Charity West

Catherine Pessin

Charity House.  Illinois  1926

 Stanley Harris venait juste d’être nommé détective de la fameuse « Private Security Agency ».

Son premier client, William Stenson, l’avait chargé d’une mission délicate. Se rendre dans l’Illinois, et vérifier que son épouse Audrey s’était bien rendue seule au congrès annuel de la Charity West. Ce congrès avait lieu dans une demeure retirée, à 50 miles de Chicago, en bordure du lac Michigan.

Stanley était parti la veille de l’ouverture du Congrès, donc la veille de l’arrivée d’Audrey Stenson.

Il avait réservé, dans l’hôtel discret qui donnait en contrebas de la voie ferrée, une chambre située face à la villa louée par Charity West.

De sa fenêtre, il pourrait aisément observer les va-et-vient qui animeraient cette étrange demeure, imposante et austère.

Dès l’aube de ce 20 mars, il ne quitta plus son regard de la maison, entouré de son petit matériel de survie, à savoir une bouteille de gin, sa boite à cigares, un petit carnet noir muni de son stylo et ses jumelles Bushnell 7 X 35.

Il était prêt à l’épreuve de ténacité que lui imposait son contrat.

A force de fixer la maison, elle devint un véritable tableau dans son esprit. Il eut pu la décrire dans ses moindres détails :

Maison bourgeoise en pierre blanche à deux étages, surmontée d’un toit d’ardoises grises, toit renfermant lui-même un étage avec fenêtres en chien-assis. Accolée à cette bâtisse de l’époque victorienne, une tour et une avancée en colonnes lui donnaient une allure de petit château. Pas de jardin autour ni même de végétations qui auraient pu en  adoucir l’austérité. Non,  cette maison singulière semblait posée là comme un gros gâteau sur un plateau d’argent.

Et devant, une voie de chemin de fer, raide comme la justice.

Pas âme qui vive aux alentours.

 A cette heure matinale, toutes les fenêtres avaient les rideaux tirés sauf deux, l’une au premier étage et l’autre sous le toit de la tour.

Stanley avait prévenu le maitre d’hôtel qu’il ne souhaitait pas être dérangé, prétextant rechercher calme et solitude pour exercer son métier d’écrivain. Il avait ainsi tout le loisir de voir s’animer le tableau devant lui.

Un long rai de lumière glissa sur le métal sombre de la voie ferrée, laissant présager une belle journée. Un vol d’oies sauvages, venant probablement du lac voisin, fut l’unique signe de vie de cette toile en clair-obscur.

Stanley Harris avait l’ouïe fine et pensait être alerté au moindre bruit provenant de l’autre côté de la voie ferrée. A cette heure, aucun bruit intéressant sinon  le tic tac de la pendule au mur de la chambre.

L’air frais du petit matin printanier ne l’incita pas à entrouvrir la fenêtre, ne fusse que pour épier le moindre signe de vie extérieur.

 Stenson lui avait décrit sa femme physiquement, donnant des détails presque intimes qui, vus de cet angle, ne lui serviraient à rien.

Stanley se remémorait la silhouette d’Audrey Stenson telle que son mari lui avait décrite :

- « Vous verrez ! avait-il dit avec sa voix de conférencier mi-sérieux mi-exalté. C’est une femme d’une beauté inoubliable. La jeune trentaine longiligne à la grâce naturelle, des yeux d’opale qui vous noient au premier regard et un grain de beauté sur la nuque à gauche. La chevelure courte très brune et ondulée, toujours chapeautée d’une cloche élégante lorsqu’elle sort – elle est habillée par la mode parisienne, donc légère et raffinée. Dès sa première apparition, son allure et son charme vous surprendront. Vous ne pourrez vous tromper. »

Stenson avait dit cela avec la fierté d’un propriétaire hippique et la retenue d’un mari méfiant. Il avait noté sur un bout de papier le prénom et la date de naissance de sa femme - 17 aout 1895 - et avait regardé Stanley Harris droit dans les yeux, pendant deux minutes d’un silence presque insoutenable. Cela voulait en dire long ! Puis il était parti.

 La pendule sonna ses neuf coups. Un train passa sans prévenir.

Stanley avait gribouillé des dessins inextricables sur le petit carnet. Il avait aussi avalé deux bouchons de gin en guise de petit déjeuner.

Après deux heures d’attente, ses yeux commencèrent à se brouiller. Aucune indication notée pour sa mission. Devant lui, une maison nue, sans vie. Un tableau à accrocher au mur de la désolation.

Audrey Stenson envahissait ses pensées, hantait son esprit romanesque. Etait-il réellement fait pour ce job ? S’il avait accepté cette filature, c’est qu’il avait une bonne raison. Il se devait de réussir. Pas pour Stenson, mais pour lui-même !

Il la verrait, il fallait qu’il la voie. Il l’avait rêvée, il devait la rencontrer. Quitte à trébucher sur la voie ferrée pour courir vers elle dès sa première apparition. Mais il n’en était pas là !

 Soudain, une limousine grise s’arrêta devant les colonnes de la maison.

Le chauffeur ouvrit la porte  et trois femmes, jeunes  et longues, se déployèrent tels de grands flamands roses après une longue pause.

De loin, elles semblaient rire et heureuses de découvrir leur lieu de destination. Trois chapeaux-cloches masquaient leurs visages.

Stanley, les mains tremblantes d’excitation, saisit ses jumelles et balaya la scène du tableau qui prenait vie devant lui. Il devait repérer tout d’abord la couleur de leur chevelure.

Comme il ne distinguait pas suffisamment la scène, il entrouvrit la fenêtre pour  y laisser passer ses jumelles. Et alors, il passa son regard de l’une à l’autre.

Les trois grâces s’agitaient autour de la voiture. Le coffre arrière regorgeait de nombreux paquets et cartons à chapeaux. L’une des femmes en ouvrit un, ôta la cloche de feutre marron de sa tête et sans attendre le moindre souffle de vent qui eût ébouriffé sa coiffure, plaqua un nouveau bibi vert pistache qui annonçait la couleur ! Ce n’était pas « Elle » puisque ses cheveux dépassant du chapeau rayonnaient d’un blond platine.

Stanley se fixa sur la deuxième femme. Celle-ci se tenait droite, immobile près du chauffeur. Elle tournait simplement la tête à droite et à gauche, comme pour inspecter les alentours. Elle dissimulait le long de sa jambe gauche, serrée dans la main, une canne de bois clair sur laquelle elle s’appuyait. Cette silhouette émut Stanley mais il ne pouvait pas voir son visage, dissimulé par une écharpe de voile beige qui flottait par petites vagues éventées. Ce ne pouvait être « Elle ». Stenson lui aurait dit qu’elle se déplaçait à l’aide d’une canne.

Il dirigea avec difficulté ses jumelles vers la troisième, celle qui s’agitait le plus. Tantôt accroupie pour renouer sa bottine, tantôt le nez dans le coffre pour chercher un bagage, elle ne restait pas en place et sa cloche enfoncée jusqu’aux oreilles ne donnaient aucun espoir de voir sa chevelure, ni même le haut col de cretonne blanc qui masquait sa nuque. Etait-ce « Elle » ?

Audrey était-elle parmi ces trois femmes ?

Pour l’instant, Stanley ne pouvait l’affirmer mais il sentait comme un irrésistible besoin d’y croire. Les silhouettes longues et élégantes étaient déjà un indice favorable.

D’autres investigations le conforteraient dans son ardeur.

Sans pouvoir garantir qu’Audrey Stenson se trouvait parmi ces trois femmes, il put en conclure qu’aucune d’entre elles n’était ’’accompagnée’’.

Que faire ? Aller voir discrètement de plus près pour la reconnaitre ou attendre l’arrivée d’autres voitures ? Après tout, la journée venait tout juste de débuter et un cortège de limousines allait certainement l’occuper de longues minutes. Rien que d’y penser, il en eut le tournis !

 A tâtons, sans quitter son regard de la maison, il attrapa un cigare et tenta de l’allumer fébrilement. Il resta le cigare entre les lèvres un long moment, tant il fut sidéré par la scène qui se passait sous ses yeux.

En un instant, deux autres limousines se garèrent à la suite de la première. Le soleil plus haut éclairait franchement les tôles anis et noires des carrosseries. Un jeu de portières commença.

Les chauffeurs sortaient pour ouvrir les coffres chargés.

Stanley entendit clairement les rires aigus et brefs des femmes.

Cette fois-ci, c’en était trop ! Comment reconnaitre Audrey dans cette envolée d’hirondelles charmantes  qui tournait autour des berlines ?

Un congrès, il est vrai, rassemble beaucoup de personnes et un congrès de charité rassemble surtout des femmes ! Pourquoi avait-il accepté cette mission comme première expérience? C’était pure folie.

Il douta soudain de ses compétences et fut bien malaisé de devoir continuer ses explorations, fussent-elles séduisantes.

Mais, foi de Stanley, il y parviendrait, quitte à y laisser des plumes !

Il s’installa carrément contre la balustrade et y posa ses jumelles, les yeux collés aux lunettes.

Et là, son cœur ne fit qu’un tour. Il était aux premières loges d’un défilé époustouflant de mode printanière.

Les démarches, les allures, les gestes aériens, les jambes interminables ne firent aucun doute sur ces créatures.

Stanley Harris avait été nommé détective pour assister au plus fabuleux défilé de tous les temps. Cette nuée de mannequins lui troublèrent la vue.

Plus question de repérer une chevelure noire, il y en avait tant !

Plus question de chercher un tailleur de marque, ce n’était que ça !

Plus question de discerner un grain de beauté, des mouches de charme voletaient de nuques  en joues !

Lâchant ses jumelles, Stanley décida d’aller voir de plus près.

Il enfila son imperméable, nota quelques mots sur son carnet qu’il mit dans sa poche, ferma la fenêtre et mit son borsalino.

 La voie ferrée était un peu en hauteur. Son ascension ne serait pas très discrète. Stanley repéra un souterrain à 150 mètres sur la droite.

Il s’y dirigea.

Mais avant d’emprunter le passage souterrain, il observa une fois encore la troupe des femmes qui s’ébrouaient librement. Elles semblaient attendre quelque chose ou quelqu’un.

Par chance, elles ne seraient pas encore rentrées dans la maison lorsqu’il sortirait du dessous de la voie ? D’ailleurs, il observa la sortie du passage et remarqua un poteau rouge muni d’une plaque dorée qui tournait selon les vents et envoyait des éclairs sous le soleil. Aucun autre élément de signalisation en vue.

Ce poteau devait certainement indiquer « Meeting of Charity West 1924 » ou quelque chose de cet ordre là.

A l’entrée du souterrain, Stanley remarqua tout de suite un drôle de panneau rouge. Dessus, une flèche dorée sous laquelle une inscription pâle qu’il ne put déchiffrer complètement : « Pleasure and Lov… ». Ce panneau avait-il un lien avec la maison ou le congrès ?

Cette interrogation allait l’embrouiller plutôt que l’aider. Il se souvint du rouge et du doré du panneau de sortie. Cette première inscription était sans doute une invitation  à entrer dans la maison.

A peine engagé à l’intérieur du tunnel, un bruit assourdissant l’obligea à se boucher les oreilles, et à s’immobiliser.

Le bruit se fit plus strident puis des freins crissèrent puissamment. Un train venait de s’arrêter au dessus de lui, devant la maison.

Au moment où il monta les escaliers de sortie, le pied à peine posé de l’autre  côté de la voie, une affluence d’hommes en costumes  descendit de toutes les portes de la machine fumante. La vapeur gêna considérablement Stanley dans son observation, autant que sa stupeur.

Les femmes s’avançaient vers les hommes en sautillant.

Qu’était cette mascarade ? Pourquoi soudain ces mâles distingués débarquaient-ils dans le tableau ? Peut-être des mannequins ?

Stanley s’appuya sur le poteau rouge comme ivre d’étonnement.

La maison était à 200 m de lui. Du quai où l’agitation battait son plein, sa silhouette isolée devait certainement se remarquer au premier coup d’œil. Et si les femmes l’appelaient ? Il n’osa plus avancer.

Il redescendit quelques marches en arrière et passa la tête suffisamment pour pouvoir observer ce spectacle inouï.

Les hommes prenaient les femmes à bras ouverts ou plus subtilement leurs mains tendues. Toutes les femmes riaient.

Pendant cette effervescence, les limousines démarrèrent, suivies par le train qui embruma le décor.

Puis une sonnerie de trompettes résonna, annonçant le début des festivités.

En quelques secondes, le quai se vida de toute présence humaine. Tout le monde s’engouffra dans la maison, en passant par la terrasse en colonnes.

Seul un chat sortit de la maison à ce moment là.

Au même moment, Stanley sortit son carnet, y inscrivit deux lignes et remonta les marches.

Il s’avança l’air tranquille vers la bâtisse qui avait retrouvé un grand calme extérieur.

Après tout, si tant d’hommes avaient été accueillis avec tellement de joie par la troupe des demoiselles, il pouvait bien tenter sa chance à son tour !

Il entra par la grande porte.

Et là, Stanley Harris venait d’entrer au Paradis. Jamais de sa pauvre vie d’employé des services municipaux, il n’avait ressenti tel étourdissement. Une salle immense aux tentures de satin rouge  enfermait le plus éblouissant spectacle. Au fond de la salle, une scène sur laquelle étaient alignées une vingtaine de femmes, toutes aussi ravissantes les unes que les autres. Des cris d’impatience et des gloussements de plaisir se faisaient entendre du public masculin qui salivait, yeux et bouches grand ouverts.

Chaque femme portait un numéro bien visible entre les mains.

Une femme plus âgée sans chapeau se tenait à l’extrémité de la ligne. Elle présentait avec une voix forte chacune des créatures en annonçant le numéro ; les hommes levaient le bras pour faire leur choix et les femmes descendaient les rejoindre.

Stanley s’approcha dans la foule et se tint au troisième rang pour mieux dévisager les femmes sur la scène.

Il crut reconnaitre Audrey, cheveux noirs crantés et le fameux grain de beauté sur la nuque. Il hurla si ardemment à l’annonce de son numéro, le 13, qu’il faillit se déséquilibrer.  La femme au numéro 13 descendit vers lui.

- Très honoré de faire votre connaissance, bafouilla t-il. Quel est votre petit nom ?

- Marceline, répondit la femme avec un charmant sourire.

Stanley lui prit le bras et ils s’éloignèrent de la cohue.

L’histoire ne dit pas comment Stanley Harris, détective de la très honorable « Private Security Agency » sortit de cette maison, mais il est certain qu’il resta  de longues années avec une photo cachée dans un petit carnet noir.

Le 22 mars, il appela William Stenson et lui révéla ses conclusions. Aucune femme du nom d’Audrey Stenson ne se trouvait à ce Congrès de la Charity West cette année-là. Il était formel.

Le 23 mars, il démissionna de la Private Security Agency et prit deux billets sur le Mauretania, à destination de Liverpool.

   FIN .

                                              

 

 

 

 

 

 

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