Chapitre 2 - Refuge
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Dévastée, un torrent de larmes creusant ses joues rebondies, la jeune Azalée Fontaine se précipite en salle de permanence. En cet instant, c'est son seul refuge : Anaïs et sa bande sont dans sa classe, et elle ne peut soutenir leurs regards sans s'effondrer. Et puis, elle le sait pertinemment, les filles ne mettent jamais les pieds à l'étude !
D'un mouvement rageur, elle sort sa trousse et un énorme classeur vert pomme de son sac à dos : à cause d'elles, elle doit recommencer son devoir maison d'histoire-géographie. Elle avait passé des jours entiers sur ce devoir, et cela la mettait hors d'elle ! Elle avait mis tant de cœur à l'ouvrage alors que le sujet de cette dissertation ne l'inspirait pas le moins du monde ! Absolument rien, voilà ce qu'elle avait pu sauver de sa copie... Aucune trace de ses efforts ne subsistait et malgré son sérieux, son comportement irréprochable et ses résultats excellents qui lui assuraient la place de première de la classe, elle n'avait aucun doute : Monsieur Lange ne laisserait rien passer et, avec l'intransigeance qui le caractérise, il lui mettrait un zéro pointé... à elle ! Le premier de sa misérable petite existence d'enfant modèle sans personnalité haïe de ses pairs !
En plus, c'était qui, ce mec qui s'était interposé et avait empiré les choses en mettant les pieds dans le plat alors qu'elle ne lui avait rien demandé du tout ‽ Pour qui il se prenait ‽ À cause de cet idiot au grand cœur, elle avait dû essuyer des coups, au lieu de seulement devoir refaire son devoir ! C'était par choix que, depuis des années, elle obéissait comme le petit chien fidèle qu'Anaïs et sa bande voulaient qu'elle soit quand elles s'adressaient à elle et la martyrisaient ! Tout allait bien ! Tout était désespérément normal ! Rien à redire !
Elle serre si fort son crayon à papier qu'elle le casse. Plusieurs élèves se tournent vers elle pour la dévisager. Elle leur fait des grimaces en pestant :
— Bah quoi, qu'est-c'qu'y a ? Bande de glands !
L'œil réprobateur, la surveillante de la salle d'étude, les bras croisés, pianotant ses bras de ses index, s'approche rapidement d'elle et se penche en avant pour placer ses lèvres près de son oreille.
— Azalée, vous ne m'avez pas habituée à de tels comportements de votre part. Je vous conseille vivement de vous calmer immédiatement si vous ne voulez pas finir en retenue samedi après-midi. Vous perturbez le calme et le sérieux de la salle de permanence et c'est intolérable. De plus, il me semble que vous devriez être en cours et non en salle de permanence à semer la zizanie alors que les autres étudiants travaillent assidûment et ont besoin de silence pour garder leur entière concentration. Filez, avant que je...
— Oui, Mademoiselle Martins... l'interrompt Azalée, sa voix déformée par la frustration, la colère et la tristesse.
Avec des mouvements vifs, tentant malgré tout de tempérer son humeur, elle commence à ranger ses affaires. Décidément, aujourd'hui, la planète entière lui en veut ! Elle n'a plus de refuge pour se calmer et rédiger son devoir !
Elle sort de la pièce d'un pas rapide, signe de fureur chez elle. Elle a tout juste le temps de faire quelques pas que la surveillante la rappelle dans un cri, en lui courant après, ses talons claquant bruyamment sur le carrelage.
— Azalée, un instant !
Azalée tente de faire mine de n'avoir rien entendu et continue son chemin.
— Mademoiselle Fontaine ! insiste la jeune femme, l'air sévère, son chignon, toujours tiré à quatre épingles en temps normal, complètement décoiffé, et l'un de ses escarpins, dont le talon s'est cassé, entre les mains.
Avec le sentiment que sa journée peut toujours être pire, vu comment elle a débuté, Azalée ne se retourne pas et accélère la cadence.
— Quatre heures de colle pour vous, Azalée Fontaine ! hurle la surveillante en réajustant sa jupe, laquelle, trop courte, est remonté et a laissé voir ses sous-vêtements alors qu'elle se baissait pour retirer sa seconde chaussure et en casser le talon.
Pour toute réponse, toujours de dos, Azalée fait un doigt d'honneur au-dessus de sa tête.
Pour garder son calme et le contrôle, la jeune surveillante, sous les rires de plusieurs lycéens, reforme sur sa tête un chignon impeccable.
Puis, sous les murmures et les sifflements des lycéens présents, elle s'empresse d'entrer dans la salle de permanence pour reprendre sa surveillance, le visage rubicond : elle est furieuse qu'une élève zappe son autorité devant d'autres lycéens qui sont ravis d'avoir une occasion de rire d'elle. Tout en s'éloignant, les yeux embués de larmes et les poings serrés de rage, Azalée entend la jeune femme courir à l'extérieur de la salle de permanence et hurler, menaçant avec des heures de retenue, contre les élèves qui ont vu la scène et qui rient de plus belle en la provoquant.
Pour la première fois depuis le début de sa scolarité dans cet établissement, Azalée, quant à elle, entre dans la cafétéria, avec l'espoir de pouvoir y refaire sa copie sans être importunée.
Ses yeux azur scrutent la pièce et repèrent la table la plus isolée et loin du bruit. Avec un soupir de soulagement, elle se dirige vers cette place avec détermination.
Malheureusement, elle n'est plus qu'à quelques mètres seulement de celle-ci quand, dans un éclat de rire, faisant voler ses cheveux blonds derrière elle, Anaïs s'assoit. Elle tient le poignet du garçon qui n'a pas hésité à la défier pour défendre Azalée.
Celle-ci a la sensation de se liquéfier sur place, et elle se retrouve incapable de bouger alors qu'elle les observe.
De manière inexplicable, elle se sent trahie par ce garçon dont elle ignore même le prénom. Pourquoi l'avoir défendue si c'est pour, quelques instants plus tard, finir dans les filets de sa pire ennemie ‽ Pourquoi lui avoir tendu une main secourable, pour la trahir de la pire des façons juste après ‽ Oui, elle avait refusé son aide, mais c'était évident qu'elle le ferait ! Il aurait dû comprendre ! Comme Axelle le comprenait ! Elle, elle ne lui venait jamais publiquement en aide ! Elle œuvrait dans l'ombre !
De surcroît, c'est bien sa veine... Anaïs devrait être, tout comme elle également, en cours avec Monsieur Beaumont, et le jour où elle ose enfin mettre un pas à l'intérieur de cette fichue cafét' en pensant qu'Anaïs et sa bande n'y sont pas, elle tombe sur la reine garce du lycée !
Elle a la sensation que ses oreilles saignent quand elle entend le rire authentique de celle qui était autrefois sa meilleure amie. Avec un pincement au cœur, elle réalise qu'Anaïs n'a pas eu d'éclat de rire aussi puissant et vrai depuis de nombreuses années, et surtout, depuis bien avant qu'elles se déchirent et ne puissent se pardonner l'une l'autre.
Avec un fort goût de vomi dans la gorge, Azalée se détourne de la scène, sans savoir si elle est furieuse, déçue, triste ou résignée. Des tonnes de pensées se bousculent dans son esprit, si bien qu'elle est incapable de savoir ce qu'elle ressent exactement, hormis cette impression aussi insensée qu'irrépressible de trahison.
D'un pas rapide, bousculant plusieurs élèves sur son passage, elle prend la fuite. Son cœur est à deux doigts d'imploser et elle ne parvient pas à retrouver une respiration régulière.
Finalement, la porte des toilettes claque derrière elle, et elle se jette sur le verrou. Le dos plaqué contre la porte, elle ne peut plus entendre son cœur battre : son souffle est saccadé, rapide, irrégulier et bruyant alors que ses jambes flageolent et qu'elle se laisse glisser avec une extrême lenteur sur le sol crasseux.
Non mais qu'est-ce qu'elle croyait ‽ Qui pourrait résister à Anaïs, et la défendre, elle, la misérable Azalée Fontaine ‽ Bien sûr, que ce mec allait vite céder au charme de la grande blonde et se rendre compte que la petite et grassouillette Azalée ne vaut rien !
Fébrile, elle sort difficilement un petit carnet de son sac sur lequel était écrit au blanco, de la main de sa parfaite triplette, Azora, « Journal d'une moins que rien ».
Le jour où Azora avait eu cette audace, Azalée avait été furieuse : sa sœur savait à quel point elle tenait à ce carnet !
Puis elle s'était faite à l'idée : sa triplette ne faisait qu'énoncer tout haut une vérité que personne n'osait révéler, après tout... et maintenant, elle trouvait que ce journal était à son image.
Jour pourri 1916.
Cher journal,
Je t'écris du fond des chiottes. Ça change un peu du gouffre. L'odeur ressemble à mon état d'esprit. Je fais pas que puer la merde. Je SUIS une merde. Pendant quelques instants, j'ai cru que ça allait changer, avec l'arrivée de ce gars. J'ai imaginé qu'il était aussi beau à l'intérieur qu'il l'est à l'extérieur. Je me suis plantée. Je suis lamentable. Tous les gens magnifiques sont gangrénés ou amputés du cœur, tu penses ? Dois-je chercher la laideur pour trouver une âme pure ?
Des larmes font gondoler la page sur laquelle elle écrit et effacent l'encre sur leurs passages. Elle referme le carnet et enfonce son visage dans ses genoux.
— J'y arrive plus... souffle-t-elle alors que ses ongles entrent douloureusement dans la peau de ses paumes pour lui rappeler qu'elle est en vie et que son calvaire n'est pas fini. Ne cède pas... s'encourage-t-elle ensuite, ses pensées tournées malgré elle vers la paire de ciseaux qu'elle a toujours dans sa poche.
Elle perd le contrôle, et pour ne pas perdre une fois de plus face à la pulsion, elle s'arrache les petits cheveux qui poussent à la naissance de sa nuque. Sur son crâne, en plusieurs endroits, il y a des trous qu'elle s'acharne à cacher à tout prix.
— Hey frangine, ça va ? demande la voix douce d'Axelle, sa petite sœur, à travers la porte.
Azalée ne répond pas et se fige, espérant que cette dernière va la laisser seule.
— Pas la peine de faire la morte, Azalée, Soraya t'a vue entrer.
— Laisse-moi, implore-t-elle dans un murmure tout juste audible pour elle-même.
— Si tu veux pas sortir, laisse-moi entrer, au moins...
À contrecœur, Azalée tourne le verrou. Elle connaît Axelle par cœur, et celle-ci n'est pas du genre à abandonner.
L'air triste, la jolie lycéenne entre et, sans se soucier de la porte restée grande ouverte, serre fort le visage de sa grande sœur contre son cœur.
Azalée pleure de plus belle. Axelle est la petite dernière, mais c'est, à n'en pas douter, la plus mature des quatre. Elle aime ses trois sœurs plus que tout et même si elle s'entend parfaitement avec Azora, jamais elle n'a approuvé son comportement envers Azalée. Azora, elle, répète sans cesse que ce sont de simples taquineries entre sœurs et que ce n'est rien de grave.
— Je t'aime ! affirme Axelle d'une voix forte en embrassant Azalée sur le front. Tu veux bien te confier à moi, si je t'emmène ailleurs ? Ça va te faire du bien. Me regarde pas comme ça, j'ai pas sport car je suis indisposée... ajoute-t-elle en faisant un clin d'œil.
Azalée sourit tristement et acquiesce. Axelle l'écoute attentivement, alors qu'elles sont assises, épaule contre épaule, sur le toit du bâtiment. L'endroit est interdit d'accès, mais Axelle a toujours aimé s'y rendre pour se détendre et observer les élèves et les professeurs, qui ne sont plus que de simples points dans la foule. Azalée, elle, déteste y monter. D'une part, elle a le vertige, et d'autre part, elle a peur de sauter dans un moment de faiblesse.
Certes, elles sont loin du bord, mais Azalée lutte pour ne pas fixer son regard sur la rambarde. Axelle, tout au long de leur conversation, caresse le dos de la main de sa grande sœur.
— Tu sais c'est qui, le beau gars qui t'a défendue ?
— Non. Je veux pas savoir. C'est un con et un traître.
— Azalée, laisse-les gens t'aider. Laisse-les t'aimer. N'aille [Axelle fait parfois des erreurs de français] pas peur. Je veux te donner deux missions aujourd'hui, d'accord ?
Azalée fronce les sourcils, méfiante. Axelle sourit et reprend la parole.
— D'abord, tu vas me faire un grand sourire. Et un vrai sourire. Après, tu vas aller parler à ce garçon et apprendre à le connaître. Et sans faire ta tête de mule ni lui montrer ton caractère de cochon !
Azalée opine du chef. Elle tente un sourire, mais ce dernier est morne. Axelle lui caresse la joue, son regard azur embué de larmes.
— Je t'aime, et je veux te voir heureuse, Azalée.
— Je t'aime aussi, répond-elle, la voix rauque.
— Oh et ! j'ai failli oublier ! Tiens ! s'écrie Axelle en sortant une pile de feuilles de son sac.
— Qu'est-ce que... Non, c'est pas vrai, tu... ? Bigre, tu es la meilleure ! s'exclame Azalée en sautant au cou de sa petite sœur.
Cette fois, son sourire est sincère et éclatant.
— Comment tu as...
— J'ai entendu Azora se marrer au téléphone hier soir. Du coup, j'ai scanné ta copie dans mon ordinateur en cachette et je l'aie imprimée. C'est moins bien que la vraie copie mais tu es sortie du pétrin, je pense ! Et maintenant, fonce avant que la sonnerie retentisse, tu devrais pouvoir arriver en classe et donner ton devoir à temps !
Ses cheveux volant derrière elle, Azalée court comme si sa vie en dépendait, dévalant les escaliers aussi vite qu'elle le peut. À l'instant même où la sonnerie retentit, elle ouvre la porte de la salle de cours à la volée, faisant vibrer les murs. Ses camarades de classe, et une femme qu'elle ne connaît pas encore, la fixent d'un air ébahi.
— Excusez-moi, je... J'étais... Je ne... me sentais pas très bien...
— Entrez, restez pas au milieu ! s'impatiente la jeune femme. Vous autres, vous pouvez sortir vos copies et les placer en une pile ordonnée sur le bureau, et dans le calme ! Azalée Fontaine, vous me faites une très mauvaise première impression, vous savez. C'est dommage.
— Madame, je... j'ai une explication... je... j'ai mon devoir d'histoire... J'ai dû... je...
— Je n'ai pas terminé, Azalée. Je vous laisse une chance. Je veux bien croire que vous étiez dans un mauvais jour. La personne que je remplace semblait vous trouver de nombreuses qualités et vous notait très bien... Puis, de ce que je sais sur vous, vous avez un excellent bulletin scolaire, alors j'ai envie de vous donner le bénéfice du doute. Cela dit, ne me décevez pas, Azalée. Oh, et c'est Mademoiselle Laforêt, pas Madame. Je ne vous retiens pas plus longtemps alors allez à votre place ! conclut Mademoiselle Laforêt en faisant signe de la main à Azalée pour qu'elle s'installe.
Azalée reste perplexe quelques secondes, figée. Puis, fébrile, elle pose maladroitement son devoir maison sur le bureau.
— Merci, répond distraitement Mademoiselle Laforêt, tandis qu'elle fait précéder le nom d'Azalée d'une croix rouge dans la liste des élèves de la classe.
— Merci à vous, Madam... oiselle Laforêt, dit timidement Azalée avant de contourner le bureau et de s'asseoir du côté gauche de la table qui le jouxte.
Immédiatement, elle est comme happée par une foule hystérique et hostile alors qu'elle sait tous les regards sur elle. Plantant de nouveau ses ongles dans la paume de ses mains, elle sent son cœur s'affoler et sa respiration se saccader. Axelle avait réussi à la détendre, mais, même si c'était il y a quelques minutes seulement, elle a l'impression que cela fait une éternité.
À sa grande surprise, une main effleure la sienne et vient délicatement serrer le bout de ses doigts. Toute tremblante, elle lève les yeux et découvre, assis à sa droite, le bel inconnu. Elle fronce les sourcils, désappointée : elle ne peut pas voir ses yeux, qui sont dissimulés sous une mèche rebelle blonde, et cela ne l'aide pas à le comprendre. Qui est-il, au juste ? Un ami ou un ennemi ? En cet instant, il a l'air si... parfait ! Elle est incapable de l'imaginer être l'ennemi de quiconque !
Et soudain, comme si le contact de sa main sur ses doigts la brûlait, elle retire hâtivement la sienne et, le teint de ses joues virant à l'écarlate, elle enfouit son visage dans son sac à dos sous prétexte d'en sortir ses affaires tandis que Mademoiselle Laforêt efface le tableau noir pour y écrire son nom et se présenter à la classe.
Azalée est perdue. L'heure de classe a été à la fois la plus courte et la plus longue qu'elle a vécu jusqu'à présent. Mademoiselle Laforêt est fascinante, et Azalée se surprend à espérer que l'excellent Monsieur Lange ne revienne pas. Malgré tout, bien que buvant ses paroles, Azalée ne pouvait s'empêcher de sans cesse laisser son regard dévier de ses notes pour se poser sur le visage du garçon, et une ribambelle de questions à son sujet venait l'envahir.
C'est d'un pas rapide et automatique que, sans penser à l'enfer qui l'entoure, fait exceptionnel, elle se réfugie dans le CDI, comme à son habitude lors des récréations. Le documentaliste a toujours été gentil avec elle, et elle aime lui parler de temps en temps, quand il lui pose des questions. Il s'intéresse toujours à elle et, lorsqu'il lui demande comment elle va, il veut véritablement savoir la réponse. Certes, elle lui répond systématiquement « Oui, ça va. Et vous ? » en fuyant son regard, mais ça lui fait du bien.
Il l'aime bien, elle en mettrait sa main au feu. Sinon, pourquoi aurait-elle l'autorisation de rester avec lui pendant les récréations au lieu de devoir sortir, comme tout le monde ?
Après être restée immobile, le regard dans le vague, pendant plusieurs minutes, Azalée change de position sur sa chaise et, après avoir toussé, la main sur le cou, elle sort de nouveau son petit carnet de son sac...
Cher journal,
Je t'ai rien raconté tout à l'heure.
Pour commencer, Azora a mis de la moutarde dans mon shampoing, pour changer. Au moins, ça a le mérite de la rendre heureuse. Que demande le peuple, pas vrai ? Ensuite, j'ai raté le bus parce qu'elle avait caché mon sac. Pour ça, elle a de l'imagination. Quand je suis enfin arrivée, j'ai réalisé que je n'avais plus ma copie dans mon cartable. Enfin, seulement quand il était trop tard. J'ai pas compris immédiatement ce qu'Azora tendait à Anaïs. Son sourire sadique et sa question étrange m'ont mise sur la voie.
« — Prête à avoir la meilleure note de la classe en histoire, tête d'ampoule ? »
J'ai cru qu'elle bluffait. À chaque fois je me dis qu'elle est ma sœur et qu'elle n'oserait jamais aller aussi loin. Et à chaque fois j'ai le cœur brisé quand je comprends à quel point je ne suis rien pour elle.
Je me prends sa haine en pleine face et de plein fouet, chaque jour que Dieu [Sous le coup de l'émotion, Azalée oublie un mot] , et je m'acharne à avoir confiance en elle et à l'aimer de tout mon cœur... Bon sang, mais qu'est-ce qui cloche, chez moi ‽
Bref, tu t'en doutes, ma copie a fini en mille morceaux, et c'est de la main d'Azora qu'elle a été déchirée. Après, elle m'a poussée si fort que j'ai fini par terre comme une merde. J'ai même failli baisser le froc du beau mec qui m'a défendue. D'abord, j'ai vu son regard furieux et j'ai cru qu'il allait m'incendier, mais il m'a défendue ! Si ça n'avait pas empiré la situation, j'aurais été reconnaissante, mais au final, je me suis pris des coups à cause de lui.
« Oublie pas où est ta place, fidèle toutou... ». Je risque pas d'oublier, vu la douleur. J'ai d'énormes bleus, en plus !
C'est possible qu'Azora m'ait cassé un truc, dis ? Elle a été si violente !
Ça va mieux, mentalement. Je me suis pas mutilée. Axelle est toujours là pour moi. Elle sait les mots justes. Et puis elle a su pour les ciseaux. Comment elle a deviné ? Elle me les prend à chaque fois, et je me suis ruinée à en racheter encore et encore !
D'ailleurs, j'ai pas vérifié, mais je crois qu'elle a caché mon argent pour que j'arrête...
Alizée me manque. Je crois que c'est elle qui a le plus d'influence sur Azora. On a beau être triplettes, j'ai la sensation qu'Azora n'a qu'une jumelle en la personne d'Alizée : je ne suis qu'une inconnue qui leur ressemble en tous points.
Mais Alizée est dans un internat londonien depuis la sixième, et elle ne sait rien de ce qu'il se passe entre Azora et moi. Et j'ai fait jurer à Axelle de ne pas lui en souffler le moindre mot.
Enfin bref, tout ça pour dire qu'Axelle m'a sauvé la mise à plus d'un titre aujourd'hui, et la journée ne fait que commencer ! Grâce à elle, j'ai pu rendre mon devoir d'histoire. Le prof avait insisté sur le fait que sa remplaçante récupérerait les copies quoi qu'il arrive.
La journée ne sera peut-être pas si pourrie que ça, finalement !
Azalée, avec un petit sourire confiant, se gratte le bout du nez et réajuste ses lunettes de travail. Elle ferme ensuite son petit carnet et se penche pour le ranger. C'est décidé, aujourd'hui, elle compte bien ne pas le ressortir de sitôt ! Et pourtant, elle se ravise et le rouvre.
PS : Je ne connais toujours pas son prénom, et au final je m'en moque : il a touché mes doigts ! C'était furtif, et je les ai immédiatement retirés, mais je sens encore l'électricité qui m'a parcouru le corps à cet instant ! Par moments, j'ai encore la sensation de sa peau contre la mienne !
Et tu sais quoi, journal ? Il l'a fait sciemment, il m'a sentie paniquer ! Je ne suis pas une lépreuse ou une pestiférée à ses yeux ! Combien ont fait des bonds et craché au sol pour conjurer la malédiction après m'avoir touchée par inadvertance... Pas lui ! Et dire que depuis le départ, je suis furieuse contre lui, au point de l'avoir rejeté quand il m'a proposé son aide...
Axelle a raison, je dois m'ouvrir et le laisser entrer dans ma vie. Il a dû voir quelque chose de bon en moi, que je suis bien incapable de déceler, et s'il fait de nouveau un pas pour devenir mon ami, je ferai moi aussi un pas en avant, au lieu de faire trois bonds en arrière comme je le fais systématiquement depuis des années !
Journal, tu penses que c'est possible que, grâce à lui, Alizée ne me manque plus autant, et qu'Axelle ne soit pas ma seule alliée dans ce monde de fous qu'est le lycée ?
Je pars m'ouvrir au monde, et je compte bien te laisser fermé pour l'éternité, ciao journal !
Azalée rayonnante, jette négligemment le carnet au fond de son sac à dos et s'apprête à se lever pour sortir du CDI. Soudain, elle sursaute. Elle n'avait pas vu le garçon qui se tient debout à côté d'elle, l'air mal à l'aise.
— Salut, tente-t-il avec un petit sourire, en faisant voler sa mèche blonde pour dégager son regard et révéler de magnifiques yeux gris acier.
— Fichtre, tu m'as fichu une de ses frousses ! s'exclame Azalée dans un murmure, la main sur le cœur.
Elle vient de laisser échapper son cartable. Son carnet glisse aux pieds du beau blond, qu'elle reconnaît enfin. Il s'empresse de se baisser pour le ramasser.
— Je suis désolé... souffle-t-il, les sourcils froncés. Tu te penses une moins que rien ? demande-t-il tristement, le regard fixé intensément sur la devanture du carnet.
— Je... Oui... Non... Tu es qui ? panique Azalée en lui arrachant ledit carnet des mains pour le dissimuler à sa vue, alors même que le mal est déjà fait.
Avec une immense délicatesse, le gentil lycéen décide de ne pas insister et de simplement répondre à la question qu'elle vient de lui poser dans une tentative désespérée de faire diversion.
— Niels Laforêt. Toi, t'es tu Azalée ? J'viens m'excuser, pour c'mat'. Ça va t'y ? T'as t'y don' pas trop mal ?
Azalée ouvre de grands yeux, étonnée.
Comment connaît-il son prénom ? Pourquoi il s'excuse ? Et c'est quoi, cette drôle de manière de parler qui le rend si adorable à ses yeux ? S'il est si gentil, pourquoi l'a-t-elle vu avec Anaïs à la cafét', alors même qu'ils auraient dû être en classe au lieu de batifoler ‽ Certainement un autre mauvais coup de cette garce qui a horreur que des gens puissent s'intéresser à elle, la défendre et même la trouver sympathique ! Ce type... Niels est à elle ! Elle ne le lui volera pas ! Elle s'en fera un allié ! Surtout, elle s'en fera un ami ! Un véritable ami ! Azora et elle étaient inséparables avant ! Et Anaïs était sa meilleure amie ! Elle était sa sœur de cœur ! Et allez savoir pourquoi, ces deux-là sont désormais rongées de haine à son égard... Avec lui, hors de question que ça se reproduise !
— Atta' atta', toi, tu t'excuses... mais c'est à moi de te demander pardon, en fait ! Tu as voulu m'aider et j'ai mal réagi... Mais comment tu as su que j'étais là ? répond-elle, déterminée à changer et à ne plus se laisser sombrer.
Jusqu'à présent, même le soutien indéfectible d'Axelle ne l'empêchait pas de songer à la mort et de vouloir s'y soumettre. Niels, incapable de ressentir de la haine, l'a défendue avec tant de ferveur qu'elle a envie d'y croire, et de se battre ! Elle a envie de vivre ! De vivre sans subir ! Jamais plus ! Elle a envie de l'aimer de tout son être, et de s'accrocher à lui comme une moule à son rocher. Elle le sent, il est son phare au cœur de la nuit, à elle, pauvre petite âme en perdition dans un océan de cruauté gratuite !
— J'te cherchais pas. J'me suis paumé, esti ! J'cherche la classe d'allemand, pour après la pause. J'me suis d'jà assez foutu dans la merde d'puis c'mat' pou' pas avoir envie d'un r'tard une fois d'plus, viarge ! Ma mère va d'jà faire un arrêt cardiaque quand elle va savoir qu'j'ai d'jà seize heures d'colle !
Il interrompt le fil de ses pensées avec cette réponse. Elle lui sourit, tentant de retenir les perles d'espoir qu'elle sent poindre aux coins de ses yeux azur. Il lui renvoie son sourire. Un magnifique sourire. Un sourire authentique. Il attend patiemment, sans la bousculer ou lui demander quelque chose en retour. Son sourire à elle semble suffire à le rendre heureux, et pour la première fois depuis des années, dans ce monde, elle se sent enfin utile.