Chemin de croix
Louisa Slama
Je me souviens des moments où je me trouvais hors du monde. La réalité a toujours été, pour moi, un concept fuyant. Comme une base d'où mes pieds pouvaient s'échapper, comme une matière transparente d'où je pouvais me retirer si mes membres bougeaient assez lentement. Si mon esprit se concentrait suffisamment alors cela n'affecterait pas l'espace-temps autour de moi. J'ai la capacité de disparaître à tout instant. J'ai la capacité de n'exister que par le prisme physique que les autres veulent bien m'accorder. J'ai la capacité de mettre fin à mon existence. J'aimerais affirmer que celle-ci m'a été violemment arrachée par autrui et c'est surement le cas si j'abaisse mon regard à la racine de mes maux, mais ce serait nier l'exquise acidité que je trouve à reproduire cette même douleur. Si le jeu en vaut la chandelle, je sens mes mandibules se resserrer et la salive me monter aux gencives et si déteste cette sensation, comme je suis rassurée de la sentir revenir. C'est elle seule qui est mon dernier témoin et si je ne m'infligeais pas cela, je ne pourrais attester, tel que je le fais ici, de la réalité de mon terrible corps. Détesté lorsque celui-ci existe trop, adulé quand il a l'obédience de s'allonger sous un autre, il est, par naissance, bien peu et pourtant dérange tant. J'ai par longtemps pensé que mes pensées engendreraient ma perte, mais quelle naïveté, ce sera et restera pour toujours la pauvreté de mon entrejambe. Faudra-t-il que je m'attache un sac de roche autour du bassin pour comprendre l'attachement des hommes à la bassesse ? Pourtant le poids de mes seins ne m'a jamais amené à courber l'échine et si eux se targuent du fruit du premier homme, je me targue des crocs du serpent qui susurrait à son oreille. La rage des opprimées parait si risible lorsque l'oppresseur se délecte de la mélodie du crissement des os sous ses pas. Comment condamner les actes de barbaries alors qu'ils ne sont que la résultante de siècles d'injustice ? Pourrais-je m'insurger contre une armée de femmes vengeresses décimant toute vie sur leur passage, alors qu'au fond, cela ne serait que la réplique du jeu sadique des hommes qu'ils érigent comme héritage viril ? Puisque nos existences n'ont aucune valeur, alors la leur ne devrait avoir comme valeur que celle du sacrifice libérateur . Détracteurs, lisez un appel au meurtre dans mes mots, trouvez entre mes lignes la colère d'un monde que vous meurtrissez par votre seule existence. A qui la faute ? Rien à foutre, je ne cherche plus la source profonde mais uniquement que vos vils masques deviennent liquide toxique et vous brûle les yeux. Si ce texte est trop dur pour vous, vous n'auriez pas enduré la moindre de nos douleurs, nos années d'asservissements et d'humiliation, les cicatrices dans nos chairs et nos intérieurs mutilés.