Chapitre 6 - Interlude jouissif

Romain Lbstrd

Archibald Delavigne est un solitaire pétri d'angoisses vivant dans une routine déprimante. Jusqu'au jour où un mystérieux inconnu lui lègue trois pouvoirs sans aucune raison particulière ...

 

 

 

.6.

Interlude jouissif

(lundi 14 mars)

 

 

 

Du point de vue de Maria, ce qui se passa sous ses yeux ce lundi matin devant sa petite boulangerie relevait du surréaliste. Et pourtant, elle avait suivi la scène du début sans en perdre une seule miette. Son client le plus fidèle, le discret mais néanmoins très sympathique Archibald Delavigne, était venu comme tous les matins de la semaine prendre sa formule à emporter pour le midi. Elle ne le connaissait que superficiellement et n'entretenait avec lui qu'une relation platonique, mais elle considérait que c'était un chic type et ils avaient fini tout naturellement par se tutoyer et s'apprécier. Toujours aimable, pas vulgaire pour un sou et surtout, après en avoir connu des quantités non négligeables, pas « entreprenant ». Bon, c'est vrai, Maria l'admettait volontiers, le pauvre bougre lui faisait un peu pitié, avec sa solitude qui se lisait sur ses moindres gestes et expressions, son regard vert teinté d'alcool et de mélancolie. Malgré tout, il ne manquait pas de charme, sa large carrure tranchant étonnamment avec ses douces manières. Il portait inlassablement ses vêtements dépassés, un peu usés, pas parfaitement taillés qui lui conféraient un style hors du commun, mais ne se négligeait pas pour autant, toujours rasé de près et coupe de cheveux à l'ancienne. Et bien que son penchant envers la bibine soit avéré, il semblait conserver une certaine forme physique non déplaisante. Il devait être un peu plus jeune et elle se surprit quelquefois à s'imaginer en croquer un peu.

Et ce matin-là, et bien… La routine habituelle, au début. Il était entré. Ils avaient brièvement discuté, il avait choisi sa formule et payé. Il était sorti. Puis, inéluctablement, il avait croisé le chemin du jeune type bizarre de l'angle, qui lui non plus, ne dérogeant pas à sa routine, l'avait grassement houspillé tout en désignant la boulangerie d'un doigt moqueur.

Mais cette fois-ci, son timide Archibald s'arrêta. Maria avait alors cessé toute activité pour assister à la suite des évènements, intriguée et apeurée à la fois. Et quelle suite ! Après avoir discuté rapidement avec l'ignoble individu, ce dernier commença à faire de grands gestes menaçants à l'encontre d'Arch. Elle sentit qu'un drame était sur le point de se produire et commença à vouloir sortir pour intervenir avant que les choses ne s'enveniment. Pourtant, d'un coup, avec une vitesse fulgurante (surhumaine fut le premier terme exact qui vint à son esprit), Arch décocha un coup de poing au visage du vilain bonhomme, qui sembla décoller littéralement du sol avant de s'étaler de tout son long sur le bitume. Après quelques instants, il se redressa difficilement sur ses coudes et scruta son adversaire d'un air à la fois étonné et rageur. Puis, utilisant toute la vigueur de sa jeunesse, il se remit sur pied et fonça tête baissée sur son opposant… Qui l'évita au dernier moment avec une aisance insoupçonnée, avant de stopper net la course de son adversaire par un croche-pied bien placé. Maria n'en croyait pas ses yeux. Après un vol plané des plus élégants, le détestable lascar s'était retrouvé face contre terre.

Quant à Arch, qui semblait vivre cette scène hors de son propre corps, il sembla soudain sortir de son état second. Il se mit à regarder nerveusement autour de lui et croisa le regard d'une Maria bouche bée. Il lui adressa un petit salut gêné et tourna à l'angle de la rue tête baissée en direction de l'arrêt de bus.

 

***

 

Du point de vue d'Arch, ce qui se passa ce matin-là relevait de la délicieuse et jouissive vengeance coupable. Bien qu'il n'eut pas prévu de changer sa routine à la base, les nouveaux paramètres qu'il devait prendre en compte jouèrent un rôle déterminant.

La journée avait commencé normalement, comme « avant », il s'était levé suffisamment tôt afin de profiter d'une lecture matinale sous la lueur pâle du soleil d'hiver que filtrait la grande verrière, accompagné de son sempiternel café au whisky, l'exception du weekend n'ayant pas totalement réussi à gommer ses habitudes les plus tenaces. Puis il avait descendu les cinq étages avant de sortir dans le froid en direction de la boulangerie. Il avait un peu papoté avec Maria, commandé son repas et sa bière. C'est en se dirigeant vers l'angle de la rue que les choses se gâtèrent quelque peu. Le jeune type se trouvait encore et toujours à son poste, agressif comme un chien enragé. Constatant que sa proie marchait les yeux baissés, l'affreux jojo avait aussitôt entamé une parade se voulant virile, dans laquelle les jurons les plus fleuris de la langue française moderne côtoyaient toute l'obscénité d'une panoplie de grands gestes suggestifs. Cependant, un mot en particulier retint cette fois-ci l'attention d'Arch : pervers. L'autre appuyait ses propos en désignant la boulangerie de Maria.  Il lui semblât que c'était la première fois que l'abruti utilisait cet adjectif pour le qualifier, mais il était tout aussi probable que les récentes circonstances aient rendu Arch plus à l'écoute de son insultant interlocuteur quotidien.

Il s'arrêta.

Planté devant lui, il le fixa intensément, comme si les années de brimade gratuite se rembobinaient dans sa tête afin de distiller tranquillement une haine sanglante.

« On m'a souvent donné des noms d'oiseaux, commença-t-il, mais toi tu tiens la dragée haute à tous mes détracteurs âgés de moins de douze ans avec ton florilège d'insultes matinales.

— …

— Ah ! Je vois à ton regard stupide que tu ne t'attendais sûrement pas que je m'arrête devant toi après tout ce temps, n'est-ce pas ? Le problème c'est qu'aujourd'hui, je n'ai pas réussi à passer outre tes injures ordurières et tes manières de sale gosse.

— Qu'est-ce que tu me racontes, le vieux, se reprit soudainement le roquet. Tu craques ton gros slip, toi ! T'as envie de te faire défoncer ou quoi ? »

Arch sentit que l'énergumène en face de lui retrouvait ses esprits et commençait ostensiblement à s'exciter. Pourquoi s'était-il arrêté aujourd'hui ? Nul besoin de révélation fulgurante ou d'analyse approfondie. Au fond de lui, il savait. Il savait qu'en d'autres circonstances, même s'il s'était fait insulter de bien pire manière, il ne serait pas arrêté. Il savait qu'aujourd'hui, il pourrait tester en situation réelle la force et la rapidité qui découlait d'un ralentissement temporel. Après son entraînement du week-end, il se sentait en pleine possession de ses moyens  et jouissait d'une confiance en lui qu'il n'aurait jamais crue possible. Il intima l'ordre mental de diviser la vitesse du temps par deux.

Autour de lui, les bruits s'atténuèrent et les insultes qui fusaient à ses oreilles depuis tout à l'heure se firent molles, lentes et ridicules. Les grands bras maigres qui, il y a quelques instants, s'agitaient rapidement de manière menaçante lui faisaient penser désormais à des axes désarticulés de grande roue de fête foraine, dont la lente rotation était parfois entrecoupée de pauses.

Il serra son poing doucement et décocha un uppercut tranquille dans le menton du guignol. Avec la force toute relative qu'il donna à son geste, le choc ressenti par son adversaire, qui vivait ce grand moment de boxe en vitesse normale, devait être assez puissant, sans pour autant être fatal. Et effectivement, ce dernier décolla littéralement du sol et s'affala sur le dos au milieu de son bric-à-brac. Arch remit le temps à vitesse normale et savoura pleinement la vue de son pire ennemi du matin étalé comme un étron mou. Sonné, celui-ci se releva difficilement sur ses coudes, le regard partagé entre haine rageuse et surprise totale. Puis, ses yeux se plissèrent et un mauvais rictus déforma son visage.

Arch sentit le danger.

Il repassa le cours du temps en décéléré, juste assez vite pour voir le type se relever plein de hargne et tenter de se jeter sur lui en visant la taille. D'un mouvement contrôlé, mais assez rapide, il esquiva d'un pas de côté. Lorsque le temps se déroulait plus lentement, toute la technique consistait à se mouvoir en se calquant sur la vitesse réelle de son environnement afin que quiconque assiste à la scène ne puisse voir de mouvements trop improbables, tout en se gardant une marge de manœuvre et paraître légèrement plus rapide. D'après ses tests chez lui, le résultat aux yeux du monde extérieur devait être bluffant. Le moindre geste qu'il effectuait devenait une sorte de réflexe hors du commun guidé par un sixième sens quasi surhumain. Et cela se révélait être précisément ce que ce dont il s'agissait, le quasi en moins.

Le type passa à côté de lui au ralenti, manquant sa cible qui se mouvait trop rapidement pour lui. Arch attendit le bon moment et tendit le pied vers les jambes qui avaient déjà perdu l'équilibre. Puis il remit le temps à vitesse normale et contempla son adversaire se rétamer face contre terre. Cette fois-ci, il ne se releva pas, mais un long gémissement plaintif signala à Arch qu'il était vivant. Et heureusement d'ailleurs, il n'aurait pas fallu qu'il tue quelqu'un la première fois où il utilisait vraiment ses pouvoirs.

Tandis qu'il contemplait la triste scène de son opposant crachant une glaire rougeâtre en gémissant, Arch se mit soudain à paniquer. Et si quelqu'un avait assisté à la scène ? Il ne maîtrisait pas encore correctement ses déplacements à vitesse réduite. Peut-être même que, vu de l'extérieur, ça ressemblait à un vieux film en noir et blanc mal calibré où les tours de manivelle du caméraman variaient tellement que l'on avait l'impression que les protagonistes à l'écran étaient en avance rapide. Il jeta un regard circulaire autour de lui. Personne. Sauf une silhouette qui se découpait derrière la devanture de la boulangerie. Maria le regardait sans bouger. Il lui adressa un geste de la main, qu'il voulut le plus naturel possible, mais qu'y a-t-il de naturel à saluer amicalement quelqu'un après avoir rossé une personne devant ses yeux ? Il décida finalement de faire comme si de rien n'était et de se diriger de la façon la plus décontractée possible vers l'arrêt de bus.

 

***

 

Dans son épique combat, il ne s'était même pas aperçu que le bus était déjà passé. Lorsqu'il s'en rendit compte, il espéra sincèrement que les écoliers ou quiconque se trouvant à l'intérieur ne remarquèrent pas qu'un type banal qui ne payait pas de mine avait mis une raclée phénoménale à la terreur du quartier. Il fit semblant de se concentrer sur la feuille jaunie qui indiquait les horaires des prochains passages, histoire de se redonner une consistance et un aspect de mec tout ce qu'il y a de plus commun, mais son esprit moulinait à une vitesse incroyable. Trop de questions s'y bousculaient. En parcourant d'un œil distrait les prochains passages, il vit que le bus suivant n'arriverait que dans une vingtaine de minutes.

Cette information le fit sortir immédiatement de sa rêverie. S'il comptait bien, l'attente du bus cumulée à la durée du trajet le mettrait forcément en retard pour son travail. Impossible à ses yeux. Paniqué, il essaya de mettre ses idées au clair. Hors de question de faire du stop, il ne supportait pas d'être enfermé à l'intérieur d'un habitacle aussi confiné qu'une voiture avec une personne inconnue. Aucun taxi ne passait par ici et quand bien même il y en aurait, cela ne changeait rien au problème. Il esquissa l'idée de demander à Maria de le déposer. Stupide ! Elle avait une boulangerie à gérer et sûrement pas un pauvre type blanc comme un linge au bord de l'évanouissement. Il se morigéna de l'orgueil qu'il eut de vouloir donner une correction à l'autre abruti. Il se retrouvait désormais dans une situation qu'il haïssait. S'il arrivait en retard, il faudrait se justifier à l'accueil, parler avec la secrétaire, répondre aux éventuelles questions de ses collègues… Bref, une épreuve qu'il ne se sentait pas d'affronter. S'il se faisait porter malade, il devrait aller chez le médecin et quémander un certificat, ce serait pire. L'angoisse montait. Ses pensées se faisaient confuses, ses semblants de décisions se révélaient absurdes, son front perlait et il frissonnait. En bref, il paniquait, et ce, de la plus belle façon qui soit.

Parmi ce salmigondis de réflexions ineptes, une pensée jaillit, plus forte que les autres. Plus terrifiante, aussi. Il disposait de la téléportation. Était-ce seulement une bonne idée que de l'essayer pour la première fois dans une situation où son esprit carburait trop vite ? Le temps passait et l'heure de l'embauche approchait à grands pas. Il prit sa décision et s'éloigna rapidement de l'arrêt. Il trouva quelques dizaine de mètres plus loin ce qu'il cherchait. Un interstice suffisamment sombre et étriqué entre deux bâtiments, finissant sur un cul-de-sac jonché de détritus. Aucune fenêtre ne donnait sur ce minuscule espace. Il jeta un regard par-dessus son épaule pour vérifier que personne ne le suivait et s'engouffra dans l'ouverture.

Arch souffla un grand coup et tenta de se détendre. Il ne savait pas par où commencer. Fallait-il donner des instructions mentales, comme pour le temps ? Il essaya de visualiser le vestiaire où il se changeait et intima l'ordre d'y aller. Sa vision se dédoubla subitement. « Merde ! hurla-t-il, non, pas ça ! »

Trop tard. Il devint aveugle à la réalité. Le BB prit le dessus, et dans toute sa splendeur affichait un message d'erreur signalant que plusieurs personnes se trouvaient dans le vestiaire à l'heure actuelle et qu'il ne pouvait pas s'y téléporter. Arch l'éteignit, si tant est que le terme fut adapté, avec moult injures et se rassura en voyant se redessiner devant lui le béton gris tagué de la petite impasse. Sa première expérience se soldait donc par un échec cuisant. Cependant, fidèle à son pragmatisme, il prit le temps de sortir son calepin et de noter le fait que le BB était sûrement lié à la téléportation, tout du moins lorsqu'il fallait signaler que le lieu de destination se révélait impossible à atteindre pour quelque raison que ce soit. Ce qui lui donna une autre idée. S'il arrêtait le temps, peu importe qu'il y ait des personnes aux alentours, il se téléporterait et aurait tout le loisir de trouver un endroit désert avant de relancer la machine. Seulement, il craignait que le BB lui signale tout de même une quelconque présence ou interférence. Il réfléchit un instant puis changea de stratégie. Il rangea scrupuleusement son carnet, s'adossa au mur, vérifia une dernière fois que la rue était déserte et ferma les yeux. Il se représenta le local à poubelle qui jouxtait l'entrepôt, avec ses grandes bennes vertes qui dégageaient continuellement une odeur âcre. Il reconstitua mentalement la noirceur de l'endroit lorsque la minuterie n'était pas enclenchée et son immense porte à double battant fermée. Il inspira une grande goulée d'air et lança l'ordre.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, les vagues contours de l'intérieur du local retracé par son esprit avaient pris une consistance bien réelle. La puanteur chatouillait ses narines et l'obscurité l'empêchait de distinguer correctement les formes massives des poubelles de l'entreprise. Mais il s'y trouvait. Il n'avait ressenti aucun déplacement, aucune force exercée sur son corps. Il se trouvait juste là. C'était fantastique ! Il resta quelques instants incrédule, à se demander comment tout cela pouvait bien lui être arrivé à lui. Puis il poussa la porte discrètement, vérifia rapidement que personne ne se trouvait dans les alentours et sortit en se protégeant les yeux de l'éclat lancinant du ciel blanc, le sourire aux lèvres. Il contourna le petit local et se retrouva sur le parking. Il reconnut les voitures de ses collègues, mais ces derniers devaient déjà être entrés dans le bâtiment. Tout s'était déroulé à la perfection, la réputation de sa ponctualité légendaire ne souffrirait d'aucune tâche. Il pouvait entamer sa journée de travail sereinement.

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