La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 3 : Le Domaine des Arflors
Lynn Rénier
Leur panier bien plein, Anya et Béatrice retrouvent la demeure des D'Avila. Perchée sur la colline, elle surplombe toute la cité et a une vue imprenable sur la baie et l'océan depuis ses terrasses. Derrière, le Bois Interdit s'étend sur ce qui reste de forêt.
Le portail en fer forgé est comme une invitation à entrer dans un jardin secret. Depuis le chemin qui mène au domaine, on n'aperçoit que les allées en escaliers et une jolie bâtisse au loin, dissimulée par la végétation verdoyante. Un simple chemin de fin gravier conduit à l'entrée de la demeure et fait découvrir les lieux au visiteur.
Un charmant kiosque précède la villa, posé entre les buissons fleuris. Un endroit parfait pour y passer un après-midi ensoleillé quand la saison est douce, en lecture, jeux de cartes et tasses de thé. Un peu plus loin, un petit pont de pierre traverse le maigre cours d'eau qui serpente sur le domaine. Les poissons y pullulent, les libellules viennent y flâner et de petites grenouilles vertes s'y installent parfois pour chanter.
Enfin la villa se présente, modeste et guère immense. La façade de pierre offre une vue accueillante et chaleureuse. Les toits d'ardoise sombre rappellent l'esprit des cottages du Nord d'où est originaire la famille D'Avila. Les vitres sont immenses, tournées vers le Sud, apportant une incroyable luminosité et une certaine légèreté à l'ensemble, vu de l'extérieur.
Faite d'un corps principal, la villa est aussi agrémentée de part et d'autre de deux petites ailes aménagées. La partie Est est une petite tour abritant la bibliothèque et le bureau de Monsieur D'Avila, au-dessus d'une vaste véranda. À l'opposé, dans l'aile Ouest, logent les cuisines, la buanderie et les quartiers des domestiques.
Dans le bâtiment principal, se trouve les pièces à vivre des maîtres de maison. Au rez-de-chaussée : une charmante entrée donnant sur l'escalier central, un salon imposant avec cheminée et canapés, une salle à manger et un boudoir que Dame Inarah affectionne. À l'étage : un long couloir dessert quatre vastes chambres, deux salles d'eau avec baignoire, une imposante garde-robe et un petit bureau d'étude.
Transpirant tranquillité et simplicité, la demeure des D'Avila est un petit havre de paix pour tous ses habitants. Anya s'y sent si bien qu'elle ne songe pas un instant à en partir. Tout comme ses camarades. Elle, est venue de Marosie, à plus de deux jours de voyage, en sachant qu'elle trouverait un emploi à Félinin. Et d'avoir été embauchée presque immédiatement par Monsieur D'Avila et sa femme, l'a faite se sentir très vite à sa place.
Après avoir salué le jardinier qui finit son travail dans les banquettes, et le majordome qui leur ouvre galamment la porte, les deux jeunes femmes retrouvent les cuisines de la demeure. Elles quittent leur manteau et vident doucement leurs paniers, faisant le point sur la liste en vérifiant de n'avoir rien oublié.
Tandis qu'elles rangent les courses, Anya s'aperçoit que le temps se couvre. Il faut presque allumer les lampes pour y voir clair. Il faisait pourtant si beau quand elles ont pris le chemin de la place du marché tôt ce matin. Ce ciel qui s'assombrit de nuages lui rappelle étrangement la nuit où Monsieur Josh a disparu avec le reste de l'équipage du Neptune.
Un mauvais pressentiment la saisit et elle se fige. La commis de cuisine s'en aperçoit aussitôt, et inquiète, lui demande :
- Anya, tout va bien ? Qu'est-ce que tu as ?
- Je… Je ne sais pas. J'ai eu un désagréable frisson tout-à-coup.
Elle laisse le panier de victuailles pour se poster devant la fenêtre.
- Tu ne trouves pas que le temps tourne à l'orage ?
Béatrice s'approche, pour jeter un regard au ciel qui se charge peu à peu de nuages.
- Si, c'est étrange.
- Ça me rappelle ce jour où Monsieur Josh a disparu…
- Crois-tu qu'une autre tempête se prépare ?
- Je l'ignore.
- Les grosses tempêtes sont rares, même si nous sommes proches de la mer. Seule la côte risque quelques dégâts. Ici, on est à l'abri. Ne te fais pas de soucis.
- Tu dois avoir raison.
Pourtant, elle sait qu'Évelyn serait de son avis. Elle sent ces choses-là, elle aussi… Si elle vient se confier, Évy saura la rassurer, comme elle sait si bien le faire, c'est certain.
Guère apaisée, Anya s'en retourne à sa tâche. Seulement, son esprit tourne maintenant comme un vélo sur la forte pente d'une colline. Il faut qu'elle s'assure que son pressentiment n'est pas fondé.
- Est-ce que ça t'ennuie si je te laisser finir de ranger toute seule ? demande-t-elle à Béatrice. J'ai laissé mon travail en suspend ce matin. Il faut que je termine.
- Non, vas-y. Tu m'as déjà bien aidé en m'accompagnant.
Le sourire de sa camarade la conforte un peu, et elle la quitte pour gagner la laverie. Elle sait qu'elle y trouvera son amie Évy.
Dans une ambiance de vapeur au parfum de lessive, Évelyn Koori, la lavandière, est bien à son poste. Le linge lavé le matin-même est déjà sec et, ayant sans doute senti le temps changer brusquement, elle s'est empressée d'aller le retirer des étendoirs. Elle s'affaire donc à plier soigneusement les draps avant de les repasser et d'aller les ranger dans les armoires.
De jolis yeux vert irisé de brun, de longs cheveux sombres et ondulés, souvent tressés en une natte posée sur son épaule quand elle travaille, c'est une jeune femme réservée qu'Anya apprécie grandement. Elles ont l'habitude de passer leur temps libre ensemble, dans les jardins du Domaine des Arflors. Et la jeune femme-de-chambre aime discuter avec elle, de tout, de rien.
Aujourd'hui, Anya a besoin de se confier à son amie. Elle a besoin de s'assurer que sa désagréable impression n'est, justement, qu'une impression. Si Évelyn ne la partage pas, alors il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Mais le regard songeur de son amie ne l'aide pas à se tranquilliser.
Elle avance doucement pour ne pas la surprendre et attrape le bout du drap qu'Évelyn s'apprête à plier.
- Un coup de main, Évy ? propose-t-elle. Ça ira plus vite à deux.
- Oui, je veux bien, merci.
Ensemble, elles s'occupent du linge qu'il reste. À deux, c'est plus facile à plier les parures de draps que seule. Même si la lavandière doit avoir l'habitude et avoir recours à quelques astuces pour ne pas demander de l'aide constamment.
Entre deux plis de draps, Évelyn pose sur elle un regard inquisiteur.
- Tu n'es pas simplement venue pour m'aider, n'est-ce pas ?
- Non, pas vraiment, avoue Anya.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- J'ai un mauvais pressentiment. Avec ce temps qui tourne subitement à l'orage, je…
- Comme le jour où Monsieur D'Avila a disparu en mer, murmure Évelyn.
- Oui. Est-ce que toi aussi tu… ? n'ose-t-elle finir.
La lavandière pose le regard sur le linge devant elle, sans lever les yeux vers son amie. C'est mauvais signe. Anya connait ce regard-là, un peu perdue, un peu songeur, presque triste.
- Alors, tu crois que… ?
- Je ne sais pas, Anya. J'ignore si un incident va survenir cette fois encore. Je sens seulement qu'il va se passer quelque chose. En bien ou en mal, je ne saurais le dire… Dame Inarah n'a pas quitté le lit aujourd'hui. Je suis inquiète, ajoute-t-elle songeuse.
- Ton intuition ne t'a jamais trompée jusqu'à présent. Tu l'avais senti pour Monsieur D'Avila.
- Je sais. Toutefois, je ne peux pas prédire qu'il se passera forcément quelque chose. C'est juste un… pressentiment.
- Oui, je sais bien. Mais, je… J'avais besoin que tu me confirmes mon impression.
- Je suis désolée de n'avoir pu te rassurer.
- Ce n'est rien. Sans doute as-tu fini par d'éteindre sur moi, sourit Anya. Je crois que j'écoute plus souvent mon intuition grâce à toi.
Évelyn lui rend son sourire, timidement toutefois.
- Il ne s'agit parfois que d'intuition, guère plus. Et puis, si une tempête se déclare, nous sommes à l'abri. Nous ne risquons rien.
- C'est ce que Béatrice m'a dit aussi.
- Alors il n'y a pas d'inquiétude à avoir.
- Tu dois avoir raison.
Elles finissent de plier le dernier drap ensemble. Évelyn les glisse dans la panière à linge en les regroupant par parure. Ne lui reste plus qu'à les ranger.
- Je dois me remettre au travail, réalise alors Anya. On se voit tout à l'heure pour le déjeuner ?
- Oui, bien-sûr. Comme toujours.
- Parfait. À tout à l'heure alors.
- À tout à l'heure.
Elle s'apprête à sortir de la laverie pour retourner à ses tâches quotidiennes quand son amie l'interpelle doucement :
- Anya, il faut surveiller l'état de Dame Inarah, implore Évy avec inquiétude. La nuit risque d'être longue…
La jeune femme-de-chambre ne sait pas très bien si elle doit réellement s'angoisser de ces paroles. Évelyn ne dirait pas de telles choses si elle ne jugeait pas cela important.
- J'y veillerais, ne t'inquiètes pas.
Évelyn lui adresse un sourire qui se veut rassurant et Anya le lui rend. Puis, elle quitte la pièce en se demandant si son amie n'a pas raison cette fois-ci encore…
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© Lynn RÉNIER