle racontait à Lee les histoires qu’elle avait vues. Dans les moindres détails…
- Des films, répéta Lee.
- Oui, des films du monde entier, continua maître No, soulagé de voir que Lee lui répondait enfin.
Et c’est ainsi que Lee avait découvert le cinéma hollywoodien. Un coup de blues et elle courait se réfugier chez l’instituteur. Les images noir et blanc lui caressaient les yeux et séchaient ses larmes de fillette souillée. Il y avait des palmiers magnifiquement courbés, des Cadillacs chromées, des femmes au seins bombés, des hommes rasés de près, des chiens enrubannés, des restaurants de conte de fée, des villes remplies de…
- Qu'est-ce tu fous ? !
Lili sursaute. Son corps se paralyse. Sa bouche se met à trembler. Son regard se fige. Les paillettes disparaissent. Les rires s'envolent.
- T'as rien d'autre à faire. T'aurais pu te peigner ! T'as vu ta tête, tu ressembles à rien !
Pour ça, il a raison. Mais après tous les hommes qui lui sont passés dessus cet après-midi, c'est un peu normal. Lili, immobile, fixe le mur sans rien dire.