Chants Intérieurs I - Préambule
Katrin Blanch
Écrire, en avoir l'idée, l'envie, soit. Encore faut-il en être capable ! C'est-à-dire porter en soi le germe d'un bon écrivain, parolier, poète, conteur, etc. Comment savoir cela ? Peu importe. Un jour, le moment d'écrire advient sans se faire annoncer, péremptoire. L'écriture est un événement qui se déroule en un temps x, ordonné par quelque chose qui nous dépasse, acte justifié par ses raisons propres qu'il est vain d'espérer définir totalement. Questionnement infini qui contient sa propre matrice, qui s'égare toujours au-delà de sa quête initiale et reste suspendu dans le temps et l'espace, entre la vie et la mort.
Témoignage de vie réelle reconduit en fiction ; échappée vers l'imaginaire ou le surnaturel laissant libre cours à tous les fantasmes ; reconstitution se voulant fidèle de l'Histoire ; guirlande de mots accrochés à une valse… Autant de sève humaine répandue sur le seul terreau universel où peut prendre racine et fleurir la pensée.
Un texte, quel qu'il soit, s'il a quelque relief de vécu, de sincérité, s'il possède une force invisible, un pouvoir même de destruction, coercitif, sera retrouvé et reconnu un jour, aura un destin particulier, et fera son chemin, tôt ou tard, dans les âmes, sur les bureaux et les tables de nuit, aux pieds des cheminées. Maintenant qu'on n'emprisonne ou qu'on n'interne plus les gens, qu'on ne brûle plus les textes trop parlants ou trop silencieux, il est permis de rêver à cela. Pourtant chaque époque a ses méthodes d'endormissement des esprits. Chaque civilisation, chaque régime, chaque système trouve des moyens pour paralyser les mouvements, asphyxier les voix. S'il ne peut réprimer, enfermer, torturer, il fait taire autrement, avec, ce qui est pire, le consentement même des victimes. Certains livres sont des bombes que l'on tente de désamorcer. Mais l'œuvre véritable, qu'elle soit modèle ou anti- modèle, provocatrice, sujette ou non à la censure, se libère un jour de son auteur et mène sa propre vie. Et c'est ainsi qu'elle lui survit.
Certains auront quelque chose à dire (à écrire) avant même de vivre et de vieillir, pris dans le tourbillon de leurs intuitions et de leur sensibilité précoce, sortes de visionnaires aux paupières brûlées, prématurément consumés par la lucidité. Pour d'autres, tantôt la vie, l'expérience nourriront l'écriture au compte- goutte, ou par caillots, tantôt ils s'apaiseront et retrouveront la sérénité grâce à l'écriture. Alternance à la fois douloureuse et généreuse : offensive et retrait, flux et reflux, présence et absence. Tout sculpteur de mots (pas seulement) sait que pour être présent à soi-même et créer, il faut parfois se retirer du monde et plonger au plus profond de soi, pour correspondre avec la dimension cachée des choses et des êtres.
Écrire sans contrainte, irrésistiblement. Laisser l'esprit concocter le message, la formule magique dans les souterrains, entre les murs de l'inconscient… Comme il est bon parfois que la raison soit hors jeu ! Fluide, lapidaire, un chapelet de mots, d'idées, d'images surgit et se tient miraculeusement. Qu'y ai-je à voir ? Pas grand chose. Je suis la main qui transcrit une parole venue d'ailleurs, c'est-à-dire du plus profond de moi-même. Donc rien à voir avec le divin ! L'Autre qui est en moi (« Je est un autre », Arthur Rimbaud) se laisse apprivoiser quelquefois et demande à s'exprimer, bien que les mots soient, au bout du compte, de pauvres outils. Ombre sans cesse dérobée à ma prise, à ma plume, ma vérité, de l'autre côté du miroir, reste insaisissable. J'écris pour combler le vide ou, ce qui revient au même, pour déposer quelque part ce trop-plein d'être qui refuse de se perdre, de s'évaporer sans laisser de trace. C'est peut-être inutile, vaniteux, ou même très prétentieux. Et puis tant d'autres l'ont déjà fait ! Cela continue, cela continuera tant qu'il y aura des vivants. Eternel recommencement, retour aux balbutiements, ma voix de fond dans l'immense chœur humain et j'apprends l'humilité, et pas à pas, que rien n'est jamais acquis, jamais. Que tout reste toujours à appréhender, construire et reconstruire. La pensée a beau exister depuis l'aube des temps, toujours plus élaborée, diversifiée, libre, aujourd'hui toute prête, directement consommable, j'ai besoin de la démonter puis de la fabriquer en la personnalisant, c'est-à-dire de la faire mienne.
Écrire est un passe-temps comme un autre. « La vie n'est que projet » (Jean-Paul Sartre). Il faut sans cesse l'occuper, et régulièrement réfléchir sur nos occupations. Penser et repenser notre pouvoir et notre impuissance. Sur le papier je construis des rampes auxquelles m'accrocher quand la douleur m'emporte ; ma violence intérieure se fraye un chemin libérateur en- deçà de l'anarchie, le désordre, et se transforme en idées ; plus tard j'y recueille les parfums d'un bel amour ou d'un doux été ; parfois j'y couche le travail laborieux de mon intelligence ; toujours mes rêves y trouvent refuge.
Nous possédons tous l'intuition d'une certaine logique des choses, si difficile soit- elle à suivre au quotidien. Une composition d'argile ou de papier est un acte de reconnaissance du combat définitif que l'on mène, d'abord avec soi-même, pour se maintenir au cœur des principes naturels.
J'écris quand je suis mal, quand je suis heureuse. J'écris la nature, la liberté ! Je n'ai pas une merveilleuse écriture mais j'écris !
· Il y a plus de 8 ans ·Louve