La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 12 : Conviée pour le Thé

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Au matin, le soleil perce à peine à travers les nuages. La brume est épaisse, l'air chargé d'humidité. Encore un orage qui se prépare. Décidément, cette année, le temps tourne souvent à la pluie. À croire que Dieu lui-même est en colère après les hommes…

Anya est morose en jetant un regard par la fenêtre : ce temps devient fou. Il change sans cesse. La veille, elle était dans les vergers avec Gautier et Évelyn à profiter de la chaleur et du soleil. Et là, il faut ressortir imperméables et parapluies. Même Fidèle reste au chaud. Il n'a pas mis le nez dehors depuis hier.

La jeune femme-de-chambre aurait aimé qu'il fasse beau, que le soleil soit encore au rendez-vous. Mais elle doit se contenter d'un ciel couvert, gris et menaçant. Tant pis. Au lieu de prendre l'air après sa journée, elle trouvera bien un moment pour s'installer au coin du feu avec une chaude tasse de thé. Et puis, le travail dans la demeure des D'Avila n'est pas si fastidieux. La Dame la laisse gérer ses tâches et son temps.

Dame Inarah est exigeante, mais elle sait aussi faire confiance à ses employés de maison. Ils ont été engagés pour leurs compétences et leur efficacité. Elle ne s'inquiète pas, elle sait que le travail qui leur est confié sera toujours fait comme elle l'attend.

Anya n'a pas de crainte à avoir, la Marquise n'est pas quelqu'un de tyrannique. Contrairement à Charles de Olstin, semble-t-il… Sur le Domaine des Arflors, du moment que les tâches sont faites correctement et en temps voulu, la Dame est satisfaite. C'est tout ce qui importe pour la jeune femme. Elle ne veut surtout pas décevoir celle qui lui a donné sa chance quand elle est arrivée à Félinin. Ce serait comme briser cette confiance que la Marquise a placé en elle.

Anya contemple ces nuages sombres qui s'accumulent au-dessus de la ville. Le vent les pousse vers les Montagnes du Grincheux où ils restent bloqués et le ciel s'assombrit peu à peu. Elle ne peut s'empêcher de lâcher un soupir.

- Eh bien, Anya, quel entrain !

Le jeune femme-de-chambre sursaute. Elle n'a pas entendu la jeune Sarah entrer.

- Je t'ai fait peur, pardonnes-moi, s'excuse cette dernière.

- Ce n'est rien Mademoiselle, je rêvassais.

La nièce de Dame Inarah esquisse un sourire. Puis, elle avance son fauteuil près d'Anya. Son regard se pose sur l'horizon ombrageux. Et elle affiche bientôt une moue boudeuse.

- Quel temps affreux. Moi qui voulais profiter des jardins aujourd'hui, c'est raté. Taho se faisait une joie de me parler de ses fleurs. Il doit être déçu…

- Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle. Taho sera toujours enclin à vous parler de son jardin fleuri quand le soleil reviendra. Il aura toujours un immense plaisir à le faire visiter, c'est certain.

- Je n'en doute pas. Mais nous voilà une fois encore cloitrés à l'intérieur. Quel dommage. Cette année, la météo est bien capricieuse.

- Oui, confirme Anya, songeuse.

La jeune Sarah tourne son regard vers elle, une petite étincelle dans les yeux.

- Pourras-tu te joindre à nous pour le thé cette après-midi ? Penses-tu avoir terminé d'ici là ?

- Je l'espère, Mademoiselle.

Le sourire de Sarah est si lumineux. Anya ne veut pas la décevoir. Elle fera en sorte d'être présente pour le thé. D'autant que Béatrice aura sans doute concocté un de ces gâteaux dont elle a le secret. La femme-de-chambre en a déjà l'eau à la bouche rien que d'y penser.

- Je te laisse terminer ce que tu étais en train de faire, annonce la nièce de la Marquise. Je ne te distraie pas d'avantage, que tu puisses finir à temps.

- Merci, Mademoiselle Sarah. Je serais à l'heure pour le thé.

La jeune fille lui adresse un sourire ravi en guise de réponse. Puis, laissant Anya à ses tâches journalières, elle dirige son fauteuil dans le couloir.

 

Sa tante Inarah a eu l'immense gentillesse d'adapter la demeure à son handicap, pour que Sarah soit le plus autonome possible. Ce sont ses jambes qui la trahissent, pas son esprit, et encore moins son énergie débordante d'adolescente. Alors, cette petite attention la touche profondément. Elle se sent moins différente ainsi, moins dépendante des autres aussi.

Et puis, les employés de la maison ne l'épargnent pas parce qu'elle est paraplégique. Ils se comportent avec elle comme avec n'importe qui d'autres dans la maison. Elle ne profite d'aucun traitement de faveur dû à son handicap. Ce qui lui fait souvent oublier la paralysie de ses jambes. Et c'est tant mieux !

Son fauteuil a été pensé par son oncle, ingénieur talentueux à ses heures perdues. Les engrenages qui actionnent les roues sont capables de se bloquer, pour qu'elle ne soit pas entraînée par l'élan et qu'elle puisse garder le contrôle de l'engin. Un petit moteur à vapeur, habillement dissimulé dans un petit coffre sous le siège, lui permet de palier les côtes et autres pentes à grimper. Ainsi elle sait se déplacer seule, sans dépendre constamment de quelqu'un.

Mais, depuis l'accident, elle ne supporte plus le regard que les gens posent sur elle. Un peu comme si elle était un monstre, difforme. Alors, elle sort rarement du domaine. Arpentant les allées des jardins, mais n'allant guère plus loin. Elle n'a que si peu franchi le portail d'entrée… La villa des Arflors lui convient, ici personne pour la juger, personne pour la dénigrer. Et puis, tout est à sa portée, lui laissant une quasi libre autonomie.

Si seulement l'automobile de ses parents n'avait pas quitté la route. Si seulement, il n'y avait pas eu ce fou, qui arrivait en face à vive allure, sans les voir dans le panache opaque de vapeur que produisait son véhicule…

Avec des si, on referait le monde, se dit-elle tandis qu'elle gagne le rez-de-chaussée. C'était la phrase préférée de son père, John. Comme il lui manque… Son oncle a su si bien la prendre sous son aile après ça. Il a fait vider une pièce pour elle, et lui a donner une chambre. Il a pris en charge ses frais médicaux, les soins aussi, la confection du fauteuil et l'aménagement complet de la villa. Il n'a pas regardé à la dépense. Pourtant la famille ne roule pas sur l'or, bien qu'elle soit aisée.

Sarah a eu du mal à accepter la disparition de ses parents, à se faire à cette maudite chaise roulante, à ses jambes qui ne remarcheront plus. Mais Josh et Inarah l'ont accueillie avec gentillesse, l'ont soutenue dans les épreuves qu'elle a traversées, et maintenant elle se sent un peu comme chez elle au Domaine des Arflors. C'est un peu comme son petit havre de paix, si paisible, loin de l'agitation de la ville et du jugement des autres.

 

Avec cette pluie qui s'annonce, Sarah ne peut se rendre à l'extérieur. Son fauteuil n'apprécie guère l'humidité. Les rouages de cuivre qui le composent n'aiment pas beaucoup l'eau. Et elle ne voudrait pas réduire à néant le travail ingénieux de son oncle.

Alors, descendant au rez-de-chaussée grâce à l'ascenseur que Dame Inarah a fait installer pour qu'elle circule entre les étages, elle part à la recherche de Zacchari. Son précepteur a son bureau non loin des quartiers des employés, et l'heure de ses leçons de violon approche. La jeune fille n'est pas une grande musicienne dans l'âme, mais jouer de cet instrument la détend. Elle peut, grâce à sa musique, libérer un peu ces émotions qu'elle ne parvient pas toujours à exprimer.

Son précepteur l'attend, rédigeant elle ne sait trop quelle note sur son cahier usé. Elle stoppe son fauteuil dans l'embrasure de la porte, l'observant avant d'entrer. Elle ne veut pas le déranger en pleine concentration.

C'est un homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux d'un noir de jais et aux yeux bleus lagon. Très grand, fin et presque longiligne, il est d'un naturel sérieux. Trop studieux parfois aux goûts de Sarah qui aimerait le voir plus souvent flâner. Son oncle lui disait souvent que c'est en observant qu'on apprend le plus. Et elle ne doute pas un instant qu'il ait raison.

Zacchari sort de sa concentration. Elle le salue poliment, et il l'invite à entrer. La jeune fille pousse son fauteuil jusqu'au bureau de son précepteur. Ce dernier pose son stylo, range son vieux carnet et sort l'étui à violon de l'armoire pour le tendre à son élève. La leçon va pouvoir commencer.


***


Le son du violon l'a bercée une partie de la matinée. Anya adore entendre Mademoiselle Sarah jouer. C'est si mélodieux à écouter. Et certains morceaux donnent presque de l'entrain dans les tâches qu'elle a à faire. Parfois le piano de son précepteur l'accompagne et toute la villa résonne de cette musique.

Peu après que treize heures ait sonné, son travail terminé, Anya prend le chemin de la cuisine. Béatrice lui a laissé une assiette pour son déjeuner. Elle n'a pas eu le temps de le prendre avec les autres. Elle tenait à avoir terminé toutes ses tâches de la journée pour pouvoir se libérer pour le thé. Le ventre plein, elle file rejoindre sa chambre, pour une douche bien méritée. Elle prend le temps de se changer et de passer des vêtements propres.

Pouvoir enfiler autre chose que ses tenues de travail est un vrai bonheur. Son ensemble préféré tient en une petite robe ceinturée d'un large serre-taille en cuir noir. Le haut est un chemisier d'un blanc cassé, aux courtes manches légèrement bouffantes, offrant un décolleté bateau rond et sage bordé d'un liseré de fines dentelle.

La jupe haute est tenue par le serre-taille à boucles cuivrées. Ce dernier, lacé sur les côtes, accentue la taille de la jeune femme. La jupe, aux rayures verticales plus ou moins épaisses, est un nuancier de violet et de mauve. Elle est faite de plusieurs couches de jupons à volants qui tombent sur ses genoux en un nuage de crénelles immaculées.

Une petite poche habillement dissimulée lui sert à y glisser une montre à gousset, la chaînette venant se fixer au serre-taille. Un collant noir opaque habille ses jambes, et elle se chausse souvent d'une jolie paire de bottes à talons au style très victorien.

Quand elle est amenée à sortir, elle se pare d'une paire de courtes mitaines aux couleurs de sa robe. Une corole de dentelles en habille le poignet. Elle aime aussi porter une veste cintrée aux mêmes nuances de couleurs et motifs rayés que sa jupe. Dans un style tailleur, avec des manches bouffantes sur les épaules et deux boutons de cuivre sur le devant. Plus longue à l'arrière avec un nœud de satin de couleur prune, elle vient terminer la tenue avec une indéniable touche de féminité.

Et c'est sans parler de ce petit chapeau en feutre dont elle se pare parfois, au ruban violine habillé de petites fleurs artificielles, de nœuds de dentelles et de courtes plumes d'autruches. Il vient surmonter le chignon serré qu'elle fait le plus souvent lorsqu'elle sort.

Mais ce dont Anya ne se passe jamais est son ras de cou en velours noir, au pendentif très félin. Le bijou est un camée au fond clair dont l'effigie est un chat assis. Et elle l'adore. Un cadeau de Dame Inarah pour son premier anniversaire au domaine. Une attention qui l'a profondément touchée. Elle prend grand soin de le retirer lorsqu'elle travaille. Sitôt ses tâches terminées, elle s'empresse de s'en parer de nouveau.

 

Elle se jette un œil dans le miroir, se jauge. Un sourire au coin des lèvres, elle est satisfaite de son allure. Cette tenue sied à merveilles pour l'heure du thé. Puis, ayant un peu de temps devant elle, Anya descend alors ses affaires pleines de poussières à la laverie.

- Évy ? appelle-t-elle, timide, en poussant la porte. Évy, c'est moi. Je t'apporte mon linge.

Personne ne lui répond. Si son amie était présente, elle viendrait la saluer. Elle a dû s'absenter.

- Évy, tu es là ? retente-t-elle.

La laverie est silencieuse. Seule une agréable odeur de lessive et de propre embaume l'air. Évelyn n'est pas là pour l'accueillir d'un sourire, mais le linge confié la veille est déjà lavé et repassé, soigneusement plié dans les bannettes. Au domaine, chacun a la sienne, une manière plus simple de retrouver ses affaires.

Anya dépose donc son linge dans sa bannette, laissant échapper un léger soupir. Elle aurait aimé discuter un peu avec son amie. Cette dernière a peut-être été demandée pour une autre tâche.

- Tant pis, souffle la jeune femme-de-chambre.

Regrettant que la lavandière ne soit pas là, Anya retourne à la chambre. Elle profite d'avoir terminé ses tâches pour se reposer un peu. Voilà un moment qu'elle n'a pas pris le temps de lire. Cherchant un ouvrage à attaquer dans la petite étagère de la chambre, elle n'entend pas Évelyn entrer. La lavandière s'appuie au chambranle de la porte, l'observant avec un sourire en coin. La jeune femme-de-chambre ressemble à un chaton curieux parfois.

- Envie de lecture ? lui demande-t-elle, après une minute ou deux.

Anya sursaute.

- Je ne voulais pas te faire peur, pardon, sourit son amie amusée.

La jeune femme-de-chambre laisse échapper un soupir :

- Ce n'est rien. Je ne savais pas que tu étais là. Tu as l'art de te faufiler dans mon dos sans que je ne m'en rende jamais compte, c'est agaçant.

- Je sais, rit Évelyn.

- Je t'ai cherché à la laverie mais tu n'y étais pas.

- Tu es passée ?

- Oui, pour mon linge. J'ai cru que tu étais en ville.

- Non, j'étais sortie dans le jardin. Sam avait besoin d'aide pour tailler les rosiers.

- Parce que tu tailles les rosiers toi maintenant, se moque Anya.

- À mes heures perdues, ça m'arrive, lui répond Évelyn avec un sourire.

Elle s'approche, observant les quelques livres posés sur l'étagère :

- Tu cherches quelque chose en particulier ?

- Pas vraiment, juste de quoi occuper mon ennuie.

- Les livres n'aiment pas que l'on parle d'eux ainsi.

- Je sais bien, mais je ne sais plus quoi lire, à force. J'ai lu presque tous ces livres. Enfin, je les ai tous lu, conclue-t-elle à la réflexion. Ceci dit, ça ne règle pas mon problème d'ennuie. Ce n'est pas contre les livres, tu le sais.

- Je te connais bien assez pour savoir que tu aimes les livres, la taquine son amie aux cheveux sombres. Attends, je pense avoir quelque lecture qui t'intéressera. Une histoire de magie qui prend lieu à Félinin.

- Vraiment ? s'enthousiasme-t-elle.

- Oui. Ça devrait te plaire.

- Évy, tu es la meilleure !

De sous son oreiller, la lavandière sort un petit livre qu'elle tend à Anya.

« Le Lion Sorcier » : le titre a de quoi attiser sa curiosité et un sourire enfantin se dessine sur son visage. Elle saisit le roman avec timidité, presque avec un peu de respect. La couverture de cuir vieillie est gravée du portrait d'un félin à la crinière épaisse, des courbes et des volutes autour de lui comme un nuage de magie. Anya ne peut s'empêcher de la caresser. Elle la trouve magnifique.

- Peut-être es-tu en train de le lire. Ne veux-tu pas le finir ?

- Je l'ai déjà terminé, il y a longtemps. Tu peux le prendre, je te le confie. Désormais, il est à toi, prends-en soin.

- Merci, Évy. J'y ferais attention. Je te le promets.

- Je n'en doute pas une seule seconde. Et puis, ça aura au moins le mérite d'occuper tes heures de liberté. Du travail m'attend, je dois te laisser.

- Oh, déjà ? Ne restes-tu pas ?

- Ton linge ne se lavera pas tout seul, lui fait remarque la lavandière. Et puis, tu es en bonne compagnie maintenant.

Anya rougit.

- Tu viendras prendre le thé tout à l'heure ?

- Je ne sais pas. Tout dépend du travail qu'il me reste à faire avant ce soir.

La jeune femme-de-chambre note une certaine gêne chez son amie. Curieux.

- S'il te plait, Évy, essaie d'être là. Tu réussis à t'échapper à chaque fois, à croire que tu n'apprécies pas notre compagnie.

- Ce n'est pas cela. Tu le sais bien…

Un simple regard fuyant qu'Anya préfère ne pas remarquer.

- J'essaierai, murmure Évelyn.

Son amie n'insiste pas d'avantage.

- Je te laisse à ta lecture, ajoute la lavandière, à plus tard.

- Je vais attaquer ça tout de suite ! Merci encore.

Trop fascinée par la couverture de cuir du roman, elle ne remarque pas l'étincelle qui brille l'espace d'une seconde dans l'œil d'Évelyn.

Elles échangent un nouveau sourire et la lavandière abandonne son amie à sa lecture. Tranquillement, Anya s'installe dans son lit, un oreiller sur lequel s'adosser, et la voilà partie dans un récit emplit de magie et de créatures fantastiques.


***

© Lynn RÉNIER
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