Chapitre 3 - Le transfert
Romain Lbstrd
.3.
Le transfert
(mardi 8 mars II)
Lionel parlait beaucoup et surtout, il parlait fort. Il semblait à Arch que le niveau de décibels de son interlocuteur augmentait en fonction de la longueur de sa logorrhée et du niveau toujours plus bas de la bouteille de vin. Il parlait avec de grands gestes, ne s'arrêtant que pour désaltérer son gosier asséché. Arch, dont la consommation d'alcool n'avait cessé de croître durant la soirée, perdait régulièrement le fil de ses explications fumeuses. Son discours s'entremêlait de pouvoirs divins, de responsabilités, de téléportation, de chronokinésie (Arch intégra après l'avoir entendu prononcer plusieurs fois ce mot barbare qu'il s'agissait en fait du pouvoir d'arrêter le temps), et de tableau de bord mental. Il n'avait encore eu le courage de poser aucune question, toutes celles lui venant à l'esprit lui semblant plus farfelues les unes que les autres. Surtout, il tentait de mettre de l'ordre dans ses propres idées, écoutant d'une oreille distraite le cours magistral de l'étrange bonhomme en face de lui. Celui-ci s'arrêta soudain.
« Il n'y a plus de vin.
— En effet, constata Arch qui n'avait même pas terminé le premier verre issu de cette bouteille. Et la cave est fermée à double tour.
— Arrête ton char, il t'a laissé les clés!
— Non, ce sont celles de l'entrée du bar. Pas celle de… ». Il ne finit pas sa phrase, nouvelle manie qu'il s'était étrangement découvert depuis leur rencontre. Deux bouteilles étaient apparues sur la table. Et pas n'importe lesquelles. Une de Petrus, et l'autre, dont une couche épaisse de poussière recouvrait partiellement l'étiquette, affichait le nom d'un certain Henri Jayer. Lionel disparut (littéralement) et se retrouva à farfouiller derrière le comptoir. Après plusieurs ahanements d'ivrogne et des bruits de vaisselle que l'on torture, il poussa un cri victorieux, tire-bouchon à la main. Il réapparut sur la banquette en face d'Arch qui, pourtant prévenu de la manière la plus factuelle qui soit, n'en croyait toujours pas ses yeux. Il ne pouvait tout simplement pas assimiler ce qui se passait en ce moment même. Un illustre inconnu, éméché au possible, avec des pouvoirs surnaturels, s'échinait sur un grand cru apparu comme par magie dans le bistrot qui devait vendre le vin le plus moyen de toute la ville.
« Laissez-moi faire », dit-il, hésitant. Il avait besoin de réaliser quelque chose de concret afin de se rappeler qu'il était bel et bien vivant. D'un geste élégant qui trahissait une habitude certaine, il entreprit de déboucher le Petrus. Lorsque le bouchon s'éjecta du goulot en un gracieux « plop », des effluves d'épices et de cerise se jetèrent à son nez. Lorsqu'il se servit, le vin laissa éclater sa robe pourpre sur les contours du ballon premier prix de Martin. Il le considéra longuement, but une première gorgée et savoura l'explosion de saveurs qui s'offrait à lui. Jamais il n'avait dégusté un tel breuvage, tonique et puissant, aux notes de menthe poivrée et de réglisse. Un vin suave et une texture soyeuse. Il prit le temps de savourer cette pépite avant de prendre une deuxième gorgée.
Lionel siffla une grande lampée sans autre forme de procès.
« Tu te demandes encore pourquoi certains vins sont rares ? demanda-il, fier de lui. Bah c'est parce que je les pique directement dans les caves. Je me rince chez les riches. Je suis un peu le Robin des Bois de la pitanche, sauf que je redistribue pas aux pauvres. Tiens, la deuxième bouteille, je viens de la voler dans une vente privée à Londres. Un des vins les plus chers au monde. Il fallait au moins ça pour le passage de flambeau.
— À Londres ? Impossible, enfin je veux dire, vous ne pouviez pas. Vous étiez là !
— Et les bouteilles, elles étaient là?
— Non, mais ce que je veux dire …
— Je suis allé les chercher. J'ai arrêté le temps pour que tu ne voies pas que j'étais parti, je me suis téléporté là-bas, et BAM ! Ni vu, ni connu, je te ramène une bonne bouteille. Fais pas la tronche, profite, je suis sûr que t'en as rarement vu des comme ça, et c'est pas la piquette que Marty a daigné servir qui va nous revigorer, hein. »
Et il se resservit.
Une bouteille de Petrus et la moitié du Henri Jayer plus loin, Lionel était fin saoul et son compère de la soirée ne valait guère mieux. Ils buvaient tous deux le vin comme s'il eut s'agit d'un vulgaire picrate.
« Et donc, entama Arch qui avait opté pour un tutoiement de conséquence, tu me dis que demain, je me réveillerai avec tes pouvoirs et que toi tu te réveilleras doté des miens. C'est à dire aucun. Rien, nada.
— Ouais mon gars. Et le plus drôle dans tout ça, c'est que j'aurai oublié te les avoir transmis. Parce que seul celui qui les a peut savoir qu'il les a. C'est pas clair, hein ? En gros, j'aurai disparu de ta vie et toi de la mienne, tu te souviendras de qui j'étais, mais de mon côté, je serai pas foutu de te reconnaître si je te croisais. Et vu ce que tu t'enfiles mon salaud, je suis pas sûr que tu me reconnaîtrais non plus !
— Qu'est-ce que tu vas devenir alors ?
— T'occupes, j'en sais rien moi-même. Advienne que pourra. »
Il sembla à Arch qu'une peur, au minimum un doute s'était emparé de son interlocuteur. Son état d'ébriété ne parvenait pas totalement à masquer celui d'anxiété. Sa main tremblait légèrement et son regard se fit vague. « Écoute, commença-t-il, le temps passe. Je vais décuver et on va parler sérieusement.
— D'accord, ça me va, répondit Arch, content d'avoir une nuit de répit qui lui laisserait tout le loisir de constater s'il était ou non en plein rêve. On se dit demain, même heure ?
— Ça y est, c'est fait. Sacrée barre au crâne en me réveillant, comme d'habitude. »
Arch ne s'y ferait jamais, trop improbable. Mais cette fois, bien qu'abruti par l'alcool, il pensait avoir compris et ce n'était pas pour le rassurer. Lionel avait dû arrêter le temps et dormir. Un peu comme tout à l'heure, finalement. Ce qui voulait dire qu'il avait dû vivre presque une journée dans les trois dernières heures. Et qu'il s'était saoulé deux fois. Le cerveau embué de vapeur éthylique, Arch tentait tant bien que mal de se faire une représentation spatio-temporelle de tout cela. Mais à l'heure actuelle, impossible.
Lionel prit alors la parole. Un ton dur, voire cérémonieux.
« Écoute-moi attentivement, car je ne répéterai pas et, ironiquement, le temps presse. Demain, quand tu te réveilleras, tu auras mal au crâne. Ce sera dû à l'alcool. Mais tu posséderas aussi trois pouvoirs bien distincts, dont tu feras ce que tu voudras. Tu pourras t'en débarrasser le soir même, si tu trouves une personne que tu juges digne de recevoir de tels « dons ». Mais nous aurons l'occasion d'en reparler après.
En premier lieu, tu disposeras du pouvoir de téléportation. C'est assez simple, tu visualiseras un endroit, sans pour autant le connaître et ton tableau de bord psychique t'indiquera s'il n'y a pas de conflit : une autre personne au même endroit, du vide, se retrouver sous l'eau ou enterré… Bref, tout ce qui peut gêner ton arrivée en ce lieu.
Deuxièmement, la chronokinésie. Tu pourras tordre le temps comme bon te semble, excepté en avance rapide. Tu auras les moyens de l'arrêter, le ralentir à la vitesse que tu souhaites, mais jamais l'accélérer. Les voyages temporels n'existent pas, il te sera impossible de revenir dans le passé ou d'explorer le futur. Concernant ce pouvoir ou celui d'avant, ce qui est en contact direct avec toi prend automatiquement les mêmes propriétés. Tu peux donc stopper le temps pour toi et quelqu'un d'autre, comme je l'ai fait tout à l'heure et même te téléporter avec une ou plusieurs personnes si tu les touches.
Enfin, le meilleur pour la fin, le tableau de bord mental. Imagine un moteur de recherche gargantuesque, multiplie sa puissance par un milliard de millions, ou n'importe quelle valeur tendant vers l'infini, et applique la recette à tous les êtres humains vivant sur terre. Tu peux demander n'importe quoi sur n'importe qui, même les pires secrets des pires personnes des pires endroits de la Terre, et il te le révélera. Cet outil est monstrueusement efficace. Mais il est aussi extrêmement dangereux. Tu pourrais passer des années à te renseigner sur les personnes que tu connais, ou pas, d'ailleurs. Et comme cet « outil » a des capacités infinies et que ce que l'on appellera sa base de données est mise à jour en temps réel, tu ne sauras jamais tout. Et tant mieux. Crois-moi, on a aussi vite fait d'être dégoûté du monde qui nous entoure. À utiliser avec parcimonie. Cela étant, ça reste le pouvoir que je préférais, c'est mon BB.
— Ton bébé ? interrogea Arch. C'est toi qui l'as créé ?
— Non, ce sont ses initiales. Big Brother. »
Lionel partit d'un rire sonore. La bouteille d'Henri Jayer trônait sur la table, encore à demie remplie, mais il n'y toucha pas. Pour la première fois depuis qu'il s'était installé à la table, il se tut. Ses yeux bleus sombres semblaient scruter le plus profond de l'âme d'Arch. Gêné, ce dernier rompit le silence.
« Est-ce que tu es en train de demander à ton BB toutes les informations disponibles sur moi ?
— Non, répondit-il. Ces données, je les ai depuis longtemps. Je t'ai étudié, parmi tant d'autres, avant de finalement te choisir.
— Et quels étaient tes critères ?
— Tu tiens bien l'alcool. Tu en auras besoin. »
Arch ne sut dire s'il était sérieux, mais il comprit qu'il n'en saurait guère davantage. Plus la conversation avançait, moins Lionel semblait sûr de lui, comme un enfant qui, en grandissant, décide de jeter ses vieux jouets et ressent malgré tout un pincement au cœur au moment fatidique.
« Une dernière chose, reprit ce dernier. Et non des moindres. Étrangement, il n'y a pas de prix à payer pour ces pouvoirs. C'est plutôt à toi de voir si tu es capable de les assumer et de les utiliser. Sache que tu peux les rendre à tout moment, il te suffit de trouver un successeur, n'importe qui, que tu auras choisi. Une fois tes pouvoirs transmis, le BB sélectionnera une partie de ce que tu as vécu durant la période où tu les as eus et effacera le reste. Comme je te l'ai déjà dit, une seule personne peut savoir que de telles capacités existent, et cet individu, c'est celui qui les possède. Tu as des questions ? »
Arch en voyait défiler une multitude, mais par où commencer ? Il ne comprenait pas tout et l'alcool aidant, il avait déjà oublié une partie du discours alambiqué de Lionel. Il posa la première question qui lui vint naturellement.
« Qui t'a donné tes pouvoirs ?
— Un vieil alcoolique qui ne les a eus que deux jours, le temps de braquer plusieurs banques, me les refiler et finir sa vie au soleil. Il faut croire que son prédécesseur n'avait pas eu de flair pour sa donation. Étrangement, je n'ai jamais réussi à le retrouver, même avec toute la puissance du BB. »
Réponse peu utile. Arch resta un moment silencieux. Pourquoi des anonymes possédant soudainement de telles capacités donneraient-ils une chose aussi formidable à des inconnus ? Cela n'avait pas de sens, on ne donne pas ce genre de choses.
« Et si je meurs sans transmettre mes pouvoirs, que se passe-t-il ? demanda-t-il.
— Je n'en ai pas la moindre idée. J'imagine que cela a dû arriver, au moins de cirrhose. Si j'en crois mes statistiques personnelles, entre mon prédécesseur, mon successeur et moi, ça fait cent pour cent d'alcooliques, c'est peut-être un critère de sélection. »
Lionel éclata d'un rire sardonique. Arch, concentré sur son enquête de succession, n'y prêta aucune attention et demanda d'un air sérieux :
« Il y a bien dû y avoir quelqu'un ou quelque chose qui les a créés en premier, une puissance supérieure qui pourra les réattribuer à quelqu'un ? D'ailleurs, il a bien fallu un premier péquin pour entamer le cycle de successions.
— Peut-être, répondit Lionel en étouffant un dernier hoquet. Mais j'imagine que nous ne sommes que les humbles porteurs, et à ce niveau-là, je n'en sais pas plus que toi. Tout ce que j'ai appris, c'est le poivrot d'avant moi qui me l'a enseigné. En admettant que ce téléphone arabe dure depuis des décennies ou des siècles, je suppose que des informations ont été oubliées ou déformées. Je ne te raconte que ce que je sais, et c'est bien peu. »
Arch resta songeur. En admettant qu'il ne fut pas dans un rêve, ou qu'il soit mort, il se réveillerait demain avec des pouvoirs défiant toute logique. Et cela, il le savait par la bouche d'un ivrogne encore inconnu il y a seulement quelques heures qui s'était octroyé suffisamment de sursis en arrêtant le temps pour décuver deux fois, se téléporter afin de voler des grands crus et se saouler comme un adolescent. Tout cela lui semblait totalement improbable, et pourtant, il avait écouté ce que Lionel voulait lui dire et s'était même prêté au jeu des questions / réponses. Il devait être aussi fou que lui, tout simplement. Et probablement était-ce pour cela que ce grand escogriffe l'avait choisi.
Il regarda l'heure sur l'horloge de fer forgé accrochée au mur. 23h56.
Lionel se leva soudain. Il saisit la bouteille de Jayer et vida son contenu dans l'évier. Saisissant au passage une éponge, il nettoya les traces rondes et sanguines que les canons tenus par des mains peu stables avaient imprimées sur la table. Puis il s'attaqua au rinçage des verres en question, les sécha et les rangea.
Arch se leva aussi, mais sa vision se fit trouble. L'horloge qu'il regardait juste avant ressemblait à une grossière montre molle. Il se rassit. L'univers semblait plus stable, assis. Il entr'aperçut un Lionel dédoublé et vague se tenir devant lui, bras tendu et paume grande ouverte. Il lui rendit tant bien que mal sa poignée de main. D'une voix qui paraissait si lointaine, il l'entendit parler.
« Bon courage, mon gars. Il t'en faudra. Je te laisse les clés, fais en ce que tu veux. N'essaie pas de me retrouver, ce serait peine perdue. Je me suis prévu une petite retraite confortable de toute manière, bien loin d'ici. »
Il tourna la tête une dernière fois vers le cadran dont les aiguilles allaient se superposer d'un moment à l'autre.
« J'ai une dernière course à faire avant que cette histoire ne se termine. Salut. »
Arch ne l'entendait plus, il venait de sombrer dans un sommeil profond. Et de toute manière, le bistrot était vide, Lionel avait disparu. Quelque part en ville, des clés réapparurent comme par magie sur un lavabo. À un autre endroit, un mari coincé se faisait libérer. Et ici, une histoire se terminait tandis qu'une nouvelle était sur le point de commencer.
Je suis un piètre lecteur, je l'avoue. Mais ton histoire d’alcoolo me parle :o) Le monde étant plus engageant au travers d'un verre ou deux ... ou plus ! :o))) En tous cas, bravo pour la narration.
· Il y a plus de 7 ans ·daniel-m
Et bien pour un piètre lecteur, tu as pris le temps de lire et noter ce chapitre, alors ça me va :) ! Merci.
· Il y a plus de 7 ans ·Romain Lbstrd
Nickel.
· Il y a presque 8 ans ·le-droit-dhauteur