La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 10 : Bouquet d'Amaryllis

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Âgé de six semaines, Ioan est un enfant calme en grande demande d'affection, qui n'aime pas rester seul longtemps et demande beaucoup d'attention. Sans doute ressent-il la tristesse de sa mère d'avoir perdu son compagnon et tente-t-il de la consoler en étant près d'elle.

Les employés de la maison des D'Avila sont enchantés de la venue au monde de ce petit garçon, et la jeune Sarah bien plus encore. Voilà qu'elle n'est plus la seule enfant dans cette demeure et qu'elle a un cousin aussi souriant que rieur. Elle ne le quitte plus, passant des heures à jouer avec lui, en oubliant ce fauteuil dans lequel elle est piégée.

Même Fidèle se montre plus attentionné que jamais en présence du petit garçon, laissant son rôle de chien de garde pour celui d'adorable compagnon de jeu. Les rires d'enfant emplissent à nouveau la demeure. Qui pourrait se plaindre de cette bonne humeur contagieuse ?

 

Pourtant, il y a pourtant bien quelqu'un pour gâcher cette joie au Domaine des Arflors. Dans la demeure voisine, le Comte de Richwel n'aime guère les enfants. Et il a d'autres idées en tête que celle de fêter la naissance d'Ioan au sein de la famille D'Avila. Il a d'autres projets, que ce nourrisson vient de mettre en déroute.

Dame Inarah n'est pas dupe. Elle sait combien son voisin est calculateur. En tout, et pour tout. Rien ne se passe au Domaine de Richwel sans que Charles de Olstin ne l'ait prévu, organisé, préparé, fomenté. Sa réputation de requin, dans ses affaires commerçantes, n'est plus à faire à Félinin. Tous le connaissent. Et les marchands le craignent plus qu'ils ne le respectent.

Il était un rival tenace pour le Marquis des Arflors, et tout autant maintenant que sa veuve s'occupe des affaires de la famille. Mais Dame Inarah sait se montrer aussi inflexible que douce. Quand les marchants disent d'elle qu'elle est une main de fer dans un gant de velours, ils ne se trompent pas. Et la plupart d'entre eux lui vouent un respect mérité, pour avoir su reprendre les affaires de son mari avec un tel succès. À croire qu'elle y participait de son vivant, ce qui n'était pourtant pas le cas.

Charles de Olstin, quant à lui, exprime un tout autre sentiment à l'égard de cette femme qui sait tenir une place importante dans un monde principalement fait d'hommes. Dame Inarah est l'objet de toutes ses convoitises, même avant la disparition de Monsieur Josh. Il n'a de cesse de l'entreprendre, de la courtiser, d'insister.

Tout le monde, un tant soit peu proche du Marquis des Arflors, sait combien Monsieur Josh n'aimait pas voir le Comte tourner autour de sa femme. Lui non plus n'était pas dupe, il savait ce que manigance Charles de Olstin. Son avidité est même connue de tous. C'est un homme prêt à tout pour obtenir un titre plus important, pour gagner une affaire, pour conclure un marché.

Et depuis que son mari a disparu, Inarah d'Avila ne passe pas une journée sans que son voisin ne vienne tenter de l'amadouer. Elle a vu défiler fleurs et autres cadeaux se voulant être de petites attentions. Mais elle sait ce que ce personnage aux dents longues attend vraiment. Et elle n'est pas prête à le lui céder. Elle ne renoncera pas à sa place, encore moins à l'entreprise familiale de son mari et à son domaine.

Alors, chaque fois que le Comte vient se présenter à sa porte, tout élégamment vêtu qu'il soit, tout présent qu'il puisse apporter, elle le renvoie aussitôt. Elle ne cèdera pas ! Ce maudit requin essaie déjà de lui voler certaines affaires avec des marchands et d'autres commerçants des mers, elle ne le laissera pas lui prendre son titre aussi.

L'entreprise commerciale des D'Avila remonte à plusieurs générations. Monsieur Josh en a repris les rênes à la retraite de son père. Suite à sa disparition, son frère cadet étant décédé avant lui, il ne restait alors que sa femme pour tenir les affaires. Ce qu'elle n'a pas manqué de faire.

Au début, les associés de son mari n'ont pas manqué de se moquer en voyant une femme arriver dans leurs petites affaires. Mais elle a su les moucher et se faire respecter dans le milieu. Mise à part Charles de Olstin, qui ne voyait et ne voit toujours en elle qu'un parti intéressant et une fortune alléchante dû au titre de Marquis. Seulement, Dame Inarah ne compte pas lui octroyer son titre, d'autant plus après la naissance de son fils. Car le futur Marquis des Arflors, c'est le petit Ioan. Et il n'en sera pas autrement.

 

De plus, il faut également noter que la Marquise des Arflors n'apprécie pas l'opulence dont fait preuve son voisin. Son domaine exubérant, ses tenues affriolantes, ses soirées extravagantes et animés, ses manières princières exacerbées. Charles de Olstin est un homme qui aime se faire voir, qui aime qu'on le remarque, et qui tient à ce qu'on le remarque. Elle, qui est d'une nature plutôt discrète et humble, n'aime pas le personnage, que ce soit ce qu'il dégage comme ce qu'elle sait de lui.

Et de le voir si insistant depuis la disparition de son époux, elle ne peut que s'en offusquer. À croire qu'il n'attendait que cela pour devenir plus entreprenant encore. C'en est presque gênant. N'a-t-il pas assez de maîtresses à ses bras pour s'en contenter ? Ce genre d'énergumène doit bien avoir milles donzelles rêvant d'être mises sur un piédestal et d'être entretenues comme de petites princesses gâtées. Ce qui n'est pas du tout dans les aspirations de Dame Inarah.

Il y a bien la Baronne Mélissa Wanda, riche héritière du petit Domaine de Gast, suite au décès de son époux. La Marquise l'a tant de fois vue aux côtés du Comte. On ne peut les ignorer. Non seulement tous les riches marchands de Félinin se connaissent mais en plus, la ville toute entière sait que ces deux paons aiment tant se pavaner ensemble, exhibant leur richesse aux yeux de tous.

Quiconque l'a déjà vu ne peut que reconnaître que la Baronne de Gast est une femme envoutante à la silhouette quasi parfaite. Silhouette qu'elle ne se prive pas de mettre en évidence de façon un peu trop osée. Charles de Olstin ne pourrait-il pas se contenter de cette compagnie quelque peu exubérante et peu distinguée ?

Toutes les semaines, Dame Inarah le voit venir sonner à sa porte, un bouquet à la main, quand ce n'est une simple tige de rose. Il lui fait la cour, sans se cacher, ouvertement et impunément. Quand elle n'est pas d'humeur à le recevoir, c'est Joseph ou Sébastien qui le renvoie poliment. Son petit jeu ne l'amuse pas, et Dame Inarah a bien d'autres choses à faire que de s'occuper des déclarations intempestives de son voisin.

Il sait qu'elle n'ait pas encline à céder. Maintes fois elle le lui a dit. Mais il sait très bien, aussi, faire la sourde oreille quand ça l'arrange. Et pour cette histoire, il ne semble pas vouloir lâcher l'affaire. Au grand damne de la Marquise. Elle a beau l'éconduire, il revient chaque fois à la charge. Que croit-il en insistant lourdement ainsi ? Elle ne changera pas d'avis. D'autant plus avec la naissance d'Ioan. Cet enfant n'a peut-être plus de père, mais ce n'est pas une raison pour lui présenter le premier venu. Et plus encore s'il s'agit du Comte de Richwel.


***


Bien évidemment, ce jour-là, comme à son incessante habitude, Charles de Olstin vient se présente une énième fois à la porte des D'Avila au petit matin. Cela fait à peine un mois que le petit Ioan est né. Mais il ne semble pas y prêter attention. Il s'en fiche bien. Ce rejeton sans père n'est qu'un grain de sable dans les rouages de ses intentions. Il n'a pas d'importance.

L'homme réajuste son nœud de foulard en soi et le col de sa veste, remet ses cheveux blonds en ordre, avant d'afficher un sourire de circonstance. Un bouquet de passeroses et d'amaryllis à la main, il sonne. La porte met quelques minutes à s'ouvrir sur le majordome.

- Monsieur le Comte, que puis-je faire pour vous aider ?

Joseph sait ce que vient chercher le voisin de la Marquise. Mais c'est avec politesse qu'il le reçoit toutefois. Son statut de majordome l'y oblige. Même s'il aimerait pouvoir envoyer paître cet importun.

- Salut Joseph, clame l'autre sans manière, j'viens voir Inarah.

Charles de Olstin ne connait pas la politesse, ni la distinction que devrait lui conférer son titre, et encore moins la courtoisie. Ses manières de prince et ses tenues luxueuses ne font pas pour autant de lui un poète. Et c'est pire lorsqu'il a bu. Comme cette fois d'ailleurs. Joseph le sent à son halène vinassée. Il le déplore chaque fois.

- Bonjour, Monsieur le Comte, lui répond-t-il simplement pour lui rappeler la politesse.

- Oui, oui, bonjour le vieux, s'agace Charles. Inarah est là ?

- La Dame n'est pas disposée à vous recevoir, Monsieur.

- Vas lui dire que je suis là et que je veux la voir.

- Elle est en affaires, Monsieur de Olstin. Je ne peux pas la déranger. Revenez plus tard.

- Que tu es ennuyant, Joseph !

- Je ne fais que suivre les ordres et les intérêts de la Marquise, s'offusque le vieil homme.

- Vas au diable, majordome ! Et laisses-moi entrer.

- Je ne peux pas faire ça, Monsieur.

Le Comte ne lui laisse pas le choix. Il l'écarte sans ménagement, manquant de le faire tomber à la renverse, et s'engouffre dans la demeure.

- Monsieur le Comte, non, attendez ! Vous ne pouvez pas entrer comme cela !

Joseph tente de l'arrêter mais son âge le désavantage. Le propriétaire du domaine voisin est un homme fort et il a beau cherché à le retenir rien n'y fait. Tout ce qu'il y gagne est un coup de poing dans le menton. Il ne peut que s'indigner du manque de retenu du voisin de la Dame. Elle qui fait preuve d'une si belle éducation.

 

Charles de Olstin arpente le couloir vers la pièce de vie, ne prêtant même pas attention aux demandes du majordome, et ouvre les deux portes du salon sans prendre la peine de toquer ni même de s'annoncer. Joseph retient son souffle. Il sait que la Dame ne va pas être enchantée de cette intrusion.

- Chère Inarah, je viens de te cueillir ces fleurs ! lance l'intrus, désinvolte, en brandissant fièrement son bouquet.

Pour toute réponse, il n'a que le regard glacial de la femme assise dans le sofa. En pleine négociation d'affaires avec un client venu des lointaines contrées de l'Est, elle n'apprécie absolument pas l'irruption de son voisin.

- Madame, je suis vraiment désolé, j'ai essayé de le retenir mais…

Elle fait signe à Joseph de ne pas se formaliser, qu'elle prend la situation en main. Elle a bien remarqué le coup qu'on lui a porté au visage et elle sent la colère monter.

- Monsieur Tseng, dit-elle, je vous présente mon incorrigible et impoli voisin : Charles de Olstin, Comte de Richwel.

Son ton est cinglant, tranchant, acide. Que son voisin vienne l'importuner sur le seuil de sa porte, passe encore. Qu'il frappe son personnel, elle ne peut le tolérer. Qu'il ose interrompre un entretient avec un client, là, il dépasse les bornes. Inarah D'Avila n'est pas facile à mettre en colère, mais ce matin-là, elle voit rouge !

Elle n'en laisse rien paraître, hormis un regard assassin et un ton glacial. Même Monsieur Tseng voit bien qu'elle est contrariée. Enfin, le mot est faible... Elle est furieuse ! L'homme de commerce n'ose pas intervenir. Il salue simplement le nouveau venu, par politesse. Bien que ce dernier n'en fasse pas preuve : il ne se gêne pas pour tutoyer l'hôtesse de maison. Dame Inarah, elle, se lève pour faire face au Comte.

Elle reste une longue minute à dévisager l'homme aux cheveux blonds qui se tient devant elle. Ses yeux d'un bleu pâle observent la Marquise en retour. Il a beau être bien plus grand qu'elle, elle n'est pas plus impressionnée que cela. Elle lui tient tête, sans ciller.

De presque dix ans son aînée, elle sait très bien quel est ce petit jeu de charme qu'il vient danser devant sa porte tous les jours. Et ça ne l'amuse pas.

- Je vous prie de sortir de ma demeure, Charles. Tout de suite, lui intime-t-elle.

Sa voix est basse, mais le ton est catégorique. Elle ne veut pas lever la voix devant son client. Monsieur Tseng vient de loin et elle ne tient pas à faire d'esclandre devant lui. Ses affaires risqueraient d'en être compromises. Enfin, qui sait…

- Et vous avez bu, se plaint-elle. Vous êtes vraiment désespérant !

- Oh, Inarah, ne prends pas tes grands airs devant ton client, sourit le Comte. Tout le monde sait combien tu es en joie de me voir.

Si un regard pouvait tuer… Charles de Olstin ne serait déjà plus là depuis longtemps.

- Vos attentions étaient très touchantes au début, Charles. Puis s'en est devenu gênant. Et maintenant, je commence à m'en offusquer grandement. D'autant que ces attentions ne sont pas innocentes. C'en est d'autant plus insultant à mon égard.

- Ne me fais pas croire que ça ne te fait pas plaisir d'être ainsi courtisée, ma chère.

Ce sourire suffisant sur son visage ne fait qu'énerver plus encore la Marquise. Très fier de lui, le Comte lui tend son bouquet : des passeroses et des amaryllis. La Marquise manque de le gifler. La prend-t-il pour une imbécile ?! Ne sait-il donc pas que certaines fleurs ne doivent pas être offertes à une femme ?!

Hier déjà ce sont des hortensias, des narcisses et des digitales qu'il lui a apportées. Et Dame Inarah sait quel langage ces fleurs apportent avec elles au sujet du Comte : manque de sincérité, vantardise, égoïsme, ambition, orgueil, fierté. Ce qui ne fait rien pour adoucir son humeur. Bien au contraire.

- Sortez ! Immédiatement !

- Oh, mais ne t'emportes pas, ma douce…

- Cessez ce petit jeu, tout de suite. Et sortez de chez moi, Charles ! Je ne le répèterais pas.

Les grondements sourds de Fidèle font sursauter le Comte. En l'entendant s'emporter, le chien des D'Avila est venu à la rescousse de sa maîtresse. Et il est bien décidé à faire fuir l'intrus.

- Tiens ce sale cabot en laisse, très chère…

- Je n'en ferais rien, le coupe Dame Inarah. Fidèle est là pour chasser les importuns de votre espèce, Charles. Si vous ne partez pas, je le laisserais vous forcer à sortir.

- Est-ce une menace ?

- Prenez-le comme bon vous semble. Je suis ici chez moi et votre présence n'est pas souhaitée. Maintenant, allez-vous-en. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez la sortie.

Elle retourne à son client, s'excusant de cette interruption.

- Ne comptes pas que j'en reste là, Inarah !

- Je me doute bien que vous reviendrez, Monsieur le Comte. Mais ma réponse sera toujours la même. Allez donc en courtiser une autre. Ce ne sont pas les donzelles ambitieuses qui manquent dans votre entourage. Je suis certaine que l'une d'elles serait enchantée de votre insistance. Sur ce, j'ai une affaire en cours. Au revoir, Charles.

Le Comte enrage. Mais il ne peut laisser libre cours à sa colère. Et le grand chien gronde de plus en plus, lui montrant ses crocs, menaçant. Il manque un rien pour qu'il referme sa mâchoire sur ses mollets. Et bien qu'alcoolisé, l'homme ne tient pas à en faire la désagréable expérience.

Taho vient à son tour à la rescousse, son taille-haie à la main à de quoi dissuader quiconque. Charles de Olstin préfère alors tourner les talons. Il reviendra une autre fois. Il ne veut pas prendre le risque de se faire mordre par l'animal, ni de savoir combien le jardinier peut se montrer convainquant. De toute manière, il ne fait pas le poids face à cet homme haut d'un mètre quatre-vingt-seize aux larges épaules et au passé militaire. Pour cette fois, il préfère renoncer. Même si l'alcool le désinhibe un peu, il comprend aisément que la situation n'est pas à son avantage.

Son humeur est sombre. La Marquise le repousse sans cesse et quoi qu'il tente, rien ne la fait changer d'avis. Ses espoirs sont contrecarrés à chaque fois. Toutefois, il ne compte pas en rester là et s'en retourne chez lui, avec un curieux sourire au coin des lèvres. Oui, comme l'a si bien dit Inarah, il reviendra jusqu'à ce qu'elle cède. Et il sait qu'elle finira par céder, il suffit d'avoir les bons arguments pour cela…


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© Lynn RÉNIER
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