Chandelier

Lucius Orbs

Il était une fois une femme, purifiée par le feu

Une flamme passa fugitivement. Vive et incandescente. Ses yeux, gênés par cette soudaine clarté, ordonnèrent à ses paupières de s'ouvrir. L'obscurité s'empara de nouveau de son champ de vision. Plus aucune trace de lueur. Elle se redressa d'un geste brusque, désorientée. Elle avait froid et ignorait totalement où elle se trouvait. Les ténèbres qui l'entouraient semblaient happer son corps, l'absorber et la vider de son énergie. Un sentiment de peur ne tarda pas à la gagner.

Elle entreprit de se relever, y parvint quelques instants avant de choir sur le sol. Le bruit de sa chute fut assourdie par un bruissement doux et soyeux. Ses doigts rencontrèrent une fine étoffe qui se déployait autour d'elle. Une robe devina-t-elle. Mais que faisait-elle au beau milieu de la nuit habillée de la sorte ? N'était-elle pas couchée ? Glissée dans la chaleur et le confort d'un bon lit rassurant ? La brise glaciale qui se leva à ce moment là acheva de la convaincre que non. Mais où était-elle alors ? Elle avait beau tourner son visage d'une blancheur éclatante dans toutes les directions s'offrant à elle, seule une brume sombre lui répondit.

Frissonnant au contact de l'air gelé, elle se mit à ramper par terre, en quête d'elle ne savait quoi. Un silence oppressant régnait aux alentours, les froufrous de sa robe étant les uniques sons perceptibles qui lui tinrent compagnie pendant une durée interminable. Elle progressa peu à peu, ne sachant pas où elle allait, ne rencontrant aucun obstacle qui arrêta sa marche rampante. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle évoluait sur ce sol peu accueillant, la faim cependant commençait de se manifester, timide, puis de plus en plus virulente jusqu'à occulter complètement son esprit de tout autre préoccupation. Son ventre hurlait, la rongeait de l'intérieur, lui lacérait les côtes, la rendant esclave de son propre corps, prisonnière des impératifs humains. Elle ne pouvait plus avancer. Aussi, elle se recroquevilla sur elle même, les deux mains posées sur son estomac, dans l'espoir de mettre un terme à sa souffrance.

Sa tête heurta comme une plume la terre dure et ferme, ses bras se replièrent sous elle tandis que ses paupières s'abaissèrent, voilant son regard et dérobant la pénombre qui se faisait jour à elle.

Mais soudain, la flamme qu'elle avait vu dans son sommeil réapparue. Elle se mit à tournoyer à une vitesse folle et s'approcha avec lenteur. Elle rougeoyait, projetant des étincelles au hasard qui retombèrent en une pluie de braises. L'une d'elle toucha d'ailleurs la frêle silhouette à l'agonie qui poussa un cri avant de prendre feu.


Étrangement, cela n'eut aucun effet sur le corps de la femme qui ne fit que se tortiller, sa robe blanche se teintant peu à peu d'une couleur rouge sang. Le paysage de neige où elle reposait ne faisait qu'accentuer ce détail.

Une fois ce changement opéré, la flamme parue satisfaite et s'envola dans le lointain, laissant derrière elle une lumière étouffée. La femme, qui devait avoir une quarantaine d'années, ne se réveilla pas pour autant. Elle demeura comme assoupie, les traits apaisés. Une larme solitaire coulait sur sa joue et alla se perdre dans l'herbe enneigée. Tout était calme.

Ce n'est qu'au bout d'une bonne heure que la femme esquissa un mouvement. Une brise se mit à souffler aussitôt, s'insinuant sous ses vêtements et la contraignant à bouger par crainte de mourir de froid. Elle fut étonnée de constater qu'elle portait une robe à crinoline aussi voyante, ce n'était vraiment pas son genre. L'environnement lui rappelait vaguement quelque chose... Toute cette neige... Cette forêt centenaire... Elle était déjà venue ici. Impossible pour l'heure de s'en souvenir hélas. Elle décida d'explorer cet endroit si familier et si étranger à la fois. Peut être que la mémoire lui reviendrait.

Alors qu'elle s'apprêtait à faire le tour de la clairière où elle s'était éveillée, elle sentit une morsure glacée courir le long de son cou. Instinctivement, elle fit volte face, prête à répliquer. Il n'y avait personne. Pas même la présence d'animaux, ce qui était singulier en pleine forêt. Bah, peu importe se dit-elle, certainement mon imagination qui me joue un tour. Elle oublia bien vite l'incident afin de se diriger vers le couvert des arbres. Ils étaient gigantesques et paraissaient plus millénaires que simples centenaires. Leurs ramifications formaient une voûte si dense et si feuillue au dessus d'elle qu'on se serait cru à l'intérieur d'une maison, et à ses pieds, d'énormes racines aussi larges qu'un homme dans la force de l'âge menaçaient d'ensevelir quiconque s'aventurait en ces lieux. De rares arbres se révélaient dépourvus de feuillage, leurs branches nues se tendaient en direction du ciel d'une manière lugubre. Ça et là, des souches disparaissaient sous le lichen et la mousse, du lierre s'épanouissait un peu partout et côtoyait des fougères immobiles en dépit du vent qui avait remplacé la brise. Toujours aucune trace d'être vivant. La végétation envahissait tout, imposante et immuable. La femme à la robe rouge ne pouvait qu'éprouver de l'admiration à l'égard de cette nature puissante, elle avait l'impression d'être son invitée. La quiétude ambiante avait beau être inquiétante, elle savourait chaque instant, chaque élément qu'elle pouvait voir, toucher, entendre. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle se sentait revivre. Pourtant, elle détestait la nature profonde... Ici néanmoins, elle goûtait à la plénitude. Un soupir de contentement lui échappa.

Elle dirigea ensuite son regard vers les nuages cendreux peuplant l'horizon et repéra un éclat scintillant. Sans doute la flamme de tout à l'heure. Seulement, elle en dénombra plusieurs. Trois exactement. Elle plissa les yeux pour mieux les apercevoir et tenter de deviner ce qu'étaient ces lueurs. Elles arrivaient rapidement en tout cas. Que voulaient-elles ? La première semblait vouloir communiquer avec elle. Ou du moins, lui faire passer un message. Dans son for intérieur, elle songea qu'il était stupide d'accorder autant d'importance à de ridicules boules de lumière. Dans une exclamation méprisante, elle leur tourna le dos et s'enfonça plus profondément dans les bois.

Ce manège avait suffisamment duré. Il était temps de mettre un terme à tout cela. Mais que faire ? Et comment ? Elle n'était même pas sûr d'être endormie... Elle perdait patience et ne trouvait plus le paysage idyllique. Elle avait le pressentiment d'être prise au piège. De longues enjambées succédèrent à ses pas tranquilles. Le mutisme présent dans l'atmosphère n'était plus. Des éclairs déchiraient le ciel en lambeaux, bientôt suivis par une foudre retentissante. L'orage grondait, et une odeur annonciatrice de pluie se répandit dans les environs. La femme atteignit une nouvelle clairière surplombée par une falaise. Le parfum des embruns et le roulis des vagues indiquaient que la mer ou l'océan se trouvaient tout proches. De rage et de désespoir, elle serra les poings d'une telle force que ses phalanges blanchirent, et bifurqua à droite. Elle fut stoppée net par les trois flammes qui formaient en réalité un chandelier. Ce dernier flottait dans les airs sans aucun support, il se contentait de se balancer mollement, indifférent à la tempête qui se préparait.

Décidée à le semer, la femme en rouge repartit dans l'autre sens comme une furie, sans parvenir à ses fins. Le chandelier lui barrait de nouveau le chemin. Elle essaya bien de le repousser ou de lui asséner un coup, mais ces tentatives n'avaient pas plus d'effet. Résignée, elle gravit la falaise et fit face aux trois chandelles qui la harcelaient.

-Que me voulez-vous ? Leur cria-t-elle d'une voix hystérique. Qu'est-ce que vous cherchez à la fin ? Me rendre folle ? Pourquoi vous acharnez-vous sur moi de cette façon ?

Le trio lumineux s'enflamma littéralement de plus belle, le feu qui les constituait virant à un noir rougeâtre.

-Qui êtes-vous ? Lança la femme aux abois. Qu'est-ce que vous me voulez ?

Elle recula d'un pas et faillit tomber en arrière. Elle rétablit son équilibre de justesse et jeta un œil effrayé sur les eaux déchaînées en contrebas. Il fallait absolument qu'elle garde son calme. Elle avait toujours eu une peur panique de l'eau. Ce n'était pas le moment de faire le grand saut.

Le chandelier, lui, gagnait du terrain. Il était quasiment au niveau de la femme, le feu qui l'habitait de plus en plus intense et brûlant. Il s'immobilisa devant les prunelles gris perle de la femme à la robe rouge et sembla la toiser d'un regard hautain. La principale intéressée ne put s'empêcher de détourner le sien, la brûlure que lui infligeait ses bourreaux étant insupportable. Elle alla même jusqu'à couvrir ses yeux de son bras. Les trois flammes n'en avaient cure. Elles ignorèrent proprement ce geste, et fondirent ensemble, droit sur la poitrine de la femme.

Celle ci se vit arracher un hurlement de douleur comme elle n'en avait jamais connu auparavant. Le trio incandescent était entré dans sa chair et la ravageait de l'intérieur. La faim qui la tenaillait précédemment passait pour une sinécure comparé à ce qu'elle était en train de subir.

Son corps n'était plus qu'un immense champ de souffrance. Le feu la consumait, faisait fondre ses nerf, ses muscles, ses os. Il calcinait son âme, dévastait la moindre partie de son être. Elle ne maîtrisait plus rien. Elle était réduite à l'état de poupée vivante qu'on torturait. Bientôt, ce serait son nez, ses yeux, sa bouche, ses oreilles qui disparaîtraient en fumée. A cet instant, elle ne serait plus rien. Elle rejoindrait le néant. Elle avait si mal. Si mal. Était-ce possible de souffrir autant ? Que tout cela cesse... Par pitié... Que tout cela cesse... Que tout cesse... Je vous en prie... Je ne pourrai pas l'endurer encore longtemps.

La chaleur qui la détruisait poursuivit ses ravages. La robe rouge sang résistait sans difficulté à l'assaut des flammes. La peau de l'inconnue en revanche devenait iridescente et presque translucide, comme si elle perdait toute consistance. C'est lorsqu'on eut l'occasion de voir à travers son corps que l'incendie prit fin.

La femme chuta au ralentit mais ne toucha pas le sol. Elle fut comme victime d'une apesanteur et se mit à léviter à plusieurs mètres de la terre ferme. Le chandelier, de nouveau face à elle, la dominait de toute sa hauteur.

Elle ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. C'est là qu'elle s'aperçut qu'elle ne possédait plus de langue. Un petit tas de cendres jonchait la falaise. Elle était sans défense désormais. Pratiquement immatérielle. La lueur du chandelier se mua en éclat immaculé. Sans doute montrait-il là son contentement. La femme, nue et vulnérable, l'interrogea du regard. Les trois flammes la dévisagèrent longuement, puis firent traverser une image fugitive dans son esprit. La mémoire qui était la sienne refit surface immédiatement. Elle ne put supporter ce que le chandelier lui faisait voir et revivre. Enfin si, mais quelque chose qui ne lui appartenait pas refusait de supporter ces images. Elles se révélaient aussi terribles que la conflagration qui lui avait tout pris. Elle ne comprenait pas d'où venait ce sentiment de culpabilité. Elle n'avait jamais rien regretté par le passé, en particulier ce qu'elle avait accompli à ce moment précis qu'elle voyait se dérouler dans sa tête. Tout ceci lui procurait une joie merveilleuse d'ordinaire, pas aujourd'hui.

Le chandelier se mit à siffler alors qu'un rayon de soleil perça le ciel d'un gris acier et tomba sur la femme. Sa peau retrouva instantanément sa couleur blanche, événement qui la ravit. Le trio de flammes s'éleva alors hors de son support et s'unit en une sorte d'astre solaire miniature. Lui aussi, à l'image de son homologue naturel, darda ses rayons sur sa victime. Le halo de lumière fit apparaître des éclaboussures de sang sur le torse de la femme ainsi que sur ses mains et ses avant bras. Elle assista à ce spectacle, horrifiée. L'astre miniature continua de la sonder jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un réceptacle d'hémoglobine. Elle en était tellement salie que sa vision même en fut obstruée. Tout ce qu'elle voyait dorénavant se paraît de rouge. Le monde qu'elle observait était rouge, irrévocablement rouge. Les arbres, le ciel, la terre, la mer, absolument tout. Elle posa son regard sanguin sur le petit soleil, attendant le dénouement.

Il se sépara et le trio de flammes refit son apparition. Ils allèrent se ranger chacun à leur place et le chandelier luit d'un scintillement nouveau. Il vint se positionner juste au dessus de la créature qui n'avait plus rien d'humain et fit glisser une goutte opaline sur elle.

Dès qu'elle fut en contact avec le crâne de la condamnée, elle brouilla sa silhouette, activant et mettant en mouvement le concentré de sang qui prit l'apparence d'une rivière de lave. Le corps eut de violents soubresauts, se colora plus intensément pour finir par se disloquer en traînées baveuses et écarlates. Une mare se forma sur un minuscule tertre avant de rejoindre les flots apaisés de la mer.

Le chandelier fixa, sans émotion particulière, le résultat de son œuvre. Une fois qu'il n'y eut plus rien à contempler, il quitta la falaise et flotta en direction de l'orée de la forêt. Il plongea sans hésitation sur le sol et se brisa en une explosion lumineuse. Deux formes brillantes et menues en jaillirent, suivit d'une troisième, plus grande et robuste. Les deux plus petites se placèrent de part et d'autre de la plus grande et lui donnèrent la main. Ensemble, ils disparurent au milieu des chênes. Le calme était revenu sur la forêt.

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