La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 19 : Le Réconfort d'une Amie
Lynn Rénier
Sur les hauteurs de Félinin, bientôt, tout le monde est au courant de la tragique histoire qui s'est abattu sur le Domaine de Richwel. Étrangement, le Comte ne se montre pas, bien à l'abri des questions et des regards dans son manoir. Seul le majordome Hubert Vannier est venu se présenter au portail pour demander à tous les badauds présents de laisser son maître en paix et de bien vouloir quitter les lieux.
Cet homme-là, la jeune lavandière des D'Avila ne l'aime guère. Il est sombre, et a ce regard qui vous fait dresser les poils dans la nuque sans trop savoir pourquoi. Sa moustache trop fine et trop bien taillée, son uniforme sans pli ni froissure, sa cravate impeccablement nouée, ses lunettes rondes aux branches dorées posées sur le bout de son nez, ses cheveux d'un noir terne coupé au carré avec la raie au milieu. Pour Évelyn, il fait bien trop propre sur lui pour être sain d'esprit.
Il n'a d'ailleurs pas besoin de la chasser pour qu'elle quitte les lieux aussitôt qu'elle le voit approcher. Même sa voix lui est désagréable. Comme un vil serpent tentateur qui vous susurre de trop séduisantes paroles à l'oreille avant de cracher son venin. Cependant, Évelyn n'est pas là pour se confronter à lui. Pas cette fois. Elle est simplement venue voir si Anya se trouve toujours là.
Elle a appris la malheureuse nouvelle, et a aussitôt abandonné son travail afin de tenter de la trouver pour la consoler. Mais ne trouvant pas son amie dans la demeure de leur maîtresse, elle a alors espéré la trouver sur le domaine voisin à vouloir comprendre ce qui avait causé la mort de leur ami ou à pleurer son chagrin dans les bras de l'un des domestiques du Comte.
- Tu l'as manqué de peu, lui apprend Paul quand elle lui pose la question. Elle était là il y a une minute. J'ai essayé de la réconforter mais elle est partie, en larmes.
Évelyn se mord la lèvre par réflexe : elle n'aime pas savoir son amie si triste. Elle ne s'attarde pas plus auprès des domestiques du Comte et prend congé.
Elle sait que Gautier est décédé et voir son cadavre ne lui apporterait que des cauchemars. Elle préfère garder de lui l'image qu'elle lui connait : un jeune homme souriant et plein de vie avec qui Anya et elle passaient leur temps libre à bavarder de tout, de rien dans les jardins de Dame Inarah. Elle pensait seulement pouvoir venir y réconforter son amie.
Mais ne la voyant parmi les domestiques et les badauds présents, l'inquiétude s'empare d'elle. Elle sait Anya très proche de Gautier. Amis d'enfance, ils ont eu l'incroyable chance de se retrouver au service des D'Avila et De Olstin, voisins de quelques mètres. Alors, la jeune femme-de-chambre doit être bien peinée d'avoir appris que le palefrenier n'est plus.
Elle sait néanmoins où la trouver. Elle devine où son amie a pu aller trouver refuge. Et avant qu'Hubert Vannier ne vienne lui demander de « bien vouloir foutre le camp », elle fait demi-tour pour y rejoindre Anya. Du moins espère-t-elle l'y recouvrer.
En arrivant près du petit kiosque, Évelyn la voit comme elle l'imaginait. Elle sait combien la peine d'Anya est grande car elle la partage. Prostrée dans les jardins, là où ils avaient l'habitude de se retrouver parfois tous les trois à leurs heures de libre, la jeune femme-de-chambre pose un regard vide sur le paysage qui s'étend devant elle. Et elle n'entend pas son amie approcher.
La lavandière s'assoit à ses côtés, silencieuse. Elle ne dit rien, car il n'y a rien à dire de plus que les autres aient déjà pu dire. Et puis, elle ne veut pas la brusquer. Doucement, Anya se laisse aller contre l'épaule de son amie, venant y poser sa tête. Ce réconfort silencieux est ce qu'il lui fallait, et il n'y avait qu'Évelyn pour le lui apporter.
Son regard retrouve un semblant de vie. Les oiseaux qui viennent se poser dans les arbres attirent son attention. Et elle quitte peu à peu cet état placide et sombre qui l'habite depuis les funestes révélations de la journée.
- Je m'excuse, je n'ai pas pu travailler aujourd'hui. Dame Inarah doit m'en vouloir…
- Ne t'inquiètes pas, nous nous sommes répartis les tâches avec les autres pour te laisser ta journée.
- Vraiment ?
- Oui, Dame Inarah en a été informée. Tu n'as pas à t'en faire. Elle comprend que tu n'aies pas l'esprit à ton travail.
Anya retrouve le silence un moment, sa tête contre l'épaule d'Évelyn.
- Je n'arrive toujours pas à croire qu'il ne viendra plus nous retrouver ici… murmure-t-elle d'une voix brisée. Que nous n'aurons plus nos discutions comme avant…
- Moi non plus, lui répond doucement Évelyn en posant sa tête contre la sienne.
- Et pourquoi s'en prendre à lui ? Il est… Il était si gentil avec tout le monde.
- Je ne sais pas, Anya.
La jeune femme lève les yeux vers son amie :
- Tu crois que quelqu'un pouvait lui en vouloir ?
- Je ne crois pas. Il n'est pas… Il n'était pas du genre à se faire des ennemis, reprend Évelyn le cœur lourd.
- Pourquoi lui alors ? S'enquit Anya les larmes aux yeux. Pourquoi, Évy ? Il n'a rien fait de mal, j'en suis certaine !
Son amie ne lui répond pas. Au fond, elle ne sait pas vraiment quoi lui répondre. Car elle se pose les mêmes questions. Ne pouvant que consoler Anya, elle la prend dans ses bras et la jeune femme-de-chambre s'y laisse aller pour déverser son chagrin.
Serrée tout contre Évelyn, Anya finit par se calmer. Peu à peu, elle sèche ses larmes. La chaleur réconfortante de son amie lui fait du bien. Elle seule peut vraiment comprendre ce qu'elle ressent. Et c'est pour cette raison qu'elle apprécie autant sa présence en cet instant. Comme une petite fille, elle se muche contre elle, chassant ainsi un peu de sa tristesse.
Évelyn caresse doucement ses cheveux clairs, compatissant à sa peine. Elle aussi appréciait la gentillesse et le sourire chaleureux de Gautier. Le palefrenier va lui manquer. Mais la tristesse d'Anya lui serre le cœur. Elle n'aime pas la voir ainsi et s'emploie alors à sécher ses larmes avec tendresse et douceur.
Tandis qu'Anya retrouve son calme, Évelyn lui tend un mouchoir pour qu'elle sèche ses joues humides des larmes qu'elle a versées. Puis, elle pose sur la jeune femme-de-chambre un regard tendre et compatissant.
- Si tu as besoin de quelques jours, j'en ai déjà parlé avec Dame Inarah. Je te remplacerais sans problème.
- C'est gentil, mais je pense que ça ira.
- En es-tu sûre ?
- Je suppose que oui. Et puis, tu as bien assez de travail comme ça, tu ne vas pas t'occuper de mes tâches en plus.
- Ça ne me dérange pas, Anya. Si je te le propose.
- Je sais bien, mais…
La jeune femme-de-chambre lâche un soupir.
- Je crois que j'ai besoin de changer d'air, en vérité…
- Où veux-tu aller ?
- Je ne sais pas…Peut-être que m'éloigner un peu du domaine quelques temps…
- Voudrais-tu rentrer à Marosie ?
- Non, je veux rester à Félinin. Mais simplement sortir du contexte. Tout me rappelle Gautier ici. Alors, si je pouvais loger en ville, le temps de me faire à l'idée qu'il n'est plus là…
- Kylian pourrait t'accueillir le temps qu'il te faudra, lui apprend Évelyn.
Anya sait combien le garde-forestier est une bonne âme, malgré son air froid et taciturne. Si son amie le lui propose, c'est qu'ils en ont parlé tous deux et qu'il n'est pas contre l'idée de l'accueillir si elle en ressent le besoin.
Compagnon de la jeune lavandière, Anya le connait depuis son arrivée au service de Dame Inarah. D'ailleurs, à Félinin, Kylian est connu comme le loup blanc. Il garde l'accès au Bois Interdit et empêche quiconque d'imprudent d'y pénétrer. Elle n'ignore pas qu'il l'accueillerait avec plaisir dans sa modeste maison à la lisière du bois, le temps qu'elle se remette du décès tragique de Gautier. Seulement, elle ne veut pas déranger, encore moins s'imposer. Et puis, c'est avec Évelyn qu'il devrait passer du temps, pas avec elle. Eux qui se voient si peu…
- Non, répond-t-elle doucement, je ne veux pas le déranger. Je crois que ça ira. Je t'assure.
Mais la lueur d'inquiétude dans le regard d'Évelyn ne disparait pas pour autant.
- Si vraiment ça ne va pas, je sais que je pourrais toujours te demander. Ne t'en fais pas. En fin de compte, me plonger dans mon travail m'aidera peut-être à ne pas y penser.
Anya offre un sourire à son amie, comme pour la convaincre.
La jeune lavandière n'est pas dupe, mais elle n'ajoute rien de plus. Alors, doucement, elle l'invite à rejoindre la maison, et le temps frais du soir la décide à la suivre. En chemin la jeune femme se serre contre elle, son bras dans le sien.
- Merci d'être là, Évy, chuchote Anya.
- Je t'en prie, c'est bien normal.
La jeune femme-de-chambre retrouve un semblant de sourire.
La gentillesse d'Évelyn lui a toujours fait du bien, un réconfort dont elle ne sait se passer quand le besoin s'en fait sentir. Elle est un peu comme la sœur qu'elle n'a jamais eue. Pas qu'elle ne s'entende pas avec Cléo, sa sœur aîné partie se marier dans une ville plus au Nord avec l'officier de l'armée dont elle est tombée amoureuse. Elles sont simplement différentes. Alors, avec Évelyn, elle retrouve un peu de cette complicité qu'elle pourrait avoir avec une sœur. Et rien que cette pensée lui rend doucement le sourire.
Tandis qu'elles arrivent près du porche de la petite villa, Fidèle les accueille sereinement d'un simple regard. La lavandière le salue d'un geste de la main et le chien repose tranquillement sa tête sur ses pattes croisées. L'animal monte la garde sur le perron depuis la nuit dernière, ne dérogeant à son poste, ne serait-ce que pour manger. Son instinct a certainement dû le prévenir du danger, et il ne laissera personne franchir la porte d'entrée s'il juge qu'il y a une menace pour Dame Inarah et son nouveau-né.
Les deux amies regagnent leur chambre dans le quartier des domestiques. La petite Ophélie dort déjà et Béatrice prépare le menu du lendemain à la lueur d'une bougie. En voyant Anya rentrer, elle s'enquit aussitôt de son état. La jeune femme-de-chambre la rassure d'un sourire, un peu forcé. La commis le lui rend et, ne tenant pas à l'incommoder d'avantage, en retourne à sa tâche.
Évelyn la pousse alors dans la salle d'eau. Un petit rafraichissement lui fera le plus grand bien. Elle ne rechigne pas. La lavandière lui dit souvent que l'eau a l'étrange pouvoir d'apaiser les esprits. Du moins un temps. Elle n'a peut-être pas tout à fait tort. Car en retournant vers les chambres, Anya se sent curieusement plus légère et brusquement fatiguée.
Béatrice a éteint sa bougie et sa respiration sereine dans la pièce d'à côté apprend à Anya qu'elle dort déjà. Évelyn s'est glissée dans son lit, ayant laissé la lampe de chevet de son amie allumée. Anya se glisse sous ses draps, épuisée. Elle aimerait que cette journée ne soit qu'un cauchemar, et qu'au matin, en se réveillant, elle découvre que tout ceci n'est que le fruit de son imagination. Seulement, elle sait qu'il n'en sera rien. Et les larmes reviennent glisser sur ses joues.
Alors qu'elle pense que toutes dorment et ne l'entendent pas pleurer, elle sent Évelyn se glisser dans le lit près d'elle. Aussitôt, Anya se tourne vers son amie pour se réfugier dans ses bras. La lavandière lui murmure de douces paroles, caressant ses cheveux avec douceur pour la rassurer.
- J'oubliais, l'avertis Évelyn une fois qu'elle sèche ses larmes de nouveau, l'Inspecteur Hotch viendra interroger tout le monde demain, au sujet de ce qui s'est passé. Si tu ne te sens pas de parler de Gautier avec lui, tu n'es pas obligé de le voir.
- Ça ira, je pense. S'il n'est pas trop inconvenant et intrusif.
- J'y veillerais.
La jeune femme-de-chambre esquisse un sourire : elle sait combien Évelyn peut se montrer protectrice avec les gens qu'elle apprécie. Puis, dans la chaleur réconfortante de son amie, elle ferme enfin les yeux et se détend pour s'endormir.
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© Lynn RÉNIER