La Prophétie du Lion Sorcier - Chapitre 5 : Dame de Velours
Lynn Rénier
Anya toque avant d'ouvrir timidement la porte de la chambre. Elle y trouve la maîtresse du domaine alitée, soufflant entre ses dents serrés. Des bougies ont été allumées dans la pièce, pour fournir un peu de lumière d'une flamme tremblante.
La porte à peine entrouverte, le chien se glisse aussitôt dans la pièce. La jeune femme-de-chambre entend Dame Inarah saluer l'animal qui couine doucement en retour. La lumière vacillante des bougies ne la rassure pas tandis qu'elle s'avance.
Fidèle s'est couché aux pieds de sa maîtresse, la tête posée sur ses pattes croisées. Silencieux et bienveillant, comme depuis le début de la grossesse de Dame Inarah, il lève simplement le museau quand la jeune domestique s'approche.
Ce berger-allemand au pelage très brun est un compagnon sans faille. Son nom n'est en rien un mensonge : fidèle, ça, il l'est ! Son maître disparu, il s'est dévoué à Dame Inarah. Dressé pour monter la garde et chasser les intrus, il est pourtant d'une incroyable tendresse avec l'épouse de Monsieur John. Comme si, par instinct, il estime qu'il doit offrir un peu de l'affection et de la chaude présence que son maître ne pourra plus donner à sa femme.
La jeune femme-de-chambre aime beaucoup ce grand chien, bien que d'ordinaire elle n'apprécie guère ces animaux. De plus, qu'il veille ainsi sur Dame Inarah la touche.
- Madame, murmure-t-elle, puis-je entrer ?
La maîtresse de maison tourne vers elle un regard épuisé.
- Anya ?... Est-ce toi ? lui demanda difficilement la Dame.
- Oui, Madame. Puis-je entrer ?
La Marquise ne lui répond pas. Trop épuisée sans doute. La jeune femme n'attend guère plus longtemps et entre, venant poser la bassine près du lit. S'asseyant au chevet de la Dame, Anya ne peut s'empêcher de s'inquiéter.
- Où est la sage-femme ?
- Je ne sais pas, Madame. Nous l'avons pourtant fait mander dès l'instant où votre ventre a commencé à vous faire souffrir. De même que le médecin. Mais personne ne répond…
- Cet orage…
- La foudre a dû endommager les lignes de téléphone.
Inarah D'Avila soupire.
Les douleurs commencent à être intenables. Anya éponge doucement son front perlant de sueur avec un linge humide, lui apportant un peu de soutient. Que fait la sage-femme ? Que fait le médecin ? Voilà plusieurs heures que le majordome a essayé de les joindre. Joseph Tanaka, majordome mais aussi intendant de la maison, n'est pas homme qui manque à son devoir. Déjà lorsqu'il servait les parents de Monsieur Josh, et encore moins depuis que ce dernier a tragiquement disparu.
Anya a tant de peine de voir sa maîtresse souffrir ainsi. La Dame ne mérite pas cela. Elle qui l'a accueillie en sa demeure comme sa propre fille. Elle qui est toujours si bienveillante avec les domestiques de sa maison…
Inarah D'Avila n'a jamais hésité à mettre la main à la pâte. Elle aime jardiner en compagnie de Taho Svenn, cuisiner avec Béatrice et même accompagner l'apprenti majordome Sébastien Michel quand il sort Fidèle faire un tour. La Dame participe à la vie du domaine, à son maintien et à son entretien. Et son mari était comme elle. Leurs gens sont un peu comme leur famille, leurs amis. Ce qui explique l'attachement profond d'Anya pour Dame Inarah et sa souffrance à la voir si mal.
Avec un linge humide, la jeune femme-de-chambre éponge à nouveau le front perlé de sueur de la maîtresse de maison. Elle espère que la tempête au dehors n'empêche pas la sage-femme de venir, ou qu'un médecin réponde au moins à l'appel de Joseph. Fidèle s'impatiente autant qu'elle. Il s'est levé et tourne en rond devant le lit. Il doit sentir que quelque chose ne va pas, que sa maîtresse souffre.
Madame D'Avila est alitée depuis plusieurs heures. Et son regard fatigué se pose avec peine sur la jeune femme. Cette femme si belle est éreintée. La douleur l'épuise et ça se lit sur son visage tiré et dans ses yeux bleus brillants de larmes. Ses longues boucles, d'un blond si clair qu'il en est presque blanc, sont humides de transpiration.
Son corps est mis à rude épreuve. Son ventre rond la fait souffrir et elle ne trouve plus la force que retenir ses gémissements de douleur. Plus tôt dans la journée, elle a perdu les eaux. Du moins, le pense-t-elle. Car depuis, le travail ne semble pas vraiment avoir commencé. Ou les douleurs en sont-elles la preuve. Alors, pourquoi cela ne cesse-t-il pas ? Pourquoi le bébé ne sort-il pas ?
Anya trempe le linge dans l'eau, l'essor pour le poser délicatement sur le front de Dame Inarah. En sueur, elle a les mâchoires crispées et les ongles serrés dans les draps. Elle est brûlante, le ventre dur comme la pierre. La jeune femme s'inquiète plus encore. Il faut faire quelque chose, où la douleur emportera la femme et son enfant.
- Est-ce que Joseph a… ? commence la Dame sans parvenir à finir.
- Il a cherché à joindre un médecin en ville, mais le courant est coupé et les lignes de téléphone ont dû être endommagées par l'orage. Rien ne passe.
La fièvre lui fait oublier qu'Anya l'a déjà renseigné à ce sujet quelques minutes plus tôt. Fidèle couine, comme pour répondre.
- Je vais le chercher, Madame.
La femme alitée ne cherche même pas à la retenir. Elle n'en a plus la force.
- Fidèle, tu restes ici, dit-elle à l'animal.
Le chien lui jette un regard, comme si c'était évident : il ne bougera pas. Et malgré ce, elle ne parvient pas à laisser Dame Inarah seule. Quelqu'un d'autre doit rester pour veiller sur elle.
Anya ne supporte pas de voir la Marquise serrer les dents ainsi. C'est si dur de ne rien pouvoir faire pour la soulager. Si seulement le temps n'avait pas fait des siennes, ils auraient pu contacter un médecin ou une infirmière pour venir aider la Dame. Dans la maison, tous les domestiques sont d'accord : ils doivent absolument faire quelque chose, ils lui doivent bien cela.
Deux mois plus tôt, le propriétaire du Domaine des Arflors, cinquante-trois ans à peine, a disparu dans un naufrage. Du moins, c'est supposé. Une tempête s'est abattue en pleine mer alors que le bateau sur lequel Monsieur D'Avila a embarqué avait pris le large. Il est parti pour commercer avec les pays d'Orient. Et il n'en est jamais revenu. D'ailleurs, il n'est jamais arrivé à destination non plus. Le navire a sombré, avec hommes et cargaison, laissant derrière lui veuves et orphelins.
Dame Inarah est une femme douce, qui cache une véritable force. Elle a été dévastée par l'annonce de la disparition de son tendre époux, mais elle n'a pas sombré pour autant. Elle a tenu la gestion du domaine et de l'entreprise commerciale d'une main sûre. Une main de fer dans un gant de velours, disent ses clients et autres commerçants qui font affaires avec elle. La Dame a su garder l'esprit vif, bien qu'elle n'ait pas fait son deuil depuis.
Anya a toujours vu le couple si tendre, si amoureux. Des âmes-sœurs, auxquels il ne manquait que le rire d'un enfant pour les combler. Mais Inarah D'Avila n'est pas tombé enceinte, doutant même de sa fertilité et de son droit à porter une vie en elle. Puis, finalement, voilà huit mois, elle est enfin tombée enceinte, pour son plus grand bonheur et celui de son époux.
Elle a presque quarante ans. Et cette grossesse tardive est grandement surveillée. Jusqu'à ce soir d'orage inattendu, tout s'est bien passé. Même à l'annonce de la disparition en mer de Monsieur Josh, elle n'a pas failli. Elle est restée forte, allant jusqu'à confier à ses domestiques dont elle est très proche qu'elle doute de la mort de son compagnon. Un espoir qu'Anya partage un peu. Comme si, au plus profond d'elle-même, elle sent qu'il est toujours en vie, quelque part.
Alors, pourquoi tout bascule cette nuit-là ? Pourquoi ce neuvième mois à peine entamé fait tant souffrir la Dame ? Va-t-elle perdre son bébé tant désiré ? La jeune femme-de-chambre ne l'espère pas. Cette petite vie est si précieuse pour la Dame. Elle en a presque prié Dieu, si elle y croyait.
Avec la disparition du propriétaire du Domaine des Arflors, Anya a même craint de devoir partir. Les employés de la maison ont tous eu peur d'être renvoyés à cause des grosses pertes d'argent qu'allaient subir la famille. Mais Dame Inarah a su tenir les affaires de son mari avec force. Et elle n'a congédié personne, leur permettant à tous de rester au manoir. Ils forment tous une grande famille, dit-elle parfois.
Par le passé, la Dame D'Avila s'occupait rarement des affaires de son mari, veillant simplement au maintien de la demeure, et jardinant beaucoup dans le domaine. Mais après la disparition de Josh, elle reprit aussitôt la main et la plupart des clients de son mari en sont restés fort surpris et très impressionnés. Ils ont d'abord été tentés de l'abandonner pour un concurrent, mais ils se sont bien vite rendu-compte qu'elle ne leur en laisserait pas l'occasion.
À Félinin, Dame Inarah est désormais connu comme la Dame de Velours. Un joli surnom pour signifier qu'il ne faut pas se fier à son joli minois et à sa douceur apparente. Elle est une main de fer dans un gant de velours. Et les affaires que tenait son mari sont toujours aussi florissantes, à la différence seule qu'elle ne voyage pas à la rencontre de ses clients. Ce qui ne semble pas déranger ces derniers d'ailleurs car ils savent que les affaires des D'Avila sont sérieuses.
Tandis qu'Anya songe à tout ceci, on toque à la porte. La jeune femme sursaute et Fidèle gronde aussitôt. Ce dernier vient se placer devant la porte, montrant presque les dents. Il est nerveux et ses yeux noirs fixent la poignée avec sérieux. Dame Inarah lui demande faiblement de rester sage, mais sa voix est trop faible et l'animal ne l'entend sans doute pas. Anya se lève donc, ce qui tranquillise la bête, pour aller ouvrir. Le jeune apprenti-majordome se présente, une lampe à mèche à la main et un air soucieux sur son visage d'ordinaire si impassible.
Sébastien Michel est un jeune homme de plus de trente-cinq ans, fort grand et presque longiligne. Ses épais cheveux noirs contrastent avec ses yeux clairs que vient cacher une paire de lunettes aux verres fins et rectangulaires. Son visage long au menton prononcé lui donne souvent un air sévère, mais tous au Domaine des Arflors savent qu'il est un homme sensible et entièrement dévoué au service de Madame D'Avila.
Joseph l'a pris sous son aile voilà quelques années déjà, le formant en son digne successeur. Le majordome et intendant attitré de la famille D'Avila n'est plus tout jeune et il tient à s'assurer que celui qui le remplacera soit parfait pour ce rôle. Sébastien le prend d'ailleurs très à cœur. Car comme la plupart des domestiques de la maison, il a été accueilli avec chaleur dans cette grande famille.
Anya l'a toujours vu avec son visage impassible, sérieux et concentré. Son uniforme est toujours propre et impeccable ; sa cravate nouée avec soin et application ; sa jolie montre à gousset glissée dans la poche de sa veste, la chaînette dorée courant le long des boutons de cuivre de son gilet brodé.
Mais ce soir-là, il a vraiment l'air inquiet, sa cravate n'est pas nouée comme il en a l'habitude. Il ne cesse de jeter un œil à sa montre, scrutant les chiffres sur le cadran sans prêter attention aux rouages visibles au centre. Cette angoisse se lit dans ses yeux, sur son visage, même dans ce geste nerveux qu'il a pour remonter ses lunettes sur son nez.
- Que se passe-t-il ? lui demande-t-elle tout aussi inquiète qu'il l'est. Que fait donc la sage-femme ? Et le médecin ? Cela fait plusieurs heures que Joseph l'a appelée !
- Je ne sais pas, toute communication vers l'extérieur semble coupée depuis que la foudre a fait sauter l'électricité. Aucune nouvelle de la sage-femme, mais le médecin de Madame est devant la porte. Il demande des nouvelles de l'état de Madame. Cela ne va pas en s'améliorant, n'est-ce pas ?
- Non, elle souffre de plus en plus. J'ai peur qu'on la perde, elle et l'enfant. Ce serait une catastrophe.
- Oui, c'est impensable. Il faut faire quelque chose.
La question que le jeune homme n'ose poser est : que deviendraient-ils si leur douce Dame Inarah n'est plus là pour veiller sur eux ?
- Alors, laissez entrer le médecin, conclue-t-elle. Peut-être qu'il saura quoi faire.
- Crois-tu ? Sans la sage-femme ?
- Où est passée ton assurance ? le taquine-t-elle.
Il a un sourire, presque comme un remerciement pour son soutien et sa compréhension.
- Je vais chercher Joseph, finit-il par lui dire. Tu lui diras comment se porte Madame. Il saura quoi faire.
- Je t'attends.
- Je me dépêche ! clame-t-il en disparaissant déjà dans le couloir, sa lampe à la main.
Anya retourne aussitôt auprès de la Dame. Son ventre est dur et la fait souffrir de plus en plus. Elle serre les dents avec force et commence à avoir vraiment mal au dos. Et si le bébé était mal positionné et provoquait de fait ces insoutenables douleurs ? L'inquiétude grandit dans la poitrine de la jeune femme.
Sébastien ne tarde à revenir. Il a été rapide, comme promis. Il est accompagné de Joseph. Sa peur tire plus encore son visage de vieil homme. Il a l'air si fatigué. Sa moustache grise dessine un sourire triste et la petite branche de son monocle clisse sur son nez. Même son impeccable nœud papillon est mal noué.
Du haut de ses soixante-quatorze ans, l'homme est grand et de corpulence mince. La dévotion qu'il porte à la famille D'Avila depuis deux générations déjà n'a en rien affaibli son corps, ni son esprit. Pourtant, comme tous les domestiques de la demeure, il semble ébranlé par l'état de la Dame.
- Comment se porte Dame Inarah ? demande-t-il aussitôt.
- Je ne sais pas. Ça ne s'arrange pas… J'ai peur que…
- Bien que la sage-femme ne soit pas là, il va nous falloir faire confiance à son médecin, juge Joseph.
- Je le crains oui. Nous ne pouvons pas nous permettre de voir Madame souffrir d'avantage, au risque de la perdre…
- Ne t'inquiètes pas, la rassure le jeune majordome. Maintenant que le Docteur Fitsh est là, tout va s'arranger.
- J'espère, Sébastien, j'espère.
Ophélie Féliz arrive alors à leur rencontre. La jeune fille, âgée de dix-sept ans tout juste, est prise de panique. Ses cheveux châtains, d'ordinaire soigneusement coiffés en couettes enfantines, sont ce soir-là emmêlés et désordonnés. Nouvelle arrivée au domaine, elle aide Anya en tant que femme-de-chambre. La demeure n'est pas immense mais son entretient nécessite du monde pour s'en occuper. Ainsi, Ophélie est venue agrandir la famille d'employés des D'Avila.
- J'ai fait entrer le Docteur Fitsh dans le salon, leur apprend-t-elle. Il est au courant que la sage-femme ne s'est pas déplacée et insiste pour se rendre au chevet de la Dame.
- Il faut qu'il voit la Marquise tout de suite, ça ne peut plus attendre, tranche Joseph.
- Et pour la sage-femme ?
- On ne peut pas se permettre de faire attendre Dame Inarah d'avantage, conclue Anya.
- Très bien. Ne bougez pas, leur dit Joseph, je vais le chercher.
Il rebrousse aussitôt chemin pour rejoindre le médecin dans le salon, la jeune Ophélie toute chamboulée sur ses pas.
© Lynn RÉNIER