La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 2 : Sur la Place du Marché

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

Deux mois et demi plus tard.

Le soleil est levé depuis une petite heure et Anya est déjà en route pour le marché, emmitouflée dans son manteau, une épaisse écharpe autour du cou pour braver le froid mordant de l'hiver. Accompagnée de Béatrice Than, la commis du Domaine des Arflors, elle scrute la ville sous ses pieds depuis la cabine du funiculaire. Au loin, elle voit la grande place, très animée de si bon matin. Comme chaque fois que le marché s'y tient, d'ailleurs. Il est encore tôt en cette matinée hivernale et pourtant il y a foule : les habitués sont là, attendant patiemment que les marchands s'installent. Le succès de l'évènement surprend toujours la jeune femme. Il faut dire, ces étales colorées et ces parfums alléchants ont de quoi attirer les badauds autant que les commerçants.

Le marché se tient tous les jours sur la grande place de Félinin, du lever au coucher du soleil. Et il ne désemplit pas de la journée. Anya a l'habitude de s'y rendre tous les deux ou trois jours, en compagnie de Béatrice pour y faire quelques achats. Sa camarade aux cheveux roux et aux yeux bleus la convie régulièrement à se joindre à elle pour les commissions du Domaine des Arflors dont elle a la charge. Anya ne saurait s'en dispenser : c'est l'occasion pour elle, femme-de-chambre au dit domaine pour la famille d'Avila, de sortir un peu en ville. Et ce qu'elle préfère par-dessus tout, c'est prendre le funiculaire pour descendre sur la grande place du marché. Depuis la cabine, elle a une vue imprenable sur la cité de Félinin.

 

Posée près de la côte, Félinin est une ville portuaire pleine de vie. Bordée par les Montagnes du Grincheux à l'Est, la Baie des Oies au Sud où entrent les bateaux, et le Bois Interdit au Nord, la ville est née dans une petite cuvette donnant sur la mer, nichée entre les fleuves Biscia et Mariposa. Ce qui en fait un port idéal pour le commerce avec les contrées plus lointaines.

Les navires viennent y accoster nombreux pour y déposer marchandises et cargaisons, avant de repartir aussi pleins qu'ils sont arrivés. Le commerce y est important, ce pourquoi Félinin est principalement connu. Fleuron du pays dans ce domaine, la cité fait preuve d'exemple en termes de réussite commerciale avec le reste du monde, d'avancées technologiques aussi. En quelques années à peine, la Baie des Oies est vite devenue un port où fourmillent marins, dockers, marchands et commerçants en tous genres.

Cité moderne du pays, c'est la fortune des maîtres commerçants qui a véhiculé toutes ces innovations qui font la félicité de Félinin. L'électricité apportée par ces riches marchands fait de cette cité une ville lumière. Le funiculaire et le tramway la desservent, passant par ses grandes avenues et reliant les points centraux tels que la place du marché, l'hôtel-de-ville et le port. On croise parfois de fabuleuses machines et autres engins à vapeurs, dont les engrenages turbinent, dont les moteurs vrombissent en dégageant une fumée blanchâtre. C'en est presque fascinant. Et les chevaux ne sont plus, depuis longtemps, le seul moyen de locomotions de la ville.

Au fil des siècles, sa construction s'est étendue à la colline. Sur cette pente douce donnant sur la mer, Félinin abrite une population commerçante depuis de nombreuses générations. Les plus riches familles de marchands y ont élu domicile, habillant les hauteurs de la ville de magnifiques maisons et autres villas, avec jardins et cours fleuries. Josh D'Avila était l'un de ces aventuriers des mers et des marchés de l'étranger.

 

À cette pensée, Anya baisse les yeux sur son panier. Monsieur D'Avila lui manque. Sans lui, le Domaine des Arflors est si triste. Sa veuve, Dame Inarah, a su rester forte après sa disparition. Pourtant, la jeune femme sait combien la Dame est endeuillée. Malgré les apparences et les rangs, Anya est très proche d'elle. Au domaine, les domestiques ne sont pas malheureux, ni considérés comme des esclaves devant répondre à toutes les exigences des maîtres de maison. Contrairement aux employés de certaines autres demeures.

La famille D'Avila a une relation presque amicale avec les gens qui travaillent pour elle. Pour rien au monde Anya n'irait ailleurs. Elle s'y sent un peu chez elle. Depuis qu'elle a quitté le foyer de ses parents pour trouver du travail, la jeune femme n'a pas connu meilleure maison. Et voilà plus de huit ans qu'elle s'y trouve. Alors, cette ville a un attrait tout particulier pour elle. Elle s'y sent bien.

 

Elle ne se lasse pas d'admirer le paysage qui s'offre à sa vue chaque fois qu'elle prend le funiculaire pour se rendre dans le centre-ville. Ça fait bien rire Béatrice qui la regarde comme si elle était une petite fille découvrant un pays merveilleux. Anya s'en fiche, car au fond, elle est sans doute cette petite fille perpétuellement émerveillée depuis qu'elle vit à Félinin.

Cette ville a quelque chose que les autres n'ont pas. Anya ne saurait dire quoi. Il s'en dégage un petit rien qui met à l'aise, un parfum dans l'air qui fait se sentir à sa place. Du moins, qui la fait se sentir à sa place. En quittant Marosie, y laissant ses parents pour venir chercher du travail dans la cité moderne posée sur la côte, elle avait beaucoup d'espérance. Et elle a trouvé une ville qui va bien au-delà de tout ce qu'elle a pu imaginer.

Marosie n'est en rien comparable à Félinin et à cette splendeur qui s'en dégage. La modernité de la ville, ces lumières qui l'éclairent. Avant de venir ici, Anya n'a rien vu de pareil. Sa ville natale est une bourgade vivante et animée du Sud de Haute-Terre. L'Été, elle se transforme presque en lieu touristique incontournable, où la mer toute proche offre un plaisant lieu de villégiature. Ce, notamment grâce aux Plages aux Coquillages, qui attirent beaucoup les vacanciers et autres voyageurs venant y prendre le soleil.

En comparaison, Félinin apporte un peu de magie, grâce à son funiculaire et son tramway, entre autre. Mais surtout par cette fumée blanchâtre créée par les moteurs à vapeur qui offre une brume presque mystique à la ville.

Elle est la seule cité du pays qui soit équipée de pareils véhicules, ou presque. Tout comme l'électricité avec tous ces luminaires qui éclairent le long des rues. Avec toute cette lumière, la nuit, elle est même visible depuis la mer par les bateaux marchants, une fois passé le Cap du Vigilent, la pointe escarpée du Sud de l'Île Solitaire.

Perdu au Sud-Est de la ville, ce petit bout de rocher escarpé, couvert d'une végétation sauvage où nulle habitation ne peut s'installer, annonce l'approche du port de Félinin. Les navires marchands abordent ainsi doucement la Baie des Oies, évitant soigneusement l'île ainsi que le dangereux et étroit Détroit des Cormorans en passant par le Sud-Ouest, pour venir jeter l'ancre près de la côte. Seuls les inconscients s'engagent par la Passe Venteuse qui sépare Haute-Terre de Basse-Terre à cet endroit, au Sud-Est de Félinin.

Anya s'étonne parfois que la ville ne soit pas la capitale du pays. Mais le Roi préfère l'imposante ville d'Ilion, à l'Ouest de Basse-Terre. D'une certaine façon, ce n'est pas une si mauvaise chose. La vie ne serait sans doute pas aussi agréable à Félinin si le souverain et sa cours y avaient élu domicile.

 

Dans un sifflement de vapeur, le funiculaire s'arrête enfin près de la place du marché, et les deux jeunes femmes descendent. Elles longent la statue qui orne le centre de la grande place et annonce l'entrée du labyrinthe des étals du marché. Anya adore cette statue taillée dans la pierre à l'effigie d'un grand lion dont la ville a fait son emblème avec fierté. Dressé comme s'il surveillait son domaine, avec calme et majesté, le lion observe d'un regard de marbre le Sud de la ville et le port de Félinin. Un peu comme s'il scrutait le manège incessant des bateaux dans la baie.

Arrivant devant les premiers étals du marché, les deux camarades se séparent :

- On se retrouve comme d'habitude, dans deux heures, lui propose la jeune femme rousse en jetant un œil à sa montre.

- Entendu.

Béatrice se charge des victuailles à ramener : fruits, légumes, poissons, épices, viande, lait, etc… Quant à Anya, elle s'occupe de faire les divers achats que lui ont commandés les autres employés du domaine. Une mission dont elle s'acquitte chaque fois avec plaisir. Car elle lui permet de sortir déambuler entre les étals colorés des commerçants pour y flâner.

Les parfums d'épices et de pain chaud sont tellement agréables qu'elle en salive. Sur la grande place où se tient le marché, on trouve de tout. Des soieries venant d'Orient, des épices des Îles du Large, de la viande de bœufs des Sommets Dentelés, des fleurs des campagnes de l'Est, des bijoux des artisans hors-pair d'Armonis, du vin rouge et sucré de la Plaine des Geais. Et tant d'autres choses encore, provenant des contrées éloignées dont Anya ne se souvient jamais du nom mais qui apportent tellement d'exotisme.

La jeune femme-de-chambre est comme une enfant dans une fête foraine. Toutes ces senteurs venues d'ailleurs émoustillent son imagination, ses rêves de voyages et de découvertes. Et elle ne cesse pas de s'émerveiller devant ces étals qui se montent tout seul en moins d'une minute, d'une simple pression de bouton pour actionner les pompes à vapeur et les rouages. Ne reste plus qu'à les garnir de produits en tous genres. C'est presque… magique !

Il lui arrive parfois de croiser Monsieur Olpars, un marchand lui aussi originaire de Marosie. Alors ses souvenirs d'enfance refont surface l'espace d'un instant. Elle se met à songer à sa famille restée là-bas. Qu'est devenue sa sœur aînée depuis son mariage ? Voilà longtemps qu'elle n'a pas pris de nouvelles de Cléo.

Ce matin, le marchand est au rendez-vous. Alors, elle s'arrête discuter un peu de sa région natale, demandant des nouvelles de ses parents. À Marosie, tout le monde se connaît. D'autant plus que son père, Henri Valentin, est l'architecte de la ville depuis quelques années.

- Bonjour, Monsieur Olpars, salue-t-elle timidement.

Le marchand, enchanté de retrouver une native de Marosie, prend le temps de bavarder tout en s'occupant de ses clients.

- Bonjour, Mademoiselle Anya, comment te portes-tu ?

- Bien, et vous ?

- À merveilles. Venir ici est un plaisir. Comme toujours.

Anya sourit.

- Mes parents vont-ils bien ? demande-t-elle.

- Oui, ton père est sur un nouveau projet. Le maire veut construire un restaurant près des plages offrant une vue sur la Passe Venteuse. Ça va avoir un succès monstre.

- Je l'espère. Et maman ?

- Oh, toujours égale à elle-même. La contenter est compliqué.

- Ça, je n'en doute pas, rit la jeune femme.

- Quand elle vient à mon étal, rien ne va jamais comme elle voudrait. Et quand bien même ce serait comme elle voudrait, ça ne convient pas non plus. Un sacré phénomène, cette femme.

- Et oui, c'est ma maman.

- Ça doit être bien drôle à la maison.

- Ça dépend des fois.

- J'imagine. Dis-moi, as-tu besoin de quelque chose ?

- Oui, se souvient-elle. Auriez-vous de la boisson de fée ?

- Malheureusement la dernière bouteille est partie il y a vingt minutes.

- Tant pis pour moi. J'aurai du venir plus tôt.

- Aurais-tu besoin d'autre chose que je puisse te fournir ?

- Oui, j'ai besoin d'un bocal d'olives vertes de Tigrils, un pot de crème de lait, du thé d'arbouses et un pot de tomates séchées. Si vous avez un paquet de ces petits biscuits ronds et sucrés aussi. Ah ! Et un sachet de berlingots pour Mademoiselle Sarah.

- Un parfum de prédilection pour les berlingots ?

- Un mélange, ce serait parfait.

- Je te fais ça tout de suite.

Il se tourne une minute, de quoi tout rassembler, puis lui tend un petit paquet.

- Voilà. Est-ce que ce sera tout ?

- Oui, merci.

Avant qu'elle ne retourne au reste de sa liste de courses, il lui offre un bout de saucisse sèche parfumée aux champignons.

- Ça vient d'Océlor. Leur viande de cochons bruns est réputée. Tu m'en diras des nouvelles.

- Merci ! J'ai hâte d'y goûter, se réjouie-t-elle en glissant le tour de saucisse dans son panier. Je vous laisse, j'ai encore quelques achats à faire.

- Au plaisir de te voir la semaine prochaine.

- Sans faute ! Passez le bonjour à mes parents si vous avez l'occasion de les voir.

- Je n'y manquerais pas.

- C'est gentil. Bonne continuation à vous. À bientôt.

 

Garnissant son panier des achats dont elle a la charge, Anya en profite pour s'offrir une viennoiserie. Prendre l'air lui creuse l'appétit. Le boulanger de Félinin la connait bien. Chaque semaine, quand elle accompagne Béatrice, elle s'arrête chez lui. Et devant l'alléchante vitrine, elle ne peut s'empêcher de venir lui acheter une couque au caramel ou une torsade vanillée.

La commis de cuisine la retrouve près de l'étal du marchand d'épices, comme elles en conviennent chaque fois. Un point de rendez-vous facile à trouver pour se recouvrer après leurs achats.

- Tu as tout ? lui demande-t-elle.

- Oui, répond Anya avec un sourire. Même le pot de confiture de châtaigne pour Joseph.

- Tu n'as pas pu t'empêcher de grignoter en chemin à ce que je vois.

La jeune femme-de-chambre lui adresse un sourire espiègle et enfantin.

- On ne change pas les bonnes vieilles habitudes n'est-ce pas ?

Béatrice éclate de rire devant la mine maligne de sa camarade.

- Tu aurais pu me prendre une duchesse au citron.

- Je n'aime pas les duchesses, se justifie Anya. Alors je n'y pense jamais.

- Pour ce qui est des torsades vanillées, ça par contre, tu n'oublies pas, la taquine la commis.

- Je l'avoue. D'ailleurs, j'ai pensé à t'en prendre une. Si tu la veux.

La jeune femme aux cheveux roux esquisse un sourire amusé.

- Je ne dirais pas non. Faire les courses m'a ouvert l'appétit.

- Même si ce n'est pas une duchesse au citron ?

- Je ne refuse jamais une viennoiserie ! rit Béatrice. Bon, faisons le point. Est-ce qu'il nous manque quelque chose ?

- Une bouteille de boisson de fée, lui rappelle Anya, pour Dame Inarah. Monsieur Olpars n'en avait plus.

Enceinte et sur son dernier mois de grossesse, la maîtresse de maison a des envies parfois étranges, en particulier pour cette boisson sucrée venue de Marosie dont raffole également Anya. D'ordinaire, la Dame n'en consomme que très peu. Mais avec cette naissance à venir, elle en demande un verre tous les jours. Si ce n'est plus.

- Très bien, allons chercher ça et nous pourrons rentrer, conclue Béatrice.

Alors que le vent se lève, les deux camarades ne manquent pas d'acheter une bouteille de boisson de fée chez un autre marchant avant de prendre le chemin du retour.


© Lynn RÉNIER
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