La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 13 : Insistance Déplacée
Lynn Rénier
L'heure du thé arrivée, Anya quitte sa lecture à contre cœur. Ces histoires pleines d'enchantements et de fantaisie lui plaisent toujours autant. Et elle a bien du mal à retourner à la réalité.
La jeune commis a laissé le thé infusé, chargeant Anya de récupérer le plateau pendant qu'elle s'occupe du reste. Gagnant les cuisines, la jeune femme-de-chambre se charge donc de tirer la théière du feu et d'amener le plateau que Béatrice a préparé jusqu'au salon.
Elle tente de garder l'équilibre pour que rien ne tombe. La théière brûlante dégage son parfum entêtant. Les petits gâteaux préparés par Cidji mettent l'eau à la bouche. Le sucrier tinte un peu avec sa cuillère en porcelaine et le petit broc de lait reste stable, au grand soulagement d'Anya.
Dame Inarah, sa nièce Sarah, Béatrice et Ophélie sont déjà là. La commis aux cheveux roux a préparé la petite table du salon, avec le service de tasses en porcelaine de la Marquise. Les fauteuils et les coussins sont rassemblés en cercle, n'attendant plus qu'elles. Anya pose le plateau doucement et laisse Béatrice se charger du service. Elle est plus adroite qu'elle pour ça.
Ce petit moment, qu'elles s'accordent entre femmes une fois par semaine est un rituel auquel elles sont attachées. La Marquise ne tient rigueur des rangs, de la hiérarchie sociale. Pour elle, ses employés sont avant tout des amis, des proches. Elle juge important de leur accorder cet instant de légèreté, loin de leurs tâches quotidiennes.
Elles viennent à peine de s'installer pour partager une tasse de thé au jasmin qu'un visiteur inattendu s'invite sans permission. La cloche résonne, jusqu' à ce que Joseph ouvre enfin.
- Dame Inarah ne peut vous recevoir, Monsieur le Comte, entendent-elles répondre le vieux majordome.
- Elle ne peut jamais me recevoir de toute façon, se plaint son interlocuteur. Elle est toujours occupée, en affaires ou que sais-je encore.
- Vous comprendrez que depuis la disparition de Monsieur D'Avila, la Marquise soit fort prise et…
- Soit, coupe l'autre, mais ça n'excuse pas qu'elle ne soit jamais disponible lorsque je me présente. Ne peut-elle pas accorder de son précieux temps à autre chose qu'aux affaires de Josh.
- Madame ne tient pas à ce que la compagnie de son mari fasse faillite. Vous le comprendrez certainement. Vous êtes commerçant, vous aussi.
- Oui, oui, vieux rabat-joie, je le comprends. Mais cela fait des mois que je demande à avoir une entrevue avec Inarah et qu'elle me renvoie sans ménagement. Ça ne peut plus durer. J'exige de la voir !
Joseph reste sur ses gardes. La dernière fois qu'il a tenté de repousser le Comte, cela lui a valu un méchant coup dans le menton. Ça aurait pu être pire. Et cette fois, Sébastien est avec lui, en cas de besoin.
- Je ferais passer votre message à la Marquise. Pour l'heure, elle ne peut vous recevoir, je regrette.
- Chaque fois c'est le même discours, Joseph. J'en ai assez ! Laisses-moi passer vieux pingouin…
Le majordome sait que l'insulte tient sur son uniforme en queue de pie. Il n'en prend note. Le Comte n'est pas réputé pour sa retenue et sa politesse, à quoi bon le lui faire remarquer.
- Je ne peux pas vous laisser entrer, Monsieur, répond calmement Joseph.
Il salue poliment le Comte, s'apprêtant à refermer la porte sur lui. Mais Charles de Olstin en décide autrement. Il glisse son pied dans l'entrebâillement et force le passage. Une fois encore. Joseph manque de prendre la porte dans la figure. Par chance, Sébastien réagit à temps pour lui éviter d'être assommé.
Charles cherche à s'engouffrer dans la demeure mais Taho l'y attend. Le jardinier est une véritable armoire à glace, grand et fort. Son passé de soldat se lit sur lui. Il vient en renfort pour obliger l'homme à sortir. Sébastien et lui parviennent ainsi à repousser le Comte, qu'importent ses vociférations. Mais tout ce raffut finit par alerter Dame Inarah.
Agacée par l'agitation qui règne sur le pas de sa porte, la Marquise quitte un instant ses jeunes amies.
- Excusez-moi, mesdemoiselles. Je reviens tout de suite.
- Serait-ce encore le Comte qui fait tout ce tapage ? ose Sarah.
- Il semblerait… Je me faisais la remarque qu'il n'était pas passé m'importuner ce matin, comme à son habitude, soupire la Marquise.
Elle retrouve les quatre hommes dans l'entrée. Elle n'est pas d'humeur à discuter avec son impertinent voisin.
La voyant approcher, le Comte se fige aussitôt, fasciné. Tout homme sensé ne peut nier que la Dame est une superbe femme. Sa robe en crinoline et satin lui va à merveilles, le corset de cuir noir soulignant ses formes et sa taille de guêpe. La chemise, qui tient lieu de bustier, offre un décolleté délicieux. Le petit ras de cou qu'elle porte vient se glisser dans les pans du col avec délicatesse. Bien dommage qu'elle ne porte de couleur, car c'est toujours le deuil et le noir qui colorent sa garde-robe.
- Charles, quelle surprise, ironise-t-elle.
- Ma chère Inarah, tu es radieuse.
- Ne commencez pas vos flatteries. Que voulez-vous ?
- La même chose qu'hier, qu'avant-hier et que les jours précédents.
- Bien évidemment…
- Pourquoi ne pas m'accorder du temps, ma douce ?
Un long soupir s'échappe des lèvres de la Marquise.
- Vous rendez-vous compte que je porte encore le deuil de mon époux ? finit-elle par souffler.
- Je suis là pour te retirer tout ce noir, Inarah, sourit mesquinement Charles.
- Charles, cessez donc ! Ne voyez-vous pas que je ne suis pas encline pour l'heure à fréquenter un autre homme ? Comment puis-je vous le faire comprendre ?
- Je peux arranger cela, s'entête-t-il encore.
- Et bien pour ma part, je ne suis pas certaine de le vouloir. J'ai bien conscience de vos intentions mais je n'y concèderais pas. Vous épouser alors que je viens de perdre le père de mon fils, il n'en est pas question ! Votre demande est totalement déplacée !
- Oh, ma chère, fais donc un effort. Je…
- Non, Charles. Ça suffit comme ça. C'est indécent de votre part d'agir comme vous le faites, alors que vous avez parfaitement connaissance des choses. Et je ne cèderais pas.
- Je saurais te faire changer d'avis.
- Serait-ce une menace ?! s'offusque la Marquise. Vous dépassez les bornes. Et dites-le vous bien, Charles, quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, je ne reviendrais pas sur ma décision. Maintenant, veuillez m'excuser, j'ai à faire.
- Tu as toujours à faire, Inarah. Tu es une femme très occupée.
- Depuis que mon mari n'est plus, oui. Il faut bien quelqu'un pour maintenir l'héritage de la famille D'Avila.
- Je me ferais une joie de t'y aider.
- Vous vous ferez une joie de tout dilapider ou de vous accaparer tout ce que je possède, plutôt ! Vous devenez insultant, Charles. Faites attention.
- Bien loin de moi pareille intention, je…
Le regard foudroyant de la Dame le fige sur place. Qu'il ose prononcer encore un mot et elle n'hésitera pas à le chasser comme un malpropre. Elle tente de garde son calme mais c'est si difficile devant pareil personnage.
- Écoutez-moi bien, Charles, je sais pertinemment que vous ne convoitez que mon titre et mon argent, rien d'autre. Vous allez avoir quarante ans et quel plus beau cadeau selon vous que d'obtenir un titre de Marquis à cette occasion, ironise Dame Inarah à bout de patience. Seulement, ça ne se passera pas comme vous l'espérez. Sachez que c'est bien malgré moi que je reste polie, mais il pourrait en être autrement. Alors ne me forcez pas à devenir méchante. Fidèle se ferait une joie de vous montrer la sortie à coups de crocs. Et ça, c'est une menace.
- Puisque c'est comme ça…
- Oui, c'est comme ça, le coupe-t-elle sans ménagement. Veuillez quitter le domaine. Et ne pas y revenir sans ma permission. Auquel cas, je ferais appel à la Brigade. Tenez-le vous pour dit. Au revoir.
Et sans lui accorder un regard, elle s'en retourne au salon, retrouver ses invitées pour le thé.
Seulement, Charles ne veut pas en rester là. Il fulmine. Se faire rejeter ainsi ne lui plait guère. Il enrage. Jamais une femme ne lui avait parlé sur ce ton jusqu'à présent.
- Vous avez entendu la Dame, gronde Taho pour le pousser dehors.
Le jardinier se ferait une joie de le faire sortir du domaine sans ménagement. Il siffle pour appeler Fidèle. Le chien vient se placer à ses côtés, fixant l'intrus de ses yeux soudain féroces.
- Oui, oui, le terreux. Je m'en vais, peste le Comte.
L'animal gronde, révélant ses crocs. Mais le jardinier ne relève même pas l'insulte. Toutefois, il ne quitte pas le Comte d'une semelle tant que ce dernier n'a pas dépassé le portail du domaine. Il tient à s'assurer que l'homme quitte bien les lieux et verrouille le portail derrière lui. Charles reviendra, c'est certain. Mais pas aujourd'hui.
Alors que chacun retourne à ses occupations, le ciel se couvre peu à peu. Un nouvel orage se prépare. La météo n'est vraiment pas clémente cette année…
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© Lynn RÉNIER