Chapitre 8 - Explosion

Romain Lbstrd

Archibald Delavigne est un solitaire pétri d'angoisses vivant dans une routine déprimante. Jusqu'au jour où un mystérieux inconnu lui lègue trois pouvoirs sans aucune raison particulière ...

 

 

 

.8.

Explosion

(mardi 15 mars)

 

 

 

Au lendemain de sa petite altercation et de sa première fois en termes de téléportation, Arch se sentit le besoin de faire une pause. Il lui fallait assimiler tous les nouveaux événements. Et par pause, il entendait cuite. Une semaine seulement après sa rencontre avec Lionel, sa vie était déjà bouleversée, il avait perdu la plupart de ses repères et cette impression de tenir un diamant brut sans savoir comment le tailler le taraudait. Même l'infâme parasite du coin de la rue n'avait pas pointé le bout de son horrible museau ce matin, sûrement échaudé par l'expérience de la veille. Décidément, tout foutait le camp. C'est pourquoi ce soir, il allait se la coller, juste histoire de se remettre le cerveau à zéro.

Comme prévu le mardi soir, peu d'âmes peuplaient le troquet. Tant mieux. Il salua Martin et s'assit à sa table. L'atmosphère humide et froide rendait la pièce sombre et triste, la cheminée éteinte ne l'aidant pas à réchauffer son corps et son esprit. Il attendrait Jean-Lo et André en frissonnant. Il commanda rapidement un premier verre pour se réchauffer la carcasse, puis un deuxième qu'il termina difficilement. Ça ne passait pas. Il sentait que ce qu'il faisait en ce moment précis était totalement vain et qu'attendre ses compagnons se révélait n'être qu'une perte de temps. Il avait mieux à faire. Et puis cette gargote n'était pas si accueillante finalement. Avait-il attendu d'être sobre pour s'en rendre compte ? Vingt années à tellement se focaliser sur ses cuites l'auraient rendu aveugle à la tristesse de ce tripot ? Dans une autre vie, il lui semblait avoir aimé cet endroit. Tant pis, il ne se saoulerait pas ce soir. Même mieux, il annoncerait à ses amis qu'il ralentirait l'alcool, que c'était une bonne chose à faire à ce stade de sa vie. Il ne leur dirait peut-être pas aujourd'hui, surtout parce qu'il n'arrivait pas à imaginer une raison valable à fournir. Bientôt il le ferait, il s'en fit la promesse. Non décidément, ce soir, il préférait juste laisser tomber et aller dormir.

Il se préparait à partir lorsque la silhouette massive de Jean-Lo se découpa dans l'embrasure de la porte. Après une entrée en fanfare destinée à faire comprendre aux peu de clients présents que le mâle alpha du troquet venait d'arriver, il se dirigea vers Arch et lui asséna une grande tape amicale dans le dos.

« Salut, ça roule ? demanda-t-il d'une voix tonitruante.

— Oui, oui, ça va ...  

— Hey, Marty ! MARTY ! Sers-nous donc de ta piquette, j'ai sacrément soif ! Et amène la dose, hein ! Faut absolument enlever cette tête d'enterrement de mon pote. Allez raconte, qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— Ça se voit à ce point-là ?

— Boarf, t'as jamais été un grand démonstratif, mais ça saute aux yeux, il y a quelque chose qui te travaille.

— Et bien, puisque tu en parles, je…

— Ah ! Voilà notre Dédé national ! »

Effectivement, André venait de pousser la porte d'entrée. Et il n'était pas seul. À son bras, une jeune femme un peu courbée à l'air timide jetait des regards inquiets à la population du bar. Ses longs cheveux noirs dissimulaient une partie de son visage comme si elle ne voulait pas être vue des autres.

« Qu'est-ce que c'est que cette connerie ? maugréa Jean-Lo dans sa barbe, toute joie envolée. Il nous ramène une nana maintenant ?

— Rien ne dit qu'ils sont ensemble, objecta Arch.

— Mouais, je le sens mal cette affaire. Quand bien même ce serait sa frangine, on ramène pas les gonzesses au bar, c'est une règle d'or. »

André s'approcha, rayonnant. Un large sourire se dessinait sur son visage, estompant miraculeusement les rides d'habitude soucieuses de son front.

« Salut, les gars, je vous présente Léana, entama-t-il.

— Bonsoir, salua Arch avec un grand sourire. Très heureux de faire votre connaissance. »

Il savait parfaitement comment passer pour une personne socialement à l'aise, joviale et d'humeur accorte. Cela se traduisait par un visage ouvert et souriant, qui masquait à la perfection tout ce qu'il pensait de la futilité des nouvelles rencontres avec des inconnus. Léana répondit un timide bonsoir sans lever les yeux. De près, elle n'était pas très jolie, mais on pouvait lui reconnaître un certain charme étrange. Jean-Lo, contrairement à ses habitudes, était resté silencieux. Arch lui donna un coup de coude discret au niveau des côtes. Il grogna un peu et sortit de son mutisme, laissant échapper un gracieux bonsoir plus proche du borborygme intestinal que du langage humain. André, tout à son bonheur apparent, ne releva pas, tandis que les yeux de sa compagne fixèrent le sol avec une attention soudainement redoublée.

Martin apporta un tabouret pour compléter la table et repartit en lançant un clin d'œil suggestif à André qui pouffa comme un adolescent. Sans se départir de son sourire béat, il se tourna vers ses compagnons.

« Bon, les amis, ça fait un moment que je voulais vous la présenter, mais j'avais un peu peur de vos réactions. Enfin, surtout toi, Jean-Lo.

— Qu'est ce qui te fait dire ça ? répondit l'intéressé, maussade.

— À part ton air dépité et toute la volonté que tu as mis à être désagréable, pas grand-chose.

— Je t'emmerde.

— Ne prend pas les choses si mal, je sais très bien ce qui t'agace. Ce n'est pas le fait que j'amène la femme que j'aime au sein de notre repère, c'est que tu as peur que je n'honore plus nos rendez-vous quotidiens et que ton alcoolisme que tu clames festif se révèle au grand jour comme étant solitaire. »

Arch fut estomaqué par la franchise qu'André avait mise dans sa déclaration. Les joues cramoisies de Jean-Lo lui confirmèrent qu'il n'était pas le seul à accuser le coup. Quant à Léana, si elle avait pu s'enfuir à toutes jambes, elle l'aurait fait sans hésiter. La pauvre se tortillait sur son tabouret, la tête basse, ses doigts triturant nerveusement son sac à main. Arch prit les rênes de la conversation et lui adressa directement la parole.

« Qu'est-ce que vous boirez, Léana ? »

Elle le regarda, hébétée, comme si c'était un miracle qu'on lui parle.

« Je… Je ne sais pas trop, bredouilla-t-elle. Un diabolo fraise, peut-être. Oui, oui, ça me semble bien.

— Va pour un diabolo fraise alors. Les gars, du rouge ou de la bière ?

— Je prendrais un simple verre d'eau », déclara André.

Arch tenta de masquer sa surprise, contrairement à Jean-Lo dont la discrétion était connue comme la moindre de ses qualités. Se tournant brusquement vers son ami, les yeux exorbités, comme s'il découvrait avec horreur que son meilleur ami venait de le poignarder dans le dos, il le prit violemment à parti.

« Tu te fous de nous ?

— Pas du tout, répondit André calmement, j'ai décidé de stopper complètement l'alcool.

— L'amour ne peut pas transformer un homme aussi précipitamment, Dédé, rétorqua violemment son ami. Encore faudrait-il que t'en soies un.

— Inutile d'être vulgaire, Jean-Laurent. J'étais venu vous annoncer que Léana et moi allions emménager ensemble chez elle, de l'autre côté de la ville. Je me doutais que ça n'allait pas être simple, et au vu de ta réaction, je me rends compte que j'étais loin de la réalité.

— Allons bon, emménager ensemble. Et le chien aussi ? La berline pour emmener bobonne en vacances ? Tu veux pas non plus nous annoncer qu'elle a un polichinelle dans le tiroir, tant que tu y es ? Vous vous connaissez depuis quand, d'ailleurs ?

— Suffisamment longtemps si tu veux savoir, mais je savais que si je t'en parlais avant, tu ferais tout pour me décourager, en me parlant de ta propre expérience avec ta femme que tu juges désastreuse. J'ai décidé de te mettre au pied du mur, rien de plus.

— T'es qu'un putain de lâche. On est censé être amis. T'aurais dû nous en parler.

— Et bien non. Tu n'as pas le choix, c'est tout. Je voulais vous dire au revoir. Je ne m'attendais pas à ce que ça se passe bien, mais… »

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Jean-Lo s'était levé sans écouter la fin de ses explications et se dirigeait déjà vers la porte, laissant un Arch dépassé par la tournure aussi rapide que violente des événements, une Léana tellement embarrassée qu'elle aurait certainement préféré se trouver à des milliers de kilomètres d'ici et un André remonté. Après un silence gêné de quelques secondes, ce dernier soupira et prit la parole.

« Hum… Désolé de vous avoir caché tout cela. En réalité, c'est plus récent que ce que j'ai voulu faire croire à Jean-Lo, mais il l'aurait encore moins accepté. Je sais que tu peux comprendre, Arch, tu es une personne à l'esprit tempéré. Ça a été le coup de foudre !

— C'est une excellente nouvelle, répondit Arch, soulagé que la tension retombe. Je le pense sincèrement. Dites-moi Léana, comment vous êtes-vous rencontrés, tous les deux ?

— Par un incroyable hasard, souffla-t-elle timidement.

— Voyons, je ne crois pas à la chance et ce vieux briscard non plus. C'est un ami de longue date et accessoirement un célibataire endurci, alors je me demande ce qui a bien pu se passer. Racontez-moi tout, je vous en prie ! »

Devant son ton engageant, Léana reprenait peu à peu consistance et croisa même un instant son regard, avant de repartir vers une contemplation approfondie de ses chaussures.

« Et bien… Comme vous avez pu le constater, je suis quelqu'un de plutôt timide. Je ne sors quasiment jamais de chez moi, et quand je le fais, ce n'est pas pour aller dans des bars ou des discothèques, croyez-moi. Quant à André, il a beau venir avec vous tous les soirs, c'est bien là sa seule activité. C'est un véritable rat de bibliothèque. »

Arch et André sourirent en se regardant. Ils partageaient la même passion des livres, c'était vrai. Mais tandis que le premier se noyait dans les romans et les bandes dessinées, le second s'échinait sur des ouvrages politiques et philosophiques complexes.

« Tu exagères un tout petit peu mon amour, s'amusa André d'un air faussement scandalisé.

— À peine, tu le sais, reprit-elle d'un ton sérieux. Bref. J'habitais bien loin d'ici il y a encore trois mois de cela. Je suis infirmière de profession mais j'avais toujours rêvé d'être libraire. Malheureusement, je ne possédais pas les fonds pour créer mon propre commerce. Un jour, j'ai reçu un appel d'un notaire qui m'a dit qu'une tante lointaine que je n'avais jamais connu venait de décéder et me léguait une coquette somme. La part que j'ai reçue de cette inconnue suffisait à me faire vivre pour des années et envisager d'ouvrir la librairie dont j'avais toujours voulu. Alors j'ai entamé les recherches d'un bâtiment adéquat. »

Elle poussa un soupir rêveur. Le sourire d'Arch était légèrement retombé durant ce début de récit. Il avait un mauvais pressentiment, cela semblait trop gros. Ce fut André qui reprit la parole d'un ton enjoué.

« Comme tu le sais, je travaille dans l'urbanisme, au compte de la ville. Ma hiérarchie m'a transmis le dossier de Léana. Après avoir étudié son cas, je me suis rappelé que le matin même, une ancienne librairie avait fermé ses portes pour des raisons sanitaires obscures. Je l'ai donc appelée directement afin de lui annoncer la bonne nouvelle et nous nous sommes rencontrés le lendemain. Lorsque j'ai croisé son regard, je n'ai pas compris ce qui m'arrivait, je n'avais jamais vu une femme qui correspondait autant à ce que j'aime. J'ai cru interpréter une certaine réciprocité car mademoiselle ici présente rougissait deux fois plus fort que ce soir. J'ai finalement trouvé le courage de l'inviter à boire un verre et elle a accepté. Depuis, c'est un bonheur sans nuages dans lequel nous vivons. »

Il éclata d'un rire joyeux. Arch émit un sourire poli, pourtant le cœur n'y était pas. Il lui semblait finalement que l'amour rende réellement aveugle. André s'était presque mis à croire au surnaturel lorsque lui et Jean-Lo s'étaient retrouvés coincés chez eux le même soir, et pourtant, dans le cas présent, il trouvait le déroulement de cette histoire tout à fait normal. Un héritage venu de nulle part, un bâtiment qui se libère le jour même pour une demande bien précise… La chance et les coïncidences fortuites n'avaient rien à voir avec la situation, Arch en aurait mis sa main à couper.

Encore une fois, il en était persuadé, ce type étrange se trouvait derrière tout ça. Mais quelles avaient été les raisons d'un coup aussi énorme qui semblait prévu depuis longtemps ? D'ailleurs, comment avait-il fait pour que Léana et André se plaisent instantanément ? Était-ce son but d'éloigner son ami de lui avec cette méthode ? Avait-il prévu quelque chose en ce qui concernait Jean-Lo ? Tant de questions se bousculaient dans la tête d'Arch auxquelles il ne pouvait pas répondre. Peut-être n'était-ce que de la paranoïa. Il chassa ces pensées de son esprit, constatant qu'il n'arrivait plus à suivre le récit d'André, qui continuait de déblatérer béatement.

Ce fut finalement Léana qui interrompit gentiment son compagnon en lui signalant qu'il était temps d'y aller. André acquiesça et se leva en enfilant son manteau. Les rides soucieuses de son front réapparurent lorsqu'il se tourna vers Arch.

« Je suis sincèrement désolé de la tournure des événements. Tu es un véritable ami, mais je dois vraiment croire que cette merveilleuse coïncidence est arrivée pour une raison. Comme disait Guitry, “ Le hasard est le travestissement favori du destin ”. Dans mon cas, je n'aurais pas su dire mieux. »

Son regard s'assombrit un peu.

« Prend soin de Jean-Lo, s'il te plaît. Je sais que ça l'a touché, et pour de mauvaises raisons. Il n'est pas stupide, il sait bien que si nous arrêtons de venir au bar, il s'autodétruira tout seul de son côté. Son alcoolisme ne s'arrête pas à la réunion quotidienne et festive de trois potes.

— Je… Je ferai attention, répondit Arch, n'osant dire à son vieil ami qu'il ne savait pas s'il pourrait tenir cet engagement, ayant lui aussi prévu d'arrêter de venir.

— Merci à toi. Bonne chance et à bientôt, j'espère ! »

Arch regarda son ami partir. Léana, à son bras, le couvrait d'un regard tendre. Le coup de foudre avait peut-être été la seule chose sincère de leur rencontre. Et encore… Il soupçonnait fortement que le BB ne fut pas innocent au sein de cette affaire. Lorsqu'il trouverait le courage, il creuserait le sujet.

Au moment où André disparut au plus profond de la noirceur nocturne, il sut qu'il ne le reverrait pas. Ou tout du moins de manière très erratique, peut-être à l'occasion de certains événements. Ils avaient été liés par l'alcool durant une vingtaine d'années, et pas par grand-chose de plus. Le « à bientôt » de son ami avait été pour la forme, toutefois l'un comme l'autre se doutaient que cette soirée sonnait le glas de leur petit groupe. Jean-Lo l'avait exprimé avec plus de violence, seulement au fond, ils savaient tous les trois que si un seul membre du trio partait, leur alliance éthylique tacite volerait en éclats. Arch ne savait pas quoi en penser. Lui aussi envisageait de stopper, et ce, le soir même où André l'annonçait. Encore une coïncidence bien étrange, mais qui ne se révélait peut-être qu'une conséquence logique de tout ce qui s'était passé dernièrement.

Il finit son verre, laissa un billet sur la table, salua Martin et sortit dans la fraîcheur nocturne. Cette soirée se révélait bien étrange. Il alluma une cigarette et tira une longue bouffée. Les moments clés de sa routine s'effaçaient les uns après les autres pour laisser place à de l'inconnu et ses vieilles habitudes bien ancrées semblaient larguer les amarres. Étrangement, cela lui convenait, comme s'il avait attendu toute sa vie qu'un coup de pied au cul surnaturel vienne lui montrer le chemin à suivre. D'une pichenette, il envoya son mégot valser au fond du caniveau et sans regarder en arrière, laissa derrière lui un des lieux qui lui avait servi de repère douillet et rassurant durant toute une partie de sa vie.

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