La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 26 : Regard d'Améthyste
Lynn Rénier
L'homme qui lui fait face la domine d'une bonne tête. Il est grand, plutôt fin, de larges épaules et de longues jambes solides. Ses longs cheveux raides tombent dans son dos en une cascade brillante à la couleur ébène. La jeune femme en serait presque jalouse, elle et sa crinière parfois indisciplinée…
Son style vestimentaire dénote avec celui des hommes de la région plutôt élégants et raffinés. Lui porte simplement un long manteau sombre qui bat ses mollets, un gilet noir fermé par des boutons de cuivre dont on discerne à peine les multiples petites poches habilement dissimulées, une chemise claire à col haut et un pantalon à la coupe serrée autour de ses jambes. Un accoutrement simple qui semble fait pour être à l'aise, qu'il ne soit pas gêné par des vêtements ayant une coupe à la mode et qui risqueraient de l'engoncer.
Dans l'une des petites poches de son gilet, une montre à gousset se trahie par la chaînette doré qui court sur son veston. À sa ceinture, une petite sacoche de cuir sombre bat sa cuisse et il a sur le nez une bien étrange paire de lunettes aux verres ronds et d'un bleu très sombre. Il les retire pour plonger son regard dans celui de la jeune femme. Anya réprime un frisson.
Il doit avoir à peu près son âge, à peine plus. Son visage fin fait de lui un homme charmant. Et malgré son apparence étrange et ses cheveux très longs, elle le trouve d'ailleurs plutôt bel homme, elle doit bien l'avouer. Mais ce qui la déroute plus encore chez ce curieux personnage sont ses yeux, et leur couleur : ils sont violets ! Violet comme de l'améthyste. Et dès lors, elle ne voit plus qu'eux.
Des yeux pareils, elle n'en a jamais vu de semblables auparavant. Ce regard à la couleur peu commune la captive, l'envoute, l'ensorcelle. Elle est comme happée par ces yeux mauves, elle les trouve si beaux. Elle est complètement hypnotisée et elle croit qu'au fond elle aime ça. Leur couleur… Elle l'adore ! Et en même temps, ça l'effraie. C'est si troublant…
Face à lui, elle ne sait plus que dire, ni que faire. Est-ce lui le meurtrier dont tout le monde parle en ville ? Est-ce lui qui a volé la vie à Gautier ? L'homme est là, à se tenir devant elle à l'endroit même où on a retrouvé le corps sans vie de son ami palefrenier. Il ne flanche pas, ne cherchant même pas à fuir. Pourquoi est-il là ? Qu'est-il venu faire sur le lieu du meurtre ? Est-ce l'assassin qui revient sur le lieu du crime savourer son acte infâme ? Il n'en a pourtant pas l'air. L'expression de son visage est dure, concentrée. Il est venu chercher quelque chose. Mais quoi ?
Elle a le sentiment qu'elle l'a déjà vu quelque part, qu'il ne lui est pas totalement inconnu. Et en même temps, il lui est complètement étranger. C'est vraiment une sensation curieuse. De plus qu'elle n'ose pas faire le moindre mouvement, ni prononcer le moindre mot. Elle qui est plutôt du genre bavarde et volubile. Ce regard d'une couleur envoutante la décontenance à un point qu'elle ne sait pas décrire. Un mélange de méfiance et d'attraction. C'est indescriptible.
Elle est bien consciente qu'elle le dérange alors qu'il est venu chercher quelque chose. Au regard surpris et empli de reproches qu'il lui adresse, elle le sait. Mais s'il s'agit bien de l'assassin de son ami, elle ne peut pas le laisser s'enfuir. Justice doit être rendue ! Pour Gautier. Pour qu'il ne soit pas mort pour rien.
Elle s'apprête alors à faire demi-tour, pour prévenir la milice qui surveille le domaine. Mais il la saisit aussitôt par le bras, le lui bloquant dans le dos en une prise qu'elle ne parvient pas à défaire. Elle proteste mais avant que les mots ne sortent de sa bouche, il a déjà posé une main gantée sur ses lèvres pour les clore.
Une douleur franche se déclare dans son épaule. La prise de l'inconnu lui fait mal, et elle a beau se débattre, il ne la lâche pas. Va-t-il la tuer elle aussi parce qu'elle l'a vu ? Elle prie secrètement qu'il lui laisse la vie sauve, mais elle ne peut qu'espérer. Son cœur s'emballe de frayeur et les larmes piquent bientôt ses yeux.
Soudain, alors qu'elle se croit perdue, Fidèle surgit dans les écuries comme un furet dans un poulailler. Devant l'inconnu, son grondement se fait rauque et menaçant. L'animal fait le dos rond, se ramassant sur lui-même prêt à bondir. Le message est clair : si le jeune homme ne la lâche pas, le chien attaquera.
L'étranger recule d'un pas. Et il fait bien, car tout Félinin sait à quel point la morsure de Fidèle est douloureuse. Plus encore envers les gens qu'il n'aime pas et qu'il juge dangereux pour ses maîtres. Le dernier a avoir tenté de cambrioler la demeure des D'Avila s'en souvient certainement encore, s'il n'y a pas laissé sa jambe. Anya voit déjà le chien déchiqueter cet intrus pour lui permettre de fuir. Seulement, rien ne se passe comme elle l'imaginait…
Fidèle bondit, crocs en avant. L'inconnu recule, sans parvenir à éviter les griffes de l'animal qui lui lacèrent le bras. Le jeune homme retient un juron. La jeune femme, elle, en profite pour se défaire de son étreinte. Elle s'apprête à filer vers la sortie mais il réagit aussitôt et la rattrape avant qu'elle n'atteigne la porte, saisissant son poignet.
Le chien se prépare à attaquer de nouveau, ramassant ses muscles pour les détendre comme des ressors, et l'intrus tourne un regard méfiant vers lui. Il s'apprête à dire quelque chose au canidé, mais Anya ne lui en laisse pas le temps. D'un mouvement brusque, elle tente de se défaire sa prise, sans y parvenir. C'est alors que l'inconnu laisse échapper quelques mots qu'elle met un moment à saisir vraiment.
- Attends, je ne te veux aucun mal.
- Quoi ?!
- Je ne suis pas là pour te faire de mal, reprend-t-il. Demandes à cet enragé de chien de ne plus attaquer !
- C'est vous qui avez tué Gautier ! Lâchez-moi ! Lâchez-moi, j'vous dis ! Fidèle, au secours !
- Non ! reprend l'inconnu.
- Lâchez-moi ! Je vous en prie…
Ce sont sans doute les larmes qu'il voit couler sur ses joues qui le décident à relâcher son poignet. Anya ne détale pas. Tremblante, elle se laisse tomber dans la paille.
Le chien vient se placer entre elle et l'intrus, menaçant et grondant. Son poil hérissé et ses crocs apparents, il ne semble pas décidé à laisser partir l'inconnu aussi facilement.
- Je ne voulais pas t'effrayer. Je…
- C'est vous que la Brigade du Lynx recherche, c'est vous… murmure Anya en tentant de retenir ses larmes.
- Je n'ai rien fait de mal. Ce n'est pas moi qui…
- Si, c'est vous ! Pourquoi seriez-vous revenu ici, sinon ?
- Ton ami était au mauvais endroit, au mauvais moment. C'est tout. Mais…
- Pourquoi l'avoir assassiné ? Il était sans histoire… C'était un si gentil garçon…
- Rah, peste le jeune homme, mais tu vas m'écouter à la fin ! Puisque je te dis que ce n…
Le grondement de Fidèle le coupe. Les mâchoires du chien claquent. L'intrus sursaute, et l'animal lui bondit à la gorge. Le jeune homme l'évite de justesse, se jetant sur le côté. Et alors que Fidèle s'apprête à attaquer de nouveau, l'inconnu se redresse pour lui faire face.
- Fidèle, ça suffit ! clame-t-il d'une voix forte. Ne m'oblige pas à user de mes sorts sur toi.
Anya lui adresse un regard interdit, presque effrayé aussi. Le chien, quant à lui, ne prend pas la menace au sérieux. Du moins, il n'a pas l'air intimidé.
- Fidèle ! prévient l'inconnu. Arrête ! Je ne vous veux aucun mal, tu le sais.
L'homme fait un pas malencontreux vers Anya. Cette dernière n'ose pas faire le moindre mouvement, elle est tenue par la peur. Cependant, l'animal l'empêche de s'approcher d'avantage de la jeune femme-de-chambre. D'un bond, il vient lui faire obstacle en le séparant de l'employée de Dame Inarah.
- Je sais que c'est pour la protéger, soupire le jeune homme. Mais, puisque je te dis que je ne lui veux aucun mal. Crois-moi.
- Ne le laisses pas m'approcher, supplie Anya au chien.
De fait, en réponse, Fidèle montre les crocs.
- Vous ne me laissez pas le choix, se vexe l'inconnu. Panthérà léoné apàrencià !
Sous les yeux écarquillés de la jeune femme-de-chambre, un très grand félin à l'épaisse crinière se tient alors devant le chien et elle.
Il a une large tête surmontée d'oreilles arrondies, un pelage court de couleur sable et une crinière noire qui s'étend des joues jusqu'au-dessus des épaules en couvrant la poitrine et le ventre. D'une musculature imposante et très développée, le félin a un corps allongé et trapu, terminé par une queue surmontée d'un pinceau de poils noirs. Ses épaisses pattes musclées, aux griffes rétractiles, sont impressionnantes. D'un seul coup, il pourrait briser un humain en deux, Anya en est certaine. Et d'ailleurs, ces grosses pattes vont de paires avec les canines longues de cinq centimètre qu'elle voit dans sa gueule. De quoi chercher à garder ses distances.
La jeune femme y reconnait sans mal le symbole de la ville : un lion. Elle n'aurait jamais cru qu'il ait le poil de sa crinière si foncé, presque aussi noir que les cheveux du jeune homme qui vient de se transformer devant ses yeux. Elle l'observe d'un regard farouche et effrayé. Et elle retient un cri lorsque le félin lâche un rugissement qui fait presque trembler les murs des écuries.
- Un sorcier, c'est un sorcier, murmure Anya tétanisée.
Voilà donc pourquoi ces yeux à la couleur peu commune ont le pouvoir d'envouter. De quoi expliquer, aussi, ces paroles dans une langue chantante qu'elle ne comprend pas. L'inconnu est un sorcier !
© Lynn RÉNIER