Chapitre 2 - Lionel

Romain Lbstrd

Archibald Delavigne est un solitaire pétri d'angoisses vivant dans une routine déprimante. Jusqu'au jour où un mystérieux inconnu lui lègue trois pouvoirs sans aucune raison particulière ...

.2.

Lionel

(mardi 8 mars)

 

 

 

Ce soir-là au bistrot, Jean-Lo et André étaient absents. Peut-être était-ce dû à la neige. Arch défit son manteau, s'installa à leur table habituelle et commanda un ballon de rouge. La télévision diffusait les résultats des dernières courses hippiques, Martin essuyait ses pintes, quelques conversations étouffées émanaient de-ci de-là, s'agrégeant au bruit de fond caractéristique des troquets. Le bar, à moitié vide en ce début de soirée, se complaisait dans une torpeur chaude que les bises glacées de l'hiver n'atteignaient pas. Le feu crépitait doucement au fond de la cheminée, une bûche craquant et gémissant de temps à autre en s'effondrant dans la braise incandescente. Décidément, Arch ne pourrait jamais se passer de cet endroit ! Son verre arriva. « Prépare d'avance le deuxième, Marty, il fait frisquet et j'ai bien besoin de me réchauffer l'organisme !

— Ça marche, Arch, répondit l'intéressé, toujours très fier de sa rime. Dédé et Jean-Lo viennent pas ce soir ?

— Pas que je sache, j'ai pas de nouvelles. La neige et le froid auront peut-être eu raison de leur alcoolisme notoire ...  

— Ça, mon vieux, c'est une théorie à laquelle j'adhère pas. C'est pas trois pauvres flocons qui vont les empêcher de s'en mettre plein le cornet. En tout cas, à cause de ces deux-là, c'est pas ce soir que je vais gagner ma vie correctement ! »

Arch acquiesça en avalant une grande gorgée du rouge sirupeux que Martin s'échinait à vendre depuis des années. Pas fameux, mais on oubliait le coté trop sucré au bout de quelques verres. Les ballons s'enchaînèrent à une vitesse de croisière, et au huitième, aucun de ses deux compères n'avait pointé le bout de son nez. Le bar s'était entièrement vidé, à l'exception d'un autre pilier de comptoir, avachi au fond d'un fauteuil de cuir rouge défoncé. Il faut dire qu'un mardi soir d'hiver, ça n'attirait guère les foules. Et tant mieux. D'un geste, Arch demanda à Martin la permission de fumer. Celui-ci hocha la tête. Privilège des habitués qui remplissent la caisse à eux seuls.

Il exhala un souffle de fumée bleuâtre avec un soupir satisfait. L'alcool était bien monté à la tête, mais pas suffisamment pour la fameuse barre au crâne du lendemain. La seule chose qui le chiffonnait, c'était que l'absence de Jean-Lo et Dédé ne l'avait pas trop contrarié. Était-il plus entiché de la boisson que de ses potes ? Ce serait une question à élucider une autre fois, bien qu'il se doutât de la triste réponse. En tout cas, il…

« Hey toi », l'interpella une voix brisée qui trahissait probablement une hygiène de vie douteuse. Le poivrot du fauteuil s'était redressé et le fixait (enfin, essayait de le fixer). Arch l'ignora. Les pochards en fin de cuite ont une fâcheuse manie à devenir lourds, et ce spécimen-là avait l'air d'être à point. « Hey ! ». Voilà qu'il se levait désormais. Tout en s'appuyant gauchement sur l'accoudoir, il esquissa un pas en avant de se raviser. Il ferma les yeux, inspira un grand coup et prit un air décidé en se dirigeant vers Arch. Celui-ci détourna le regard afin d'éviter l'inconnu, mais comme il ne restait que lui et Martin, l'inévitable se produisit : le soûlard s'assit à sa table.

« Tu sais que c'est à toi que je parle », entama l'inconnu d'une voix pâteuse. Son haleine empestait la gnôle dont le degré d'éthanol devait être particulièrement élevé. Son semblant de chemise à carreaux sortait par pans entiers d'un pantalon de velours trop grand pour lui. De près, il semblait bien plus jeune que ce qu'Arch pensait, mais l'alcool avait déjà ravagé son faciès. Il ne devait pas avoir plus de trente ans. De larges et grasses boucles châtain encadraient son visage fatigué et mal rasé. L'œil torve et la bouche entrouverte luisante de bave, on ne pouvait pas dire qu'il donnait une bonne première impression. Arch esquissa un salut gêné de la tête.

« Le monde va mal, reprit-il, trébuchant sur chaque syllabe. Mais toi, t'as la solution, non ? T'as une trogne à avoir la solution à tout ! »

Décidément, en ce moment, il semblait posséder la bonne tête pour répondre aux maux des imbéciles les plus collants.

« Non, répondit Arch, décontenancé, je n'ai la solution à rien du tout. Je me fiche un peu du monde.

— Quel égoïste ! Pas étonnant que cette société se barre en sucette ! Si le monde en question pensait comme toi, il courrait à sa perte. Qu'est ce qui t'anime dans la vie alors, si tu trouves pas de réponses à ce qui se passe autour de toi ? Le fric ? Les femmes ? Ou peut-être les hommes ? Ou simplement rien, nada ! Le vide et le néant, c'est ça qui te plaît, non ? Moins on te dérange, plus tu es heureux. Tu es de ce genre de gars qui préfère marcher la tête basse dans la rue, on sait jamais, un type pourrait te demander du feu, ou pire, de l'aide. Hein ? Alors, dis-moi, qu'est-ce que tu aimes ?

— La tranquillité, tout simplement. »

Arch accusa néanmoins le coup. Un type totalement rond qui soulevait des questions fondamentales qu'il se posait régulièrement, ça l'énervait mais attisait néanmoins sa curiosité. Oui, c'est vrai, il ne s'était jamais trouvé de but précis et il ne savait pas où il allait, mais il résolvait ce problème de la plus lâche des manières, en s'imposant une routine sympathique et en s'abstenant de trop regarder autour de lui. Mais pour autant, il le savait, ce cirque ne durerait pas, il finirait par se foutre en l'air si ça continuait trop longtemps.

« Tranquillité, mon cul ! éructa l'autre poivrot. J'appelle ça de la flemme, de la passivité ou même pire : de la stupidité.

— Et qui êtes-vous donc, s'impatienta Arch qui se découvrait soudain un semblant de courage, pour juger de cette façon ?

— Un génie.

— Un génie ? répéta Arch, pas convaincu d'avoir compris.

— Ouais, un génie, comme dans « frotte ma lampe et fais trois vœux ». Celui qui exauce tes souhaits, quoi. Sauf qu'ils sont imposés ! »

Arch ne put contenir un sourire. Le type l'avait presque effrayé avec son tour de voyance à deux francs six sous, alors que finalement, il devait être nettement plus saoul que son attitude le laissait supposer (et c'était peu de le dire). Arch lui-même devait être sûrement davantage échauffé par l'alcool que ce qu'il pensait. L'espace d'un instant, il avait eu la désagréable sensation que cet homme, qu'il ne connaissait ni d'Ève, ni d'Adam, semblait s'être immiscé dans son esprit et avoir lu en lui avec une facilité déconcertante.

Il écrasa son mégot au fond du cendrier et s'apprêtait à se lever pour partir lorsque l'inconnu lui saisit le poignet avec une force incroyable. Arch n'avait pas vu sa main bouger, elle s'était retrouvée là, autour de son poignet, comme si elle y avait toujours été. Les yeux bleu sombre de l'homme n'éprouvaient désormais aucune difficulté à le fixer profondément. Même son souffle semblait déchargé de toute vapeur éthylique.

« J'ai décuvé », annonça-t-il simplement. Sa voix, inflexible, avait pris désormais un timbre grave et profond que n'altérait aucun bégaiement d'ivrogne. Ses cheveux semblaient plus propres. Arch remarqua que sa chemise était maintenant rentrée dans son pantalon.  » J'ai décuvé.

— Et comment avez-vous fait aussi vite ? répondit Arch, troublé.

— J'ai bu beaucoup d'eau, dormi, pris quelques cachets et j'ai un peu marché dans le froid. Le froid ça vous revigore l'esprit, vous ne pouvez pas savoir à quel point.

— Impossible, vous ne m'avez pas quitté.» Arch commençait vraiment à avoir peur, le bonhomme disait n'importe quoi et son visage trahissait comme un petit air de psychopathe. Et puis que voulait dire ce changement de comportement soudain ? Avait-il affaire à un comédien ? Ou ses potes lui faisaient une mauvaise blague ? Il jeta un œil du coté de Martin qui continuait de sécher méthodiquement ses verres, tout absorbé qu'il était par ce que diffusait la télévision.

« Rien n'est impossible avec des pouvoirs surhumains, reprit l'inconnu. Mais recommençons depuis le début. Je m'appelle Lionel et j'ai quelque chose à vous transmettre. J'ai conscience que cette entrée en matière n'est pas des plus conventionnelles, je n'aurais pas dû me présenter à vous aviné comme je l'étais. Mais entre alcooliques, on sait ce que c'est de ne pas trop se maîtriser, n'est-ce pas ? »

Cette fois, ça frisait la folie. Arch se dégagea de l'étreinte de l'homme avec un mouvement brusque et se dirigea vers la porte où l'attendait… Le dénommé Lionel, souriant. Il crut s'évanouir. Avait-il tant bu que cela ? Il se secoua la tête, se retourna cette fois du coté de Martin et le héla d'un ton faussement assuré, pour se redonner un peu de consistance. « Hey, Marty, t'as vu ce que le gusse vient de nous faire ? Un sacré tour de magie, si tu veux mon avis ! » Le susnommé ne répondit pas, la tête toujours levée vers son foutu écran. Il était tellement absorbé qu'il ne frottait même plus son verre. D'ailleurs, son corps tout entier ne bougeait pas. Arch leva les yeux vers la télévision.

L'écran était figé.

Arch resta un moment bouche bée, sans réaction, contemplant d'un air hébété le moniteur aphone. Son esprit n'assimilait absolument pas la tournure des évènements. Il se retourna brusquement face à l'inconnu. « Qu'avez-vous fait ?

— J'ai stoppé le temps, tout simplement. Pour être précis, j'ai arrêté l'ensemble de ce qui évolue dans le temps à l'exception de nous deux.

— Tout simplement ? s'écria Arch. Vous délirez complètement, mon pauvre vieux. Personne ne peut ...  

— Oh ! Vous avez vu ? l'interrompit l'autre. Il s'était mis à neiger à gros flocons avant que j'intervienne. »

Arch tourna machinalement la tête vers la rue. « Quel rapport avec…? »

Sa question s'étrangla dans sa gorge.

Dehors, les flocons de neige ne tombaient pas. Ils ne flottaient pas vraiment non plus d'ailleurs. Ils étaient figés. Comme une carte postale dont la photographie aurait été prise au bon moment. La lueur des lampadaires ne se diffusait pas réellement, le léger tremblement des vitres sous la force du vent avait cessé. Maintenant qu'il y prêtait attention, les bruits s'étaient éteints. Un silence de mort régnait, tellement fort qu'il prit conscience de sa propre respiration. C'en était trop, il commençait à vraiment paniquer. « S'il vous plaît, arrêtez ! Je ne sais pas ce que vous faites ou ce que vous êtes, mais je commence à devenir fou.

— Oui, c'est la sensation que l'on a au début, répondit l'homme sans se départir d'un sourire qui sous-entendait une nostalgie douloureuse. Mais on s'y fait très vite, et vous êtes suffisamment intelligent pour que votre adaptation soit aisée. Comme je le disais, je m'appelle Lionel. Asseyez-vous, discutons tranquillement, et je vous promets que j'arrête tout cette démonstration pompeuse et inutile. »

Arch resta un moment à essayer de réfléchir à ce qu'il allait rétorquer, mais il opta finalement pour un « d'accord » désabusé. Il se rassit à sa place. Soudainement, ses oreilles se rendirent compte que le son de la télévision était reparti. Il entendit nettement le souffle du vent faire grincer le chambranle de la porte. Il regarda furtivement dehors. Les flocons tombaient et tournoyaient rageusement dans une danse endiablée. Quant à Lionel, puisque c'est comme ça qu'il voulait qu'Arch l'appelle, il avait repris exactement la même position que lorsqu'il l'avait accosté à sa table, debout avec le bras tendu. Puis, tout naturellement, il s'assit en face de lui.

« On est jamais trop prudent, dit-il amusé. Je préfère prendre mes précautions.

— Par rapport à quoi ? », demanda Arch. Il sentit qu'il allait regretter cet excès de curiosité. Il ne fut pas déçu.

« Voyez-vous, Archibald… Je peux vous appeler Arch ? Merci. Voyez-vous, Arch, à l'instant où je stoppe le temps, il faut que je me souvienne exactement de l'endroit où je me trouvais au moment je l'ai fait. Si je ne retourne pas à ma position initiale lorsque je relance la minuterie, cela pourrait créer un décalage visuel pour les badauds susceptibles de m'entourer à ce moment précis. Comme ce bon vieux Martin, dans le cas présent. Je n'ose imaginer sa tête si je disparaissais soudainement de sa vue pour réapparaître comme si de rien n'était quelques mètres plus loin.

— Vous êtes taré. Je ne comprends pas un mot de ce que vous me racontez.

— Ça viendra, ne vous inquiétez pas pour ça. Vous avez tellement à apprendre que…

— À apprendre ? s'emporta soudainement Arch. Quel savoir un alcoolique tel que vous pourrait bien me transmettre ? Je souhaite juste que vous me foutiez la paix et que j'aille pioncer tranquillement.

— Encore à fuir des responsabilités, à ce que je vois. J'avais quelque peu buté sur ce trait de caractère encombrant qui vous empêche d'avancer dans la vie. À quarante-deux ans, vous n'avez pas l'impression d'être passé à côté de votre existence ? C'est sûrement dû à vos crises de panique, plus jeune. Et malgré un cerveau bien fait, l'enthousiasme dont vous faisiez preuve par le passé s'est tari par manque d'ambition. Du coup, vous avez passé votre vie à éviter le changement. Quelle tristesse… »

Arch était livide. Personne ne savait pour ses crises. L'analyse fine et pertinente de Lionel l'avait abasourdi. Comment pouvait-il en connaître autant sur lui ? Il sentit les larmes monter. Une boule douloureuse lui comprimait la gorge, ses doigts étaient glacés et son ventre noué. Il ne devait pas céder, pas comme avant. C'était il y a longtemps, il avait combattu contre cela. Il ferma les yeux, souffla un grand coup et se tournant vers Martin avec un sourire forcé : « Marty! Hey, Marty ! Décroche de ta saleté de télé et remplis-nous un godet !

— Je vais fermer, Arch. Je viens tout juste de finir de laver mes verres.

— Allez, je paye le double pour chaque verre et je les nettoierai moi-même tout à l'heure ! »

Martin poussa un soupir exaspéré. Ces poivrots ne savent décidément pas s'arrêter. Mais à ses yeux, Arch était un chic type et presque un ami, depuis le temps. Il leur ramena directement une bouteille, posa les clés du bar devant Arch et lui dit avec un clin d'œil raté qui se voulait complice : « Offert par la maison. Pas de casse à l'intérieur de mon zinc. Met les clés dans la boîte aux lettres. Je vais me pieuter, pas que ça à foutre d'écouter deux piliers de comptoir se raconter leurs vies misérables. Arrivederci, Archie ! »

Il ajusta le col de son épais manteau rembourré de laine et sortit sous les assauts sauvages de la tempête glaciale. Il disparut dans la nuit, laissant seul un Archibald Delavigne totalement désemparé face au plus gros imprévu que sa morne existence n'ait jamais connu.

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