La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 24 : Un Coupable tout Désigné

Lynn Rénier

Anya & le Magicien - Tome 1 : La Prophétie du Lion Sorcier

La morgue. Matt n'aime pas cet endroit. Il a le sentiment que l'esprit des morts qui y sont passés est resté là, à hanter le lieu. Les ombres sur les murs, il y verrait presque des spectres. En entrant dans la pièce où le médecin-légiste les attend à côté du corps couvert d'un drap, le jeune homme ne peut s'empêcher de réprimer un frisson qui lui parcourt l'échine.

En les voyant arriver, le Docteur Xévo Richards leur fait signe d'approcher. C'est un homme d'une soixantaine d'années bien passées. Peut-être même aurait-il soixante-dix ans que ça n'étonnerait pas l'assistant de Frank. De taille moyenne et plutôt fin, ses cheveux clairs sont parsemés de mèches grisonnantes, et ses yeux bruns semblent scruter le moindre détail derrière une paire de petites lunettes rondes.

Toujours habillé avec goût, il ne sort jamais sans un complet soigné et un petit nœud papillon coloré assorti à son gilet. Sa canne posée non loin arbore un pommeau en forme de tête de bélier. Tout le monde à la brigade sait qu'elle contient une lame aiguisée : le légiste n'est pas seulement médecin, il est également un excellent escrimeur.

Il salue l'Inspecteur et son assistant d'un rapide signe de main. Il a l'air contrarié. Ce qu'il a découvert le mettrait-il si mal à l'aise ? Il les invite à approcher d'avantage. Mais Matt reste légèrement en retrait. Les cadavres, très peu pour lui. Il ne s'y est pas encore vraiment fait.

- Alors, Xévo, qu'as-tu de si mystérieux à me dire pour ne pas pouvoir le faire au téléphone ?

- Je crois que ce meurtre est bien plus que cela, Inspecteur. Cela va bien au-delà de ce sur quoi nous avons enquêté jusqu'à présent.

- Que veux-tu dire ?

- J'ai découvert que ce pauvre garçon n'avait pas seulement été massacré par des chiens dressés pour l'attaque. On a pratiqué sur lui un acte que je n'avais plus vu depuis des années. Que dis-je… Depuis des siècles sans doute.

- Pardon ?!

- Je n'ai connu de tels actes qu'à travers les livres au cours de mes études. Et je ne suis plus tout jeune.

- Viens-en au fait, s'il te plait.

- Ce malheureux garçon a été victime de sorcellerie.

- Mais… C'est impossible. Les sorciers n'existent pas, s'étonne Matt.

- Ils n'existent plus, corrige Frank perplexe. Il y a bien longtemps qu'il n'y en a plus un seul dans tout le Royaume de Lincéa.

- C'est en tout cas ce que nous pensions. La preuve en est que non. Ce pauvre garçon a été l'objet d'un sortilège puissant. Les morsures des chiens ne sont que la face immergée de l'iceberg.

- Des ? relève l'Inspecteur.

- Oui, deux chiens plus précisément. Les empreintes faites à partir des morsures ont révélé deux mâchoires de taille différente. L'une légèrement plus petite que l'autre.

- Qu'est-ce que ces morsures cachaient au juste ?

- Son supplice a été long et douloureux, Frank. Ce pauvre garçon a souffert, sous une bien sombre magie.

- Vous voulez dire qu'il a été torturé par un sorcier ? ose Matt.

- C'est cela mon garçon.

- Mais pourquoi ?

- Comme tu le supposais tantôt, Frank, le palefrenier a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir. Et on l'a puni pour ça. De façon bien peu enviable…

Xévo découvre le corps couché sur la table d'autopsie, dévoilant le buste du malheureux.

- Comme tu me l'as demandé, j'ai poussé mon étude plus loin. Et j'ai fait quelques découvertes surprenantes. Regardez, dit-il en désignant le visage du malheureux.

- On lui a brûlé les yeux.

- Oui, preuve qu'il a dû surprendre quelque chose qui aurait dû rester secret.

- Avec quoi l'a-t-on rendu aveugle ? demande Matt.

Le jeune homme regrette aussitôt sa question.

- Pas avec une flamme ou un autre outil de ma connaissance. Rien de ce que je connais ne peut faire ça. C'est trop propre. Et le globe oculaire est complètement carbonisé, jusqu'aux nerfs.

Matt se retient de sortir en courant pour vomir. Il veut faire bonne figure, mais c'est difficile.

- Ce n'est pas tout, reprend le médecin-légiste. Rappelez-vous : lorsque nous avons trouvé le corps, il n'y avait que peu de marques, juste de méchantes morsures qui nous ont fait penser un temps qu'il avait été simplement victime de l'attaque d'un chien. Or, en refaisant mon autopsie, j'ai eu une sacrée surprise. À mon premier examen, j'ai remarqué qu'il portait une marque sur le torse. Je l'ai découverte en nettoyant le sang. J'ai pensé à un tatouage, sans m'en occuper d'avantage. Ce n'est qu'à mon second examen que j'y ai accordé plus d'attention.

- Et ?... le presse Frank.

- Ce n'était pas un tatouage mais un signe cabalistique de dissimulation, pourrait-on dire.

- Quoi ?!

- Il devait avoir un effet sur une durée limitée, car en relavant le corps, la marque s'est estompée.

- Te moques-tu de moi ? Aurait-on perdu un indice ?

- Rassure-toi, Franck. Lors de ma première autopsie, j'ai pensé à prendre une photo du corps et des différentes marques infligées.

- Les as-tu faites tirer ?

- Je m'en suis chargé moi-même. Les photos sont prêtes.

- Très bien, montres-nous cela.

- Attendez, je n'ai pas terminé.

- Y-a-t-il encore autre chose ? s'enquit Matt.

- Évidemment. En disparaissant, ce signe a fait apparaître toutes les blessures qu'on a pu infliger à ce pauvre garçon avant sa mort et qu'il ne nous était pas possible de voir avant.

- Ce qui signifie qu'on a essayé de nous faire croire à un accident.

- C'est cela.

- Les yeux brûlés, tu les as découverts après, donc.

- Oui. Ce sort nous aurait gardés dans l'ignorance si tu ne m'avais pas demandé de pousser plus avant mes examens. Au vue des blessures et des marques que j'ai pu constater sur le corps, ce pauvre garçon a été torturé avant d'être achevé. Après le décès, on lui a retiré le cœur, les poumons, les reins et le foie, ainsi que des côtes, d'une manière que je n'ai pas encore su déterminer. Il ne s'agit pas d'actes chirurgicaux, alors la seule manière plausible de lui avoir volé ses organes sans le charcuter est la sorcellerie.

- C'est horrible, siffle Matt malgré lui.

- Dans quel but lui a-t-on prélevé ces organes ?

- Là s'arrêtent mes compétences, Inspecteur. C'est à toi de découvrir pourquoi.

Frank médite une minute, les yeux rivés sur le visage du mort. Il passe une main dans sa barbe de cinq jours avant de se tourner de nouveau vers son collègue.

- Montres-moi ces photos.

Le médecin-légiste le guide vers son bureau. Une dizaine de photos y sont étalées, pour permettre à l'Inspecteur de les examiner. On peut y voir les morsures, les coups, les blessures. Et cette fameuse marque qui dissimulait le tout.

Il s'agit d'un cercle parfait constitué de runes qu'aucun des trois hommes ne sait interpréter. Un pentacle, la pointe en bas, siège au centre du cercle et un symbole inidentifiable est dessiné en son milieu. Cela laisse l'Inspecteur de nouveau très perplexe.

- L'œuvre d'un sorcier donc, finit-il par supposer.

- C'est tout à fait plausible.

- C'est trop évident avec un tel symbole. Et j'ai bien du mal à le croire. Une telle hypothèse n'est pas envisageable. Soyons sérieux.

- J'en conviens, Inspecteur. Mais comment expliquer les résultats dans ce cas ? Comment expliquer que la magie ait bel et bien opéré ?

Frank ne peut pas le nier. Les photos prisent par le médecin-légiste lors de sa première autopsie et celles prises lors de son deuxième examen plus poussé sont là pour le prouver. Le sort marqué sur la poitrine du jeune palefrenier dissimulait bien les traces de torture.

- Bon, résumons, reprend Frank. Ce garçon aurait vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir.

- C'est ce que laisse supposer le fait qu'on lui ai brûlé les yeux.

- Il s'est fait surprendre, a tenté de fuir, très probablement. C'est là que les chiens entrent en scène.

- J'ai retrouvé ces marques de morsures sur ses mollets, indique Xévo sur certaines photos, comme si le plus gros des deux animaux l'avait saisi pour lui faire perdre l'équilibre. Et sur ses bras, ce sont des marques défensives. Ce pauvre garçon a cherché à se protéger.

- Pour s'assurer que le palefrenier ne parlerait pas, le coupable l'a torturé, suppose Matt.

- Je dirais plutôt que le coupable a voulu s'assurer de ce que ce garçon avait pu voir, l'a fait parler avant de lui ôter toutes possibilités de révéler le secret.

- J'ai découverts qu'on lui avait brisé certains os, sans outil. On lui a fait subir des sorts de feu. Il y a des brûlures un peu partout sur sa peau, mais aussi à l'intérieur de son corps. Comme si on avait plongé un tison brûlant dans ses entrailles sans qu'il n'y ait eu de tison.

- Je suis un peu perdu, avoue Matt.

- Tu n'es pas le seul, mon garçon. Jamais je n'ai rencontré un cas pareil.

- Si je comprends bien, on lui aurait infligé tout ça… sans le toucher et sans outil ?

- Ça semble étrange mais c'est bien cela.

- Mais, la magie n'existe pas, maintient le jeune homme.

- Oh détrompes-toi. Elle a existé un temps, et avait une importance dans la société. Mais avec le temps, elle s'est estompée, pour qu'on finisse par l'oublier.

- Resterait-il des sorciers alors ?

- Et bien, il faut croire. Nous en avons bien la preuve devant nous.

- C'est impossible !

- Pourtant, de quelle autre façon voudrais-tu expliquer tout ceci ? lui demande Frank.

Matt reste silencieux. Il ne saurait donner d'explication convaincante pour tout ce qu'il a sous les yeux. Pour lui, c'est… inexplicable, en vérité. Comme dans un rêve où rien n'est logique.

- Notre suspect serait donc… un sorcier ?

- Voilà une piste à laquelle je ne m'attendais pas, s'enthousiasme l'Inspecteur.

- On dirait un gamin excité d'essayer son premier vélo, se moque Xévo.

Le jeune homme s'étonne :

- Traquer un sorcier vous réjouit à ce point, Inspecteur ?

- Réjouit n'est pas tout à fait le mot. Disons que ça sort de l'ordinaire et que ça n'en est que plus intéressant.

- Et complexe, ajoute justement Xévo.

- C'est vrai. Aussi.

- Mais, si un sorcier œuvre bien dans la cité, nous devrions nous en inquiéter. Il a probablement déjà tué deux fois.

- Probablement. À ce sujet, qu'as-tu trouvé sur cette jeune femme dont on a découvert le corps près des docks ?

- Nia Titch ?

- Oui. Jules m'a rapporté que tu as pratiqué l'autopsie ce matin.

- C'est juste. Et il est vrai que sa mort a de nombreux points communs avec celle du jeune palefrenier.

- Dis-m'en plus.

- Elle a elle aussi été victime d'une attaque de chiens. Sans doute la même race que ceux qui ont attaqué Gautier Jorly. Elle a dû être témoin de quelque chose et on l'aurait fait taire.

- Elle travaillait sur le domaine du Comte de Richwel, tout comme le garçon. Peut-être savait-elle quelque chose, suppose Matt avec justesse.

- Sans doute.

- Je l'ai interrogé mais je n'ai rien décelé chez-elle qui aurait pu me faire penser qu'elle était au courant de quoi que ce soit. Pourquoi n'a-t-elle rien dit si elle savait quelque chose ?

- Vous êtes intimidant, Inspecteur. Peut-être n'a-t-elle pas osé vous en parler.

- Certes, c'est possible. Et on ne lui en aurait pas laissé le temps.

- Visiblement.

- Encore de la magie ? questionne timidement le jeune homme.

- Oui, mais pas autant que pour ce pauvre garçon.

- Comment cela ?

- Quand pour le palefrenier le coupable a pris son temps et a cherché à le faire parler, dans le cas de la jeune femme il s'agirait plutôt d'une élimination pure et simple, pour qu'elle n'ait pas le temps de raconter ce qu'elle aurait pu savoir. Bien qu'elle ait souffert avant de trépasser, on ne lui a pas prélevé d'organe. Du moins, le tueur n'en a sans doute pas eu le temps.

Une minute de silence durant laquelle Frank rassemble tous ces éléments dans son esprit. Voilà un fait qui le contrarie.

- Quelle poisse ! Sa déposition aurait pu nous mettre sur une piste crédible. Nous n'avons que des suppositions. Et même si la thèse d'un crime par sorcellerie semble être la bonne, je ne peux m'empêcher d'émettre des doutes. Où trouver un sorcier à Félinin ? Ça doit faire une éternité qu'il n'y en a plus un seul dans tout le Royaume.

- Peut-être un sorcier se serait-il installé depuis peu dans la cité.

- Bonne hypothèse, Matt. Seulement, comment en avoir la certitude et le prouver ?

- Il doit bien y avoir des traces ou des commérages.

- C'est juste. Mais j'ai sans doute une meilleure idée. Si le tueur n'a pas eu le temps de priver la lavandière de ses organes ou que sais-je encore après l'avoir tuée, c'est qu'il a dû être surpris et a dû fuir.

- En êtes-vous sûrs ?

- Presque. Le coupable n'a pas fini le travail. Il cherchera sans doute à dénicher une autre victime. Et les employés du Domaine de Richwel semblent être à son goût. Nous devons rester sur place et garder les yeux ouverts. Il finira par se montrer. Un meurtrier revient toujours sur les lieux de ses crimes. Ne nous reste qu'à le coincer.


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© Lynn RÉNIER
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