Champagne tiédi

Kazan Fuurin

Texte quasi brut, sur l'art d'être perdu.

Ma tête a arrêté de tourner lorsque la boule à facettes a commencé. Des miroitements en sphère, qui catapultent le chaos lumineux sur des silhouettes à la Matisse. Des mannequins en noir et blanc qui lèchent les murs comme un damier qu'on tord, tourne en manège envoûtant de flammes filiformes.

A côté sur le canapé deux blondinettes en robe rient aux éclats en engloutissant à la légère des bretzels. Leur conversation est un lourd hululement couvert par la voix frêle mille fois endurcie de Lykke Li. Je ne suis pas vraiment sûr qu'elles s'entendent mais elles ont l'air de bien se comprendre. Ou l'illusion ? Quand un jeune premier à la tignasse fourbe s'approche pour les couvrir du flash de leur smartphone, elles se lovent en un portrait unique, fusionné par les lèvres et la joue albâtre.

Je me traine difficilement sur le sofa pour tirer l'étiquette du derrière de leur écorce, regarder la marque et estimer à combien de centaines d'euros elles sont drapées, mais je ne me prends qu'une tape de réprimande enrobé d'un rire clair qui couvre leur dégoût.

Je me lève, je vacille ; il me faut quelques secondes chavirées avant que mon corps m'impose de nous affaisser de nouveau. Le cul ainsi sur une mer tourbe, je reprends âprement mon souffle. Autour de moi toujours les mêmes corps souples, dessinés à la perfection, prennent des poses inattendues sur un rythme 4/4 qui gravit parfaitement leur superficialité. Leurs articulations sont parées de joyaux luxueux ; les carats juxtaposés à l'impureté de leurs cœurs ramènent la balance à zéro.

Lorsque cesse la force centrifuge et que mes neurones se reconnectent un à un, je reconnais difficilement mon environnement Où suis-je ? Que fais-je, paniqué, au milieu de cette faune agile, complètement faussée ? Les rires argileux se succèdent sous couvert de masques comiques difformes. Certains sont déjà brisés, libérant une poussière cannelée qui stationne sous les narines. A croire que les anges, au moment de poser l'index qui creuse le sillon de l'insouciance, y ont laissé par mégarde des traces de cocaïne ; leur respiration s'en était immédiatement autant accoutumé qu'à de l'oxygène.

De nouveau je me lève ; je suis aveuglé par l'obscurité qui borde les baies vitrées de deux pans de mur. Au dernier étage d'un immeuble parisien, je suis à la fois gardien d'un phare, celui-là qui projette les lumières d'une jeunesse dorée ; et en même temps je suis capitaine, d'un galion perdu dans la houle, dans l'incompréhension et la recherche de soi.

Que fais-je ici ? Pourquoi suis-je orienté de gens médiocres, qui se déhanchent sur des rythmes factices, qui se délectent des rires et des complaisances, qui revêtent des visions et des chimères, qui engloutissent les mesquineries et les luxes capiteux, au dernier étage d'une prison d'ivoire ?

Et tandis que ces questions me martèlent en tête à la recherche d'une évasion au milieu de la tempête, un visage vaguement familier m'apporte une coupe remplie d'une pisse écumeuse qu'il me force à avaler, et pendant que je m'étouffe d'un excellent champagne tiédi, entre deux « WooouHooou » de loup festif, il me fait tournoyer en hululant :

« Au nouveau propriétaire et à notre maître de soirée ! »

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