La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 11 : Fin de Journée dans le Verger
Lynn Rénier
En fin d'après-midi, le beau temps est au rendez-vous. Et son travail terminé, Anya prend le chemin des jardins du Domaine des Arflors, une bouteille de boisson de fée et trois verres dans son panier. Les arbres sont en fleurs, les oiseaux nichent. Tout ceci sent bon le printemps. Ce domaine est un véritable havre de paix. Elle aime y venir le soir, quand ses tâches sont finies. Elle y retrouve Évelyn, qui l'attend un livre à la main, le chien de la maison chassant les papillons autour d'elle.
Sa camarade a une relation plutôt étrange avec l'animal, comme deux amis qui se connaissent depuis des lustres et ne se sont jamais quitté. Certes Évelyn est arrivée au Domaine des Arflors bien avant Anya, mais la jeune femme-de-chambre s'étonne toujours de cette sérénité et de cette confiance qu'elle lit sur le visage de son amie lorsqu'elle est en présence du compagnon à quatre pattes des D'Avila.
Anya, pour sa part, est plutôt chat que chien. Elle n'a pas peur de Fidèle, mais ce grand canidé l'intimide quand même. Elle sait qu'il possède une force et un coup de crocs sans égal. C'est un chien de garde, pas une peluche inoffensive. Et Fidèle à son petit caractère, plutôt bien trempé. Il est têtu, en plus d'être très indépendant.
Toutefois, dès qu'il la voit approcher, il vient la saluer doucement. Remuant joyeusement la queue, il l'accompagne jusqu'auprès d'Évelyn en trottinant. Puis, il retourne à sa chasse aux papillons, comme un jeune chiot. La lavandière abandonne son livre dans l'herbe tandis qu'Anya s'assoit à ses côtés en soupirant.
- Rude journée ?
- Oui, avoue Anya. J'apprécie d'autant plus cette petite pause en fin de journée.
- J'imagine.
La jeune femme-de-chambre s'allonge dans l'herbe, scrutant les nuages.
- Le Comte de Richwel est encore venu importuner Dame Inarah aujourd'hui, apprend-t-elle à sa camarade.
- Ne se lasse-t-il donc jamais ?
- Il faut croire que non.
- Dame Inarah ne cèdera pas. Il devrait le savoir.
- L'espoir fait vivre.
- Ce n'est pas seulement une question d'espoir. Il sait très bien ce qu'il veut. Il ne vient pas courtiser Dame Inarah sans raison.
- Je sais bien, oui. Mais que veux-tu y faire. Il s'acharne.
- C'est peu de le dire, se moque Évelyn.
Fidèle lâche un jappement joyeux. Anya se redresse aussitôt. Le chien va à la rencontre d'un jeune homme de vingt-huit ans, aux cheveux courts et bouclés. L'inconnu lui sourit, le caressant derrière les oreilles en guise de bonjour, puis l'animal revient se coucher près d'Évelyn et d'Anya.
- Ah ! Voilà Gautier qui nous rejoint, s'écrit cette dernière en lui faisant un grand signe de la main.
Le jeune homme lui répond tandis qu'il approche.
- Bonsoir mesdemoiselles, salut-il poliment.
- Bonsoir Gautier, comment vas-tu ?
- Dure journée, souffle-t-il en s'asseyant à leur côté.
- Racontes, lui suggère Anya en lui tendant un verre de boisson de fée.
- Merci. Eh bien, la Marquise a encore évincé les avances du Comte… Et il n'a pas apprécié. De fait, son humeur s'en est ressentie toute la journée.
- J'ai parfois le sentiment qu'il n'est jamais de bonne humeur cet homme-là.
- Oh, ça lui arrive de l'être. Mais on remarque plus facilement ses crises de colère.
- Pourquoi se mettre en colère ? Dame Inarah ne lui a pourtant pas manqué de respect. Elle l'a renvoyé poliment.
- Ce n'est pas le problème, je crois.
- Alors quel est-il ?
- Elle refuse continuellement ses avances et ça l'irrite… Pourquoi la Marquise n'accepte-t-elle pas sa demande ?
- Tu oublies que Monsieur Josh nous a quitté il y a trop peu, lui explique Évelyn.
- Le Comte ne semble pas comprendre que la Marquise n'est pas prête à se remarier depuis la disparition de son époux, reprend Anya. Et puis, elle est libre de refuser. Connaissant le personnage qu'est le Comte, je ne peux qu'approuver sa décision. Il ferait mieux de la laisser en paix.
- Il est vrai qu'il n'est pas le prétendant idéal…
- Dame Inarah sait très bien à qui elle a affaire, ajoute la lavandière.
- Oui, sans doute, soupire Gautier. Mais, vous savez comme il est : c'est un homme tenace. Tant qu'elle n'acceptera pas, il reviendra sans cesse à la charge.
La jeune femme-de-chambre ne peut s'empêcher de rire :
- Grand bien lui fasse, lâche-t-elle.
- Je serais de ton avis s'il ne se vengeait pas sur nous…
- Pardon, ça m'a échappé. Je ne parviens pas à imaginer qu'il s'en prenne à vous simplement parce qu'il est contrarié ou en colère. Vous n'y êtes pour rien.
Le regard châtain du palefrenier se voile un instant.
- Il passe ses sautes d'humeurs sur les employés du domaine. Enfin, sur les domestiques du domaine, comme il aime nous appeler.
- En voilà un qui aime à ses donner de l'importance.
- Oui, c'est peu de le dire. Il est ambitieux. Tout le monde le sait. Et Madame D'Avila plus encore sans doute, puisqu'elle est l'objet de toutes ses convoitises.
- Ce n'est pas normal qu'il vous maltraite ainsi. Il faut vous défendre.
- Je sais bien, Évy, mais ce serait perdre notre emploi en même temps.
- Vous pourrez toujours en retrouver.
- Ce n'est pas si simple. Le Comte est influant. S'il fait savoir à toute la ville que ses employés sont des incapables, nous pouvons dire adieu à Félinin et partir chercher du travail ailleurs.
- Je n'avais pas pensé à ça, s'excuse la jeune femme tout en caressant le poil sombre de Fidèle.
Ce dernier, la tête posée sur ses genoux, se laisse câliner, fermant les yeux d'aise par moment.
- Et puis, je n'ai travaillé ailleurs qu'au Domaine de Richwel. Où pourrais-je bien aller ?
- Je suis certaine que Dame Inarah se fera une joie de t'accueillir ici. Le Domaine des Arflors aussi a besoin d'un palefrenier, le rassure Anya.
- L'idée est plaisante, sourit le jeune homme.
- Il ne faut pas hésiter à venir te présenter à la Marquise. Le hongre de Monsieur Josh aurait bien besoin d'être choyé. Et puis, le jardin compte aussi quelques poules, canards et oies, lapins, moutons et chèvres. Tu serais d'une grande aide à Taho. Après tout, il n'est que jardinier, pas fermier.
- J'y songerais, Évy. Merci.
Anya déballe doucement le petit paquet qu'elle a apporté dans son panier en plus de la bouteille de boisson de fée. Les yeux de Gautier se mettent à briller. Les petits pains torsadés constellés de grains de sucre et parfumés à la vanille lui mettent aussitôt l'eau à la bouche.
- Des torsades vanillées ! s'exclame-t-il en voyant les deux viennoiseries. Tu y as pensé !
- Toujours, rit-elle. Une pause goûter n'en serait pas vraiment une sans gourmandises à grignoter.
- Ah, Anya, je t'adore !
Il la prend dans ses bras pour lui poser un baiser sur la joue. La jeune femme éclate de rire, rougissant timidement aussi.
- Votre appétit fait plaisir à voir, plaisante Évelyn.
- Comme dit l'adage : quand l'appétit va, tout va !
- Exact. Bien dit, Gautier ! Ah, Évy, j'ai aussi pensé à toi, ajoute Anya en tendant une petite viennoiserie en forme de croissant à son amie.
- Un miel de lune. C'est gentil, Anya. Merci.
Cette délicieuse gourmandise est faite d'une pâte légère rayée de miel. Taillée en triangle, elle est ensuite roulée de la base à la pointe pour garder en son cœur un chocolat noir et fondant. Une forme de croissant de lune lui est donnée, une forme qui lui vaut son nom. Évelyn les aime sans doute autant qu'Anya raffole des torsades vanillées.
À ses côtés, Fidèle lui jette un regard gourmand qui la fait sourire. Il dévore des yeux le petit croissant zébré de miel que la jeune femme aux cheveux sombres tient dans la main.
- Non, mon ami, ce n'est pas pour toi, lui dit-elle.
L'animal se redresse, se léchant les babines, pour s'asseoir devant elle. Mais la lavandière ne cède pas et il retourne se coucher à l'ombre de l'arbre, sa tête posée sur ses pattes croisées.
- Il va bouder si tu ne partages pas, Évy.
- Fidèle n'est pas boudeur, tout chien de garde féroce qu'il soit, rit la jeune femme.
Pour preuve, Évelyn caresse doucement le pelage de l'animal qui finit par fermer les yeux de plaisir.
- Faut pas te laisser mener par le bout du museau mon vieux, lui chuchote alors Gautier, la bouche pleine. Les femmes nous bouffent tout cru sinon.
Ses deux amies ne peuvent se retenir d'éclater de rire.
Tous les trois finissent par s'étendre dans l'herbe, observant le lent ballet des nuages en cette fin d'après-midi. Gautier se laisse même aller à fermer les yeux, serein, loin des exigences du Comte. Ces petits moments avec ses deux amies lui fait un bien fou, chaque fois. Il se détend, oublie qu'il a encore tant de tâches à faire au Domaine de Richwel.
Il connait Anya depuis longtemps. Ils sont tous les deux originaires de Marosie. Et y partagent nombres de souvenirs. Il est parti avant elle pour Félinin, pour y trouver du travail. Et son enfance dans la ferme de ses parents s'est révélée très utile. Il n'a pas tardé à trouver un emploi de palefrenier pour le Comte de Richwel. Mais il ne connaissait malheureusement pas encore le personnage et sa scabreuse réputation.
La jeune femme, elle, est arrivée dans la cité portuaire deux ans plus tard. Et il ne pouvait être plus heureux de la retrouver. Elle est comme un rayon de soleil. Toujours de si bonne humeur, à voir le bon côté des choses. Même si c'est difficile parfois. Alors Gautier ne pouvait qu'être enchanté que son amie d'enfance soit embauchée dans le domaine voisin.
Il a connu Évelyn un peu plus tard, par le biais de la jeune femme-de-chambre. La lavandière est une personne discrète, souvent plongée dans un livre quand ce n'est pas dans son travail, et dont il aurait encore longtemps ignoré l'existence si Anya ne la lui avait pas présentée. Les deux employées de la famille D'Avila sont vite devenues amies. Gautier en aurait presque été jaloux. Et peu à peu, tous trois ont fini par instaurer ce petit rendez-vous de fin de semaine à l'ombre des arbres du Domaine des Arflors. Un rendez-vous qu'ils ne sauraient manquer pour rien au monde.
Le soleil décline doucement tandis qu'ils s'amusent à voir des personnages dans la forme des nuages. Les moutons blancs du ciel prennent des couleurs rosées, orangées. Ils échangent un autre verre de boisson de fée quand un homme vient à leur rencontre.
Grand, les épaules larges, le cheveu en brosse et très brun, une barbe de trois jours, les yeux noirs. C'est Taho, le jardinier, toujours une cigarette au bec. Il les salue amicalement d'un geste de la main.
- Alors les jeunes, on traîne sous les vergers ? sourit-il.
- C'est dimanche, Taho. On peut bien prendre une pause.
- Vous avez raison. Mais votre petite pause va devoir couper court, je le crains.
- Pourquoi ? s'étonne Anya.
- Gautier, le Comte te cherche, annonce le jardinier.
- Oh non, déjà ?...
- Il semblerait, oui.
- Moi qui pensais avoir terminé ma journée…
Il se lève, à regret, puis se décide à prendre le chemin du retour, souhaitant une bonne soirée à ses amies. Fidèle l'accompagne jusqu'au portail, puis revient près des deux jeunes femmes.
- Quel dommage que Gautier n'est pas pu rester d'avantage, souffle Évelyn.
- Le Comte ne se lasse jamais de donner du travail à ses employés. Je suis certaine qu'il pourrait très bien attendre le lendemain, surtout quand c'est à cette heure qu'ils les sonnent.
- Charles de Olstin est un personnage… particulier.
- Tu es gentille, se moque Anya. Il est plus que particulier : il est fou !
- Anya, chut !
- Mais, c'est vrai. Pour harceler Dame Inarah comme il le fait et pour traiter ses employés ainsi, il n'est pas normal. Je suis certaine qu'il a une maladie psychologique.
- Tu n'as peut-être pas tout à fait tort.
- Un jour, il sera responsable d'une tragédie. J'en suis convaincue.
- Peut-être pas jusque-là, tout de même.
- Avoues qu'il serait bien capable du pire.
- Au vu du personnage, ce serait fort probable, oui. Mais il n'irait pas jusqu'à commettre un acte impardonnable.
Anya reste silencieuse.
- Tu crois vraiment ? s'inquiète Évelyn.
- Il en serait bien capable.
La lavandière reste silencieuse, posant un regard songeur sur l'horizon.
- À quoi est-ce que tu penses ? demande Anya.
- Que nous avons bien de la chance de travailler pour Dame Inarah.
- Oui.
Le soleil disparaît peu à peu, emportant avec lui la lumière de ses rayons. Il fera bientôt nuit et les deux amies se décident à regagner la villa.
L'heure du souper approche et la faim se fait sentir malgré les viennoiseries qu'elles ont partagées. Elles retrouvent leurs camarades le temps du repas. Puis, l'estomac plein, elles ne tardent pas à retrouver leur lit. Une douche rapide pour se décrasser de la journée et détendre les corps épuisés. Partageant la même chambre, Anya et Évelyn discutent un moment. Jusqu'à ce que l'une des deux finisse par s'endormir, décidant l'autre à faire de même.
Dehors, Fidèle fait sa ronde du soir. Il veille. Les sens aux aguets, il scrute la pénombre en une ombre silencieuse. Un hibou chantonne une seconde dans les arbres des vergers, un chat aventureux dont les yeux brillent comme des chandelles s'avance dans le jardin, un mulot file se terrer dans son trou en un léger bruit de feuille. Mais une fois son tour du domaine terminé et assis sous le porche, le chien ne bouge pas, statue immobile guettant la nuit. Seuls ses yeux trahissent son attention.
Ces après-midi avec Anya et Évelyn l'amusent. Comme s'il redevenait un jeune chiot, il ne peut s'empêcher de jouer et de demander caresses et attentions que les deux jeunes femmes ne se privent pas de lui donner. Mais sitôt le soir tombé, il redevient ce chien de garde intransigeant et féroce que les curieux craignent.
Son regard est sans cesse attiré par une lueur vacillante sur le domaine voisin. Une silhouette se dessine, disparaît. Le grognement d'un chien auquel Fidèle ne répond pas. Le Comte fait encore une de ces soirées étranges, certainement.
Joseph vient sortir l'animal de sa garde, ouvrant doucement la porte d'entrée. Le chien se tourne vers lui pour l'observer. Le vieil homme s'apprête à aller se coucher à son tour. Tout le monde dort.
- Il est l'heure de rentrer Fidèle, viens.
Sans se faire prier, l'animal se lève et s'engouffre dans la maison. Sa ronde est terminée. Il la reprendra à l'aube, avant que tout le monde ne soit levé. Demain est un autre jour.
***
© Lynn RÉNIER