Cher pognon

Jean Louis Bordessoules

CHER POGNON

 

Arnaud Lésineur, député-maire et directeur de la clinique appartenant à son épouse, est l'amant de Daphné Dutertre. Il aimerait avoir le courage de divorcer... sans y perdre trop d'argent. Béatrice, son épouse, tente en vain de séduire son masseur, Éric Lamy. Éric, lui est davantage attiré par Clarisse, la domestique boiteuse et souffre-douleur des Lésineur. Fabienne Michu, voisine hypocondriaque apparaît chaque fois qu'elle se sent mourante, quant à Géraldine Taiseux, l'adversaire politique d'Arnaud, elle viendra lui proposer un drôle de marché... De vieilles affaires vont remonter à la surface, et tout le monde ne parviendra pas à ses fins dans cette histoire où le culte de l'argent côtoie l'ambition politique mais aussi la vraie générosité.  

2 hommes + 5 femmes, tout public, durée 1 h 45 environ, décor simple et costumes contemporains.

 

 ACTE I

Arnaud Lésineur

Il remplit sa déclaration d'impôts dans un dossier, tout en caressant les bijoux contenus dans un coffret.

Revenus industriels et commerciaux, revenus des valeurs et capitaux mobiliers, revenus de cessions de droits, revenus fonciers, et tous les autres... et dire que tous les ans c'est la même chose ! J'ai l'impression que mes revenus sont partis avant d'être revenus tellement je paye d'impôts. On se demande à quoi ça sert de frauder ! (il regarde les bijoux) Ah... heureusement que vous êtes là, vous, mes beaux bijoux ! Vous au moins, le fisc ignore que vous existez et ne vous touchera pas un carat ! La tante Agathe a bien eu raison de décéder sous mon toit ! Elle serait morte chez elle, ce sont ses ingrats d'enfants qui les auraient eu, ces bijoux. Tandis que là... On a beau dire, rien ne vaut les bijoux de famille...

Clarisse Lionnet

Qui entre

Monsieur ? Une dame vous demande. Je la fais entrer ?

Arnaud Lésineur

Surpris, referme violemment le coffret

Quoi ? Qu'est-ce que tu veux encore, la boiteuse ? Je ne t'ai pas sonnée, que je sache ! Et arrête de regarder ce coffret comme ça ! Ce n'est pas de ta condition !

Clarisse Lionnet

Excusez-moi, monsieur... Je sais bien que vous ne m'avez pas sonnée, mais c'est une dame qui a sonné... à la porte.

Arnaud Lésineur

Et qui a sonné, pauvre cloche ?

Clarisse Lionnet

Une madame Dutertre. Daphné Dutertre qui vous demande. Je la fais pénétrer ?

Arnaud Lésineur

Fais la entrer, ça suffira. Pour le reste... c'est mon affaire. Allez, et plus vite que ça, la bancale ! (elle sort) Quelle empotée, celle-la ! Ah si j'avais su quand je me suis engagé à m'occuper d'elle...

Clarisse Lionnet

Qui revient, suivie de Daphné

Par ici, madame, je vous en prie. Monsieur Lésineur va vous recevoir.

Arnaud Lésineur

On a compris, Clarisse. Tu peux nous laisser et aller clopiner plus loin. (sortie de Clarisse, une fois seul avec Daphné) Daphné ! Tu es folle de venir me retrouver chez moi ! Si ma femme nous surprend !

Daphné Dutertre

Qui lui saute au cou

Coucou, mon Loulou ! Tu me manquais trop, je n'ai pas pu attendre cet après-midi que tu me rejoignes... Ose dire que tu n'es pas content de me voir... ose... mon Loulou chou à moi.

Arnaud Lésineur

Qui la repousse

Bien sûr que je suis content de te voir... mais pas ici ! Pas chez moi quand ma femme est à deux pas !

Daphné Dutertre

Qu'importe ta femme ! Qu'elle nous surprenne ! Cela ira encore plus vite. Tu veux divorcer, oui ou non ? Alors appelle-la et embrasse-moi vite, mon Loulou tout doux !

Arnaud Lésineur

Évidemment, que je veux divorcer, mais pas n'importe comment ! Je ne veux pas que ce soit à mes torts. Pas question que j'y perde de l'argent. Et puis n'oublie pas que presque tout ce que je possède vient de sa famille. La maison, la clinique, les locations, tout. Je sais qu'il faudra que je lui en laisse, mais le minimum suffira.

Daphné Dutertre

Allons, allons, un homme politique bien placé comme toi, député-maire, doit bien avoir quelques ressources cachées... non ? Tu trouveras bien à garder tous tes sous, mon Loulou roudoudou !

Arnaud Lésineur

Oui, bien sûr... mais même mes mandats électoraux pourraient être remis en cause si nous divorçons. N'oublie pas que j'ai été élu par un électorat de droite très conservateur. L'image d'un divorce est toujours mauvaise. Alors si je dois divorcer, il faut impérativement que ce soit aux torts de ma femme.

Daphné Dutertre

Et comment tu comptes t'y prendre ? Tu vas lui coller un amant dans son lit ?

Arnaud Lésineur

Presque. Figure-toi que je lui ai trouvé un masseur qui vient à domicile tous les jours... elle est tombée sous le charme, et lui a sorti le grand jeu.

Daphné Dutertre

Bravo, mon Loulou chou, nous sommes sauvés ! Dès qu'elle t'a trompé tu fais faire un constat d'huissier et c'est parti ! Tiens, je t'ai apporté des documents à signer pour que mon ex-mari, qui est avocat, s'occupe de l'affaire. Tu verras, c'est un spécialiste, il s'occupera de tout.

Arnaud Lésineur

Le problème c'est que cette andouille de masseur ne se rend compte de rien ou ne veut se rendre compte de rien ! Je fais tout ce que je peux, je les laisse seuls dès qu'il arrive, je demande à la bonne de ne pas les déranger, je leur ai même proposé d'aller faire les massages dans la chambre... rien ! J'ai l'impression de le payer à rien foutre.

Daphné Dutertre

Raison de plus pour signer le contrat que t'a préparé mon ex. Tu verras, c'est vraiment un pro, il est capable de te fabriquer un adultère même s'il n'y en a pas. C'est le meilleur, c'est moi qui l'ai formé. Allez, je te le mets sur ton bureau, tu le consulteras plus tard. Tu as juste à signer à la fin et à me le redonner. Ensuite, à nous la belle vie ! Tu pourras enfin me couvrir de cadeaux, de bijoux, me faire voyager, m'emmener dans les plus beaux restaurants, les plus grands hôtels... hein, mon Loulou chou ?

Arnaud Lésineur

Gniiiiiiiiiii ! Aaaaaaaaargh ! Chhhhhhhhhhhhh ! (il ouvre le coffret et respire à fond son contenu) Ne t'inquiète pas, c'est mon allergie... Il y a des mots qui me donnent l'impression que je vais étouffer. Bref. Oui, enfin on verra... on peut aussi faire comme tout le monde, vivre simplement et bien placer son argent, lui faire faire des petits.

Daphné Dutertre

Bah ! L'argent, c'est fait pour être dépensé, non ?

Arnaud Lésineur

Gniiiiiiiiiii ! Aaaaaaaaargh ! Chhhhhhhhhhhhh ! (il ouvre le coffret et respire à fond son contenu) Je t'en supplie, fais attention à ce que tu dis !

Daphné Dutertre

Excuse-moi. Je voulais dire que l'argent peut être... utilisé. Ça va, « utilisé » ?

Arnaud Lésineur

Ça peut aller. Merci.

Daphné Dutertre

Utilisé, donc et pour ça, tu peux compter sur moi, je vais t'aider... j'ai une solide expérience.

Arnaud Lésineur

Tatatata... L'argent il est d'abord fait pour être gagné. Ensuite, il doit fructifier. Enfin, éventuellement, on peut le dép... l'utiliser. Un petit peu. Avec parcimonie.

Daphné Dutertre

Ce que tu peux être rabat-joie, quand tu t'y mets, mon Loulou. Oh ! Tu sais qu'il est drôlement joli, ce petit coffret que tu as. Il y a quelque chose qui sent bon dedans pour que tu le respires comme ça ? qu'est-ce que c'est ? De l'encens, des fleurs ?

Arnaud Lésineur

Rageur

Touche pas à ça !

Daphné Dutertre

Oh pardon ! Je ne vais pas le casser, tu sais... et c'est quoi ?

Arnaud Lésineur

Rien... des... des souvenirs de famille. J'y tiens beaucoup.

Daphné Dutertre

Bien, bien, j'ai compris, je n'y toucherai pas, à tes bijoux de famille, mon Loulou tout roudoudou. Je te laisse les respirer tranquillement...

Arnaud Lésineur

Qui t'as dit que c'étaient des bijoux ? D'abord ce ne sont pas des bijoux. Des lettres. Et puis des photos. Rien que des choses sentimentales, sans valeur. Mais pas de bijoux.

Daphné Dutertre

Je m'en doute, mon Loulou. Si c'étaient des bijoux, ils seraient dans un coffre à la banque mais pas à traîner sur ton bureau. Je disais juste ça pour te taquiner... tu m'en veux ?

Arnaud Lésineur

Heu... non, bien sûr.

Daphné Dutertre

C'est quand même drôle que tu respires comme ça des vieilles photos... ça doit te rappeler ton enfance quand tu étais petit. Tu devais être mignon, petit garçon, mon Loulou chou !

Clarisse Lionnet

Qui entre, suivie de Fabienne Michu

Mais non, madame Michu, attendez, s'il vous plaît, je vais demander à monsieur s'il peut vous recevoir. Il ne consulte pas à domicile mais à la clinique, vous le savez bien...

Fabienne Michu

Taisez-vous et laissez-moi entrer ! À cause de vous il risque d'être accusé de non assistance à personne en danger ! Vous aurez mon décès sur la conscience !

Arnaud Lésineur

Qu'est-ce qui se passe, Clarisse ! Qu'est-ce qui t'autorise à venir me déranger quand je suis en... heu... conférence ? (un temps) Ah ! Tiens, madame Michu ? Vous êtes encore souffrante ?

Fabienne Michu

Docteur, je vous en supplie, sauvez-moi !

Clarisse Lionnet

Ce n'est pas de ma faute, monsieur Lésineur, c'est elle qui m'a suivie de force...

Arnaud Lésineur

Tais-toi la boiteuse ! Sors de là, je t'ai assez vue. Nous réglerons ça plus tard, je m'occupe personnellement de madame Michu puisque tu as été incapable de faire ton travail correctement ! (Clarisse sort)

Fabienne Michu

Exactement, quelle souillon ! Le petit personnel se croit tout permis, de nos jours ! Pour un peu, elle vous aurait répondu, cette écervelée!

Arnaud Lésineur

Laissez, madame Michu, je lui réglerai son compte plus tard. Alors qu'est-ce qui vous amène ? Vous savez que je ne reçois mes clients... enfin, je veux dire mes patients qu'à la clinique... et d'autre part, vous aurez peut-être remarqué que j'étais en conférence avec madame...

Fabienne Michu

Cher docteur... vous seul pouvez me sauver... je me sens partir, je crois que je vais mourir...

Arnaud Lésineur

Encore !

Fabienne Michu

Raaaaaah... (elle s'écroule dans le canapé)

Arnaud Lésineur

Heu... bon. Je vais une fois de plus m'occuper de vous et vous ausculter. Mais je suis persuadé que c'est encore une fausse alerte, vous savez ! Vous avez une santé de fer.

Fabienne Michu

On dirait que cela ne vous fait pas plaisir et que vous souhaitez que je meure ! Vous n'avez pas de cœur, docteur !

Arnaud Lésineur

Mais non, madame Michu, mais vous venez tous les jours ou presque en me disant que ce sont vos dernier instants et chaque fois c'est une fausse alerte ! Je n'ai pas que ça à faire...

Fabienne Michu

C'est bon, j'ai compris. (elle se relève très digne) Je vais aller mourir ailleurs. Chez moi, seule au fond de mon sinistre appartement. Comme un chien abandonné. Mais si je survis, sachez que je sais pour qui je ne voterai pas aux prochaines élections ! Au revoir, monsieur le futur ex-député !

Arnaud Lésineur

Non, attendez ! Je vais vous examiner... d'ailleurs, mon entretien avec madame était terminé, elle allait partir. Je sonne cette andouille de Clarisse qui va la raccompagner, et je suis à vous, chère madame Michu...

Daphné Dutertre

Oh vous savez, (ironique) monsieur le député, j'ai tout mon temps. Je peux attendre dans le vestibule que vous ayez... « ausculté » madame et nous pourrons reprendre le passionnant entretien que nous avions...

Arnaud Lésineur

C'est très aimable à vous, chère madame, mais je crains que vous ne vous ennuyiez... Nous reparlerons de votre dossier très prochainement. Soyez-en certaine.

Daphné Dutertre

Vous me voyez gênée de vous quitter aussi rapidement, cher ami, je ne voudrais pas paraître discourtoise...

Arnaud Lésineur

Du tout, du tout, je vous en prie. D'ailleurs, la bonniche arrive et va vous raccompagner. Clarisse, madame nous quitte. Tu la raccompagnes.

Daphné Dutertre

Vous savez que je pourrais me vexer et finir par croire que je vous importune...

Arnaud Lésineur

Mais en aucune manière ! Votre présence est un honneur, que dis-je, un bonheur ! Cela dit, au revoir, chère amie, et à bientôt !

Daphné Dutertre

Pincée

Soit, je prends congé. Prenez tout de même le temps de jeter un œil à mon petit dossier et de me le faire parvenir signé. Il ne faudrait pas que qui vous savez tombe dessus... ce serait du plus mauvais effet pour nos projets.

Arnaud Lésineur

C'est cela, c'est cela. Au revoir, très chère. (changeant de ton) Clarisse, raccompagne madame, elle part. (reprenant son ton mielleux) Vous verrez comme c'est amusant, chère amie, de marcher à côté d'une boiteuse. On a l'impression d'être dans un bateau, ça tangue... j'espère que vous n'êtes pas sujette au mal de mer.(sortie de Clarisse et Daphné)

Fabienne Michu

Raaaaaah.... docteur, ça me reprend ! (elle retombe dans le canapé) Vite, auscultez-moi ! Ce sont vos instruments qui sont dans ce joli petit coffre, sous votre bras ?

Arnaud Lésineur

Non ! C'est mon coffret ! Occupez-vous de vos oignons ! Mes instruments sont là... J'arrive. (il prend un stéthoscope dans un tiroir et l'ausculte) Bien... (il fait quelques examens superficiels, au choix de la mise en scène...) Effectivement... c'est ce que je craignais...

Fabienne Michu

Docteur ! Vous m'effrayez ! Il me reste combien de temps à vivre ? C'était quoi votre crainte ?

Arnaud Lésineur

Ce que je craignais ? Qu'une fois de plus vous m'ayez dérangé pour rien, madame Michu.

Fabienne Michu

Oh ! Docteur... vous me taquinez. Ce n'est pas bien. Alors, je ne vais pas trop mal ? Je vais survivre ? Je pourrai regarder mon feuilleton ce soir à la télé ?

Arnaud Lésineur

Je vous le garantis, madame Michu ! Vous vous portez comme un charme.

Fabienne Michu

Ah... et vous ne me prescrivez rien, alors...

Arnaud Lésineur

Heu... si ! Bien sûr. (il remplit une ordonnance) Tenez, madame Michu. Le premier médicament est à prendre le matin avec le petit-déjeuner, et le second au coucher.

Fabienne Michu

Merci, docteur. Et c'est pour soigner quoi ?

Arnaud Lésineur

C'est... pour ce que vous avez. (un temps) Vous n'oubliez rien, madame Michu ?

Fabienne Michu

Euh... J'ai mes clés, mon sac... non, je ne vois pas.

Arnaud Lésineur

Et dans votre sac, madame Michu, il n'y a rien pour moi ? Vous n'auriez pas votre chéquier, par hasard ?

Fabienne Michu

Oh, mon Dieu ! Excusez-moi, docteur ! J'ai failli oublier de vous régler... C'est bien vingt-cinq euros, n'est-ce pas ?

Arnaud Lésineur

Cinquante, madame Michu, cinquante. Une visite à domicile.

Fabienne Michu

À domicile ? Mais, nous ne sommes pas à mon domicile.

Arnaud Lésineur

Pendant que Fabienne le paye

C'est le mien, c'est donc une visite à domicile. De toute façon, la Sécurité sociale va bien vous en rembourser un peu. Et puis je suis sûr que vous avez une bonne assurance complémentaire, n'est-ce pas, madame Michu ? Alors autant que quelqu'un en profite ! Allez, je sonne cette gourde de Clarisse qui va vous raccompagner. (il sonne, Clarisse arrive instantanément) Alors là, tu m'as soufflé, Clarisse ! Il te faut toujours une demi-heure pour venir, le temps que l'information aille des oreilles à ton cerveau puis du cerveau à ta patte folle ! Mais là ! Bref. Tu raccompagnes madame Michu, et vite. Au revoir, chère madame Michu, à demain !

Fabienne Michu

À demain ?

Arnaud Lésineur

Quand vous agoniserez à nouveau ! Mais faites bien attention à vous, après-demain je ne serai pas là, il faudra éviter de mourir !

Fabienne Michu

Oh, docteur ! Vous vous moquez encore de moi... Mais je ne vous en veux pas, je sais que c'est de l'humour ! Et merci encore pour m'avoir reçue. (à Clarisse) Allons-y, ma fille, je vous suis. Eh bien ! Vous allez décoller ?

Clarisse Lionnet

C'est que... Excusez-moi de vous déranger, monsieur Lésineur, mais le masseur de madame est là...

Arnaud Lésineur

Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? C'est ma femme qu'il masse, pas moi ! Il n'y a pas à dire, à force de boiter, ça a dû te secouer le cerveau... (à Fabienne) Vous avez vu, chère voisine? La bêtise de cette fille ? Venir me déranger alors que ce masseur vient pour ma femme...

Fabienne Michu

Je vous plains, cher Docteur. Allez, je vous laisse régler ce problème domestique. Je connais la maison, je peux sortir toute seule sans l'aide de votre infirme. Au revoir, docteur, et encore merci. (elle sort)

Arnaud Lésineur

La seule chose que tu saches bien faire, c'est de boiter. Pour le reste, c'est une catastrophe. Je me dis tous les jours que je suis trop bon avec toi.

Clarisse Lionnet

Heu... monsieur ? Qu'est-ce que je fais pour le masseur de madame ?

Arnaud Lésineur

C'est pas vrai ! Quelle abrutie, celle-la ! À ton avis ? Tu appelles ma femme et tu le fais entrer, ou tu préfères jouer « Petit papa Noël » à la cornemuse ?

Clarisse Lionnet

C'est qu'il a demandé à vous voir vous aussi, monsieur.

Arnaud Lésineur

Rien à faire, du masseur, moi ! (un temps) Ou finalement si, ça pourrait bien tomber. Fais-le entrer, je vais le recevoir quelques minutes avant de partir. (Clarisse sort, il est seul) Je vais en profiter pour qu'il sache que je ne suis pas un mari jaloux et qu'il a le champ libre...

Clarisse Lionnet

Qui revient suivie de Éric

Je vous en prie, monsieur, monsieur le député va vous recevoir.

Arnaud Lésineur

Faussement jovial

Cher ami ! Quel plaisir de vous voir. Vous venez toujours voir ma femme et nous n'avons jamais le temps de bavarder. Vous avez eu raison de solliciter cet entretien, cela fait des semaines que j'en grille d'envie. (sec à Clarisse) Toi tu nous laisses, la branlante. Je n'ai plus besoin de toi. (sortie de Clarisse)

Éric Lamy

À Clarisse puis à Arnaud

Au revoir mademoiselle, et encore merci. Je vous remercie, monsieur le député de bien vouloir me recevoir sans rendez-vous et à votre domicile.

Arnaud Lésineur

Tatata ! Pas de chichis ! Vous venez tous les jours masser ma femme, vous êtes presque de la maison. À ce propos, cela se passe bien, avec Béatrice ? Elle ne vous en fait pas trop voir ? Elle n'est pas toujours très facile à soigner mais je pense que votre intervention lui fait le plus grand bien. Cela lui redonne du tonus. Chaque fois que vous sortez d'ici, elle est toute guillerette. Elle a rajeuni de vingt ans en quelques semaines !

Éric Lamy

Je vous remercie de ces compliments, monsieur le député. Cela me va droit au cœur.

Arnaud Lésineur

Et cela vous fait plaisir, de venir masser mon épouse ?

Éric Lamy

… Plaisir ?

Arnaud Lésineur

Oui, plaisir. Je vous demande si vous éprouvez du plaisir à masser ma femme.

Éric Lamy

Eh bien c'est-à-dire que... plaisir n'est pas le mot. La satisfaction de faire du bien à quelqu'un, oui. Le plaisir du travail bien fait, si vous voulez.

Arnaud Lésineur

Je vais vous poser une question indiscrète. Passer vos journée à masser des jolies femmes, cela ne vous fait rien ? Vous n'êtes pas tenté, de temps en temps ? Hein ? Petit galopin, va...

Éric Lamy

Oh, vous savez, j'ai appris à mettre la distance et à rester professionnel. Et puis je ne masse pas que des femmes, et surtout pas que des beautés !

Arnaud Lésineur

Et Béatrice ? Vous la rangez dans quelle catégorie ?

Éric Lamy

C'est une femme. Indéniablement.

Arnaud Lésineur

Mais encore...

Éric Lamy

Eh bien je suis un peu gêné. Madame Lésineur est très séduisante, si c'est ce que vous voulez me faire dire. Mais je suis très embarrassé...

Arnaud Lésineur

Ne vous gênez pas pour moi, grand coquin ! Il y a longtemps que je ne suis plus jaloux. Nous sommes un couple très libre. D'ailleurs vous avez dû le remarquer, je ne suis jamais là quand vous venez la masser. Aujourd'hui encore, je vais devoir sortir au moment où vous arrivez. Je vous laisse entre les bras de mon épouse, cher monsieur... ou plutôt l'inverse. À bientôt (il va pour sortir)

Éric Lamy

Un instant, s'il vous plaît, monsieur le député... j'ai sollicité cet entretien pour vous exposer un projet pour lequel j'aimerais avoir votre soutien politique...

Arnaud Lésineur

Ah... je me disais aussi... eh bien soit. Mais faisons vite, je suis assez pressé. De quoi s'agit-il ?

Éric Lamy

Voilà. Il s'agit d'un projet que j'ai baptisé Maison de l'Espoir. J'ai préparé un petit dossier accompagné d'une lettre de soutien que voici et que je vais vous laisser, si vous permettez, bien sûr (il présente un dossier de la même couleur que les autres...). En deux mots, puisque vous êtes pressé, il s'agirait de créer un lieu qui soit un lieu ressource pour celles et ceux que l'on appelle les ratés de la vie, pour les aider à trouver une nouvelle chance, à redémarrer.

Arnaud Lésineur

Rassurez-moi tout de suite. Ce n'est pas encore un de ces machins pour donner de l'argent aux fainéants qui ne veulent pas travailler !

Éric Lamy

Heu... non, pas du tout. Il s'agira de soutenir les personnes qui ont eu une cassure physique ou psychologique pour qu'elles s'en sortent et retrouvent, justement, du travail. Vous savez comme notre société est élitiste. Seuls les plus forts s'en sortent. Eh bien nous aimerions, mes amis et moi-même permettre aux moins forts de s'en sortir aussi.

Arnaud Lésineur

(Un temps) Darwin ? Ça vous dit quelque chose ? La sélection naturelle, l'évolution des espèces... eh bien ce sont mes idées. Notre société a pu progresser et se développer parce que seuls les plus forts, les plus intelligents, les plus malins se sont reproduits. Les autres ont disparu et on ne les regrette pas. Vous allez dire que c'est cruel, je vous répondrai que c'est naturel. C'est cela, l'écologie, la vraie. Pas celle des soi-disant écolos de la politique. Et pour l'avenir de notre société, de notre civilisation, de notre pays, je défends des idées qui vont dans le même sens. L'amélioration de l'espèce par la sélection. Un travail de longue haleine, mon jeune ami. Mais indispensable. Croyez-moi.

Éric Lamy

Si je comprends bien, j'ai peu de chances de vous voir soutenir mon projet...

Arnaud Lésineur

Vous comprenez parfaitement. J'ai été élu sur un programme conservateur. Très conservateur, même. Et si je veux être à nouveau député l'an prochain je n'ai pas intérêt à changer de direction.

Éric Lamy

Pourtant les valeurs que je défends sont aussi des valeurs chrétiennes, et je crois savoir qu'il y a beaucoup de catholiques pratiquants dans les milieux conservateurs, non ? Des personnes attachées à la morale, à la rigueur.

Arnaud Lésineur

Ne mélangez pas tout, s'il vous plaît. On peut être un bon catholique pratiquant et garder les pieds sur terre. Si on voulait s'en tenir aux Évangiles, il n'y aurait plus de riches ! Il faudrait tout donner aux feignasses ! Alors moi je suis catholique le dimanche à la messe, et le reste du temps je suis député-maire. Et ça me va très bien comme ça. Cela dit, je veux bien prendre votre dossier, mais uniquement pour vous être agréable. Je vous promets que j'y jetterai un œil, mais n'espérez pas trop que je signe votre lettre de soutien. Sur ce, je vous laisse avec mon épouse, je suis attendu à l'extérieur.

Éric Lamy

Je vous remercie, monsieur le député de bien vouloir y jeter un œil. J'espère que vous me ferez l'honneur de me donner vo....

Arnaud Lésineur

Gniiiiiiiiiii ! Aaaaaaaaargh ! Chhhhhhhhhhhhh ! (il ouvre le coffret et respire à fond son contenu). Ouf. Ça va mieux. Ne faites pas cette tête là. C'est une simple allergie... à certains mots comme celui que vous venez de prononcer. Vous ne pouviez pas savoir. Sur ce, je vous laisse, je dois sortir. (il sort, son coffret à la main. Éric prépare ses accessoires de massage, étend un drap de bain sur la canapé)

Béatrice Lésineur

Qui entre

Bonjour Éric ! J'espère que je ne vous ai pas trop fait attendre... cette gourde de Clarisse vient juste de me prévenir de votre présence. Je veux bien que sa claudication la ralentisse dans ses déplacements, mais ça devient lourd à traîner. Si mon mari ne s'était pas engagé à la garder à notre service, il y a longtemps que je l'aurais virée, moi, la boiteuse.

Éric Lamy

Bonjour, madame Lésineur. Rassurez-vous, je n'ai pas eu le temps d'attendre. Je suis venu un peu plus tôt aujourd'hui pour avoir un entretien avec votre époux.

Béatrice Lésineur

Un entretien ? Quelque chose ne va pas ? Vous ne désirez plus me masser, vilain garnement ! Oh, je vous en prie, ne m'abandonnez pas, je ne m'en remettrais pas...

Éric Lamy

Non, rassurez-vous, il ne s'agit pas de cela. En fait, c'est davantage le député-maire que votre mari que je suis venu voir. J'ai sollicité un entretien pour lui demander son soutien dans un projet. Mais il ne m'a pas laissé grand espoir...

Béatrice Lésineur

Je le reconnais bien là. Toujours dur en affaires. Vous allez me raconter tout cela en me massant, je verrai si je peux vous aider. Mais tout d'abord, je vous fais servir un thé par cette incapable de Clarisse. (elle sonne ; quelques secondes s'écoulent) Vous êtes témoin, cher Éric. Cela fait bien cinq secondes que j'ai sonné et elle n'est pas encore arrivée. Je ne supporte plus cette fainéante.

Clarisse Lionnet

Madame m'a sonné ?

Béatrice Lésineur

Effectivement ! Je ne t'ai pas réveillée, au moins ? J'ai failli attendre !

Clarisse Lionnet

Que madame m'excuse, j'étais à l'étage à faire le lit de madame, et le temps que je descende...

Béatrice Lésineur

Pourtant les escaliers ne devraient pas te poser de problème, avec ta patte plus courte que l'autre, ça te remet d'aplomb... à condition d'être dans le bon sens, bien sûr ! Ha, ha, ha ! (rire complice vers Éric qui ne rit pas) C'est comme cette histoire drôle des vaches de montage qui ont deux pattes plus courtes que les autres pour marcher droit sur les pentes ! (voyant l'échec de son humour) Bref. Je ne t'ai pas sonnée pour te raconter des histoires drôles. Tu voudras bien servir le thé à monsieur Éric. Et essaye de ne pas être trop lente, histoire qu'il puisse avoir son thé pas trop tiède... allez, ouste ! Je t'ai assez vue.

Éric Lamy

Ne vous inquiétez pas pour moi, mademoiselle Clarisse, même tiède, cela m'ira très bien. (Clarisse sort)

Béatrice Lésineur

Qu'est ce que c'est que cette façon de l'appeler « mademoiselle » Clarisse ? Et puis je vous prie de ne pas l'encourager à ne pas faire correctement son travail. Avec ces gens-là, plus vous êtes gentil, plus ils vous escroquent. Et je n'ai pas l'intention de me laisser mener par le bout du nez par une boiteuse.

Éric Lamy

Vous me mettez très mal à l'aise, madame Lésineur... il se trouve que le projet pour lequel j'étais venu solliciter le soutien de votre époux concerne les gens comme mademoiselle Clarisse...

Béatrice Lésineur

C'est-à-dire ? Ne me dites pas que vous êtes un gauchiste, quand même ?

Éric Lamy

Ce n'est pas la question, madame Lésineur... je ne me place pas sur le plan politique mais sur le plan humain...

Béatrice Lésineur

Ouh la ! Je redoute le pire. Allez-y, dites-moi tout, on verra bien. Mais massez quand même.

Éric Lamy

Vous allez voir, c'est un projet très généreux.

Béatrice Lésineur

Généreux, ça rime avec coûteux... j'ai une aversion pour ces vers...

Éric Lamy

C'est sévère... bref. Mon projet s'appelle la Maison de l'Espoir. Il s'agit d'aider des gens qui ont eu des cassures dans leur vie à se reconstruire et à s'intégrer.

Béatrice Lésineur

Des gens comme cette nigaude de Clarisse, par exemple ? Entre parenthèses, vous avez vu combien de temps il lui faut pour vous amener votre thé... je vous laisse apprécier sa célérité !

Éric Lamy

Et votre sévérité... (regard noir de Béatrice) Juste un jeu de mots, ne le prenez pas mal... mais c'est vrai que je vous trouve un peu dure avec elle. Elle m'a tout l'air de faire tout ce qu'elle peut pour bien vous servir...

Béatrice Lésineur

Vous n'allez quand même pas vous mettre à prendre sa défense ! Dans l'état où elle est, nous avons eu la bonté de la prendre à notre service. Figurez-vous que nous allons même jusqu'à la rémunérer. Une fois déduits son loyer et son entretien de son smic, il lui reste au moins 150 € par mois pour ses petits plaisirs ! Avec ça, elle peut même sortir en boîte ! Et pour une boiteuse, vous admettrez que c'est le pied ! (voyant que son humour tombe à l'eau) Bref. Nous devons en plus nous adapter à sa lenteur, nous supportons la honte, quand nous recevons du monde, d'avoir une domestique bancale, et vous osez trouver que je suis dure avec elle !

Éric Lamy

En toute franchise, si vous permettez, madame Lésineur...

Béatrice Lésineur

Et perdez cette habitude de m'appeler « madame Lésineur », appelez-moi Béatrice... je vous appelle bien Éric, moi.

Éric Lamy

Eh bien donc, si vous permettez, Béatrice, oui, je vous trouve relativement dure avec elle. Au moins très autoritaire et exigeante.

Béatrice Lésineur

Ah... généreux jeune homme ! C'est la moindre des choses, avec une domestique ! L'idéalisme de la jeunesse, nous y passons tous. Mais vous changerez, vous verrez. Comment croyez-vous que l'on doive se comporter, avec le petit personnel ? À la schlague ! Il n'y a que cela qui marche, sinon c'est eux qui vous marchent sur les pieds ! Et si une boiteuse se met à me marcher sur les pieds...

Éric Lamy

Vous avez peut-être raison. Je changerai peut-être. Mais aujourd'hui j'ai envie d'aider ceux qui ont eu moins de chance que moi...

Béatrice Lésineur

Alors aidez-moi ! Occupez-vous de moi... vilain que vous êtes. Moi aussi je suis en détresse ! Cela fait bien un quart d'heure que nous sommes ici tous les deux et vous m'avez à peine touchée... mon corps souffre d'attendre vos bons soins...

Clarisse Lionnet

Qui revient avec le thé sur un plateau

Le thé de monsieur est servi.

Béatrice Lésineur

Tu pourrais frapper, avant d'entrer ! Non mais quelle gourde, celle-là !

Clarisse Lionnet

Je prie madame de m'excuser, j'avais les mains prises par le plateau et je n'ai pas pu frapper...

Béatrice Lésineur

Ça suffit, ton impertinence ! De toute façon tu n'es bonne à rien ! Pose ça là et disparais, je t'ai assez vue. (Clarisse sort, la larme à l'œil) Où en étions-nous, avant d'être interrompus par cette imbécile ?

Éric Lamy

Vous étiez en train de dire que je ne vous avais à peine...

Béatrice Lésineur

Que vous m'aviez à peine touchée... et j'en ai grand besoin. Vite, c'est urgent. Mais qu'est-ce que vous avez ? Vous êtes tout drôle ? C'est d'avoir vu pleurer cette minable, qui vous met dans cet état ? Allez, venez, petit garçon, je vais vous consoler, moi... (elle le prend dans ses bras et cherche à l'embrasser)

Éric Lamy

Non, je vous en prie, mad... Béatrice. Je ne peux pas...

Béatrice Lésineur

Mais si, vous pouvez... allez, laissez vous faire, vous verrez, ça ne fait pas mal.

Éric Lamy

Certes, mais votre mari peut arriver...

Béatrice Lésineur

Aucun risque, il ne rentrera pas avant un moment.

Éric Lamy

Et puis mademoiselle Clarisse peut revenir d'un moment à l'autre... si elle nous surprenait...

Béatrice Lésineur

Vous avez peur d'elle ? Vous plaisantez ! Elle n'existe pas, c'est un meuble, un objet ménager. Rien de plus.

Éric Lamy

Et puis... j'ai besoin d'aimer. Je suis incapable d'avoir une relation juste pour le plaisir.

Béatrice Lésineur

Et romantique, en plus ! Vous savez que vous me plaisez de plus en plus mon petit Éric ? Allez, laissez-vous faire, je sais que vous en mourrez d'envie !

Éric Lamy

Non, je vous en prie, Béatrice...

Béatrice Lésineur

Mais détendez-vous, nom d'un chien ! Je ne vais pas vous violer, quand même ! Vous êtes raide comme un jésuite arthritique !

Éric Lamy

Je... je crois que je vais vous laisser, madame Lésineur. Sinon je vais être en retard pour mon rendez-vous suivant...

Béatrice Lésineur

Chez vous, même les rendez-vous ne sont pas galants ! Vous savez que vous êtes vexant, dans votre genre ! Je suis laide ? Repoussante ? Il est où, le problème ?

Éric Lamy

Je vous l'ai expliqué... j'ai besoin d'être amoureux. Vous êtes charmante, séduisante, mais... je ne suis pas amoureux de vous.

Béatrice Lésineur

Soit. Mais je ne m'avoue pas vaincue. Je saurais vous convaincre, jeune Roméo ! Allez, je vous libère, sauvez-vous vite si je vous fais si peur... petit garçon, va ! (il sort)

Arnaud Lésineur

Qui revient, toujours le coffret à la main

Bonjour ma chérie ! Tout va bien ? Je viens de croiser ton masseur, il avait l'air tout chose... qu'est-ce que tu lui as fait ?

Béatrice Lésineur

Rien, justement.

Arnaud Lésineur

Et c'est ça qui le met dans tous ses états ? Que tu ne lui fasses rien ? Qu'est-ce qu'il attendait ce brave garçon ?

Béatrice Lésineur

Rien non plus. Ou plutôt autre chose... bref, c'est un peu compliqué. À propos, il m'a fait la même demande qu'à toi. Tu sais, cette histoire de Maison de l'espoir, un truc pour donner de l'arg...

Arnaud Lésineur

Gniiiiiiiiiii ! Aaaaaaaaargh ! Chhhhhhhhhhhhh ! (il ouvre le coffret et respire à fond son contenu). Fais attention à ce que tu dis, merde !

Béatrice Lésineur

Excuse-moi. Je voulais dire engraisser les pauvres... il m'a demandé mon aide pour te convaincre ! Gonflé, le masseur. Gentil, séduisant même, mais gonflé.

Arnaud Lésineur

En effet. Te demander cela à toi, qui vendrais père et mère, on voit qu'il ne te connaît pas.

Béatrice Lésineur

Je t'en prie Arnaud ! C'est déplacé. Tu sembles oublier que mes parents sont décédés...

Arnaud Lésineur

Décédés prématurément et opportunément. Je sais.

Béatrice Lésineur

Arnaud !

Arnaud Lésineur

Je plaisante, Béatrice. Bien sûr...

Béatrice Lésineur

Sais-tu que je pourrais plaisanter, moi aussi, avec le décès tout aussi opportun de ta tante Agathe ? Tante Agathe dont tu promènes les bijoux comme un talisman... tu ne te sens pas ridicule à toujours avoir ce coffret avec toi ?

Arnaud Lésineur

Que veux-tu... la confiance règne...

Béatrice Lésineur

Je dois me sentir visée ?

Arnaud Lésineur

Mais non... tu sais bien que je plaisante tout le temps.

Béatrice Lésineur

Alors puisque nous avons une discussion aussi désopilante, je rappelle à ta mémoire le petit dossier que je t'ai donné hier soir. Là, sur ton bureau. Tu sais, cette histoire d'assurance-vie.

Arnaud Lésineur

Je me souviens. Mais est-ce bien utile ?

Clarisse Lionnet

Je prie madame et monsieur de bien vouloir m'excuser, mais une dame demande monsieur.

Arnaud Lésineur

Encore toi ? Tu ne vois pas que nous sommes en pleine discussion ! Bon. C'est qui cette dame ?

Clarisse Lionnet

Madame Géraldine Taiseux. Vous savez, je crois que cette celle qui...

Arnaud Lésineur

Je sais qui c'est. La connasse qui a osé me défier lors des dernières élection ! Et elle a bien failli m'avoir, la salope, avec ses promesses électorales de gauche ! Qu'est-ce qu'elle me veut, la pouffiasse ?

Clarisse Lionnet

Je ne sais pas, monsieur... je n'ai pas osé lui demander.

Arnaud Lésineur

Moi, ce que je me demande, c'est si un jour tu sauras faire ton travail correctement. Bon. Fais-la entrer, je vais l'expédier vite fait, la gauchiste de mes deux. Et que ça saute, je n'ai pas que cela à faire et c'est bientôt l'heure du dîner. J'espère que c'est prêt, d'ailleurs. Tu sais que j'ai horreur d'attendre.

Clarisse Lionnet

C'est presque prêt, monsieur... ce le sera d'ici quelques minutes. J'introduis madame Taiseux et je retourne à la cuisine.

Arnaud Lésineur

C'est ça, la boiteuse. Introduis, introduis. (Clarisse sort) Elle m'énerve, elle m'énerve, celle-là !

Béatrice Lésineur

Tu veux que je te laisse avec l'égérie des gauchistes ? Nous pourrons reprendre notre petite conversation au cours du repas...

Arnaud Lésineur

Non, reste, au contraire. Et puis je préfère ne pas parler de ton histoire de dossier à table, cela pourrait me couper l'appétit.

Clarisse Lionnet

Par ici, madame Taiseux. Monsieur Lésineur va vous recevoir au salon.

Arnaud Lésineur

C'est ça, la bancale. Tu as raison de préciser au cas où madame Taiseux aurait cru que nous étions dans la salle de bains ! Allez, retourne à la cuisine et laisse-nous. (Clarisse sort) Madame Taiseux ! Quelle surprise ! Vous ici, dans l'antre de votre ennemi !

Géraldine Taiseux

Bonjour, monsieur Lésineur. Madame. Ennemi, c'est un bien vilain mot. Adversaire, tout au plus...

Arnaud Lésineur

Excusez-moi. Bonjour également très chère adversaire. Que me vaut l'horr... l'honneur de votre visite ?

Géraldine Taiseux

Je ne suis pas venue prendre de vos nouvelles, rassurez-vous. D'ailleurs comme vous êtes médecin, vous êtes le mieux placé pour être bien soigné.

Arnaud Lésineur

Alors ?

Géraldine Taiseux

Je n'irai pas par quatre chemins. J'ai une proposition à vous faire. Nous sommes à dix-huit mois des prochaines élections et j'imagine que vous commencez à vous y préparer...

Arnaud Lésineur

Oh ! Pas plus que ça, vous savez. Je suis le maire en place, la gestion est saine, les administrés sont satisfaits... j'ai encore le temps pour m'affoler.

Géraldine Taiseux

Et le temps de vous affoler pourrait venir plus vite que vous ne pensez...

Arnaud Lésineur

C'est une menace ? Et qu'est-ce qu'une pauvre petite gauchiste comme vous peut contre moi ? Sans vouloir vous vexer, croyez-le bien. Mais en politique, il faut être pragmatique.

Géraldine Taiseux

J'irai droit au but. Je suis venue vous suggérer de renoncer à vous représenter.

Arnaud Lésineur

Pardon ? J'ai dû mal entendre...

Géraldine Taiseux

Je crains que non.

Arnaud Lésineur

Vous êtes cinglée ! Tu as entendu comme moi, Béatrice ? Elle est cinglée ! Et vous vous imaginez que je vais, à la seule vue de votre sourire et de votre cul, renoncer à un mandat supplémentaire ? Vous vous êtes trompée d'adresse ! Ce n'est pas un médecin qu'il fallait consulter, mais un psychiatre !

Géraldine Taiseux

Riez, monsieur le député-maire ! Profitez-en, ça ne durera pas.

Arnaud Lésineur

Ah oui ? Et pourquoi ?

Géraldine Taiseux

J'y viens. Vous n'ignorez pas, cher monsieur le député-maire, que mon époux travaille aux services fiscaux...

Arnaud Lésineur

Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux...

Géraldine Taiseux

Vous semblez mal à l'aise, tout à coup, monsieur le député-maire...

Arnaud Lésineur

Absolument pas... continuez, venez-en au fait. Crachez tout votre venin.

Géraldine Taiseux

Pas d'agressivité, monsieur le député-maire... nous sommes entre gens civilisés, bien élevés...

Arnaud Lésineur

Je vous le confirme, du moins pour ce qui nous concerne, moi et mon épouse.

Géraldine Taiseux

Merci. Je disais donc que mon époux...

Arnaud Lésineur

Je sais. La suite !

Géraldine Taiseux

Figurez-vous qu'il a changé de service le mois dernier...

Arnaud Lésineur

Vous m'en voyez bouleversé. Et après ?

Géraldine Taiseux

Ça vient. Il est très vite tombé sur un dossier vous concernant. Un dossier qui avait été constitué par son prédécesseur à ce poste mais qui, bizarrement, se trouvait tout au fond d'un placard où personne ne l'aurait jamais trouvé si mon mari n'avait décidé de faire un grand ménage en arrivant.

Arnaud Lésineur

Heu... Ah, tiens ?

Géraldine Taiseux

Un dossier explosif, monsieur le député-maire... et il est d'autant plus étonnant qu'un tel dossier se soit retrouvé égaré. Je dirais plutôt... enterré. On se demande vraiment pourquoi...

Arnaud Lésineur

Passons. Et je suppose que votre talentueux et zélé fonctionnaire de mari va se faire une joie de le sortir du placard et de me persécuter ! Il doit frétiller de bonheur, le petit fonctionnaire ! Ça va être la jouissance suprême ! Faire tomber le député-maire ! Son bâton de maréchal ! Mais n'imaginez pas que je vais me laisser faire. J'ai des appuis bien placés.

Géraldine Taiseux

Sauf que dans le cas présent, cela ne se passera pas comme par le passé. Le prédécesseur de mon mari n'avait pas d'ambition personnelle, et j'imagine qu'un petit chèque a suffi à le convaincre de laisser tomber. Aujourd'hui, le « petit fonctionnaire », comme vous dites, est le conjoint de votre adversaire politique. J'ai déjà fait plusieurs copies de ce fameux dossier. En voici d'ailleurs une pour égailler votre soirée. Et j'en ai d'autres bien au chaud pour les médias...

Arnaud Lésineur

Parfait ! Le masque tombe ! Vous voulez donc me faire chanter. Ce n'est pas un petit chèque, que vous voulez, mais un gros !

Géraldine Taiseux

Aucun chèque, monsieur le futur ex-député-maire ! Je vous l'ai déjà dit. Si vous voulez que tout cela reste secret et que la justice ne vous demande pas de comptes, il suffit que vous renonciez à vos prochains mandats électoraux. C'est tout. Vous pourrez toujours retenter votre chance la fois suivante, entre temps, les délits seront prescrits... en gros, ce que je vous propose, c'est de prendre un congé sabbatique sur le plan politique. Rien de plus. Et vous aurez toujours votre clinique à faire tourner, je ne crois pas que vous vous ennuierez. Vous voyez que je ne suis pas très exigeante et que cela ne vous coûtera pas une fortune.

Arnaud Lésineur

Vous êtes une adversaire redoutable, madame Taiseux. Mais tout ce que vous me dites n'est peut-être que du bluff. Alors vous allez me laisser deux ou trois jours de réflexion, que je consulte ce fameux dossier et mon avocat, puis nous en reparlerons. D'accord ?

Géraldine Taiseux

Non, pas deux ou trois jours. Je reviens demain pour que vous me donniez v...

Arnaud Lésineur

Gniiiiiiiiiii ! Aaaaaaaaargh ! Chhhhhhhhhhhhh ! (il ouvre le coffret et respire à fond son contenu).

Géraldine Taiseux

Monsieur Lésineur ? Vous vous sentez mal ? Vous voulez que j'appelle un médecin ?

Béatrice Lésineur

C'est lui le médecin, ne l'oubliez pas. Et rassurez-vous, c'est une simple allergie. Ça ne dure jamais très longtemps.

Arnaud Lésineur

Excusez-moi... vous disiez donc que vous reviendrez demain « m'honorer » de votre visite pour recueillir...

Géraldine Taiseux

...votre réponse... et un engagement écrit à renoncer à vous représenter.

Arnaud Lésineur

Ma parole ne vous suffit pas ? Vous devenez blessante, madame Taiseux.

Géraldine Taiseux

Je sais ce que vaut la parole d'un homme politique. Et estimez-vous heureux que je ne transmette pas ce dossier dès aujourd'hui à tous les médias. Vous seriez probablement obligé de démissionner de vos mandats avant les prochaines élections.

Arnaud Lésineur

Sauf que votre mari se trouverait dans une situation délicate. Ces dossiers sont la propriété de l'Administration et ne doivent pas être divulgués...

Géraldine Taiseux

Et je ne veux pas lui faire prendre ce genre de risque. Même s'il est très faible. C'est pourquoi je préfère patienter un peu et prendre votre place l'an prochain.

Arnaud Lésineur

Peut-être. Vous prendrez peut-être ma place l'an prochain. Mais je ne renonce pas aussi facilement. On en reparle demain. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je trouve que cet entretien n'a que trop duré. (il sonne Clarisse) Ma domestique va raccompagner.

Clarisse Lionnet

Monsieur m'a sonnée ?

Arnaud Lésineur

On ne peut rien te cacher ! Raccompagne madame à la sortie. Madame Taiseux, je n'ai pas été ravi de vous revoir et je ne vous salue pas. Nous reparlerons de cette affaire demain. (Clarisse et Géraldine sortent) La salope ! Pour être gonflée, elle est gonflée, celle-là ! Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Je vais étudier ce dossier et elle va découvrir ce que j'ai dans le ventre.

Béatrice Lésineur

J'espère que ça ne concerne pas la clinique. N'oublie pas que c'est moi qui suis majoritaire dans l'affaire, je n'aimerais pas que tes... maladresses vis-à-vis de l'administration fiscale ne me nuisent. Tu me donn... pardon, passeras ce dossier quand tu l'auras étudié, j'aimerais bien aussi y jeter un œil.

Arnaud Lésineur

Comme tu voudras. Mais tu sais, c'est rébarbatif, je ne suis pas sûr que tu t'y retrouves...

Béatrice Lésineur

Bien sûr, je sais. Les femmes sont des imbéciles tout juste bonnes à faire les belles. Elles sont décoratives. Rien de plus. Méfie-toi, Arnaud. Les temps changent. Bref. Revenons à nos moutons.

Arnaud Lésineur

Quels moutons ?

Béatrice Lésineur

Ce contrat d'assurance-vie dont nous parlions tout à l'heure.

Arnaud Lésineur

Ah oui... le contrat d'assurance-vie. Je l'oubliais, celui-là.

Béatrice Lésineur

Pas moi. Imagine qu'il t'arrive malheur... en plus du chagrin, forcément immense, que j'éprouverais, il faudrait que je me batte pour ne pas me faire ruiner par des gens mal intentionnés... un petit capital supplémentaire d'assurance-vie serait une petite consolation et une grande aide.

Arnaud Lésineur

J'entends bien. Ce serait en quelque sorte une preuve d'amour... c'est cela ?

Béatrice Lésineur

Exactement ! Si tu m'aimes comme je t'aime, tu te dois de signer ce petit contrat...

Arnaud Lésineur

Petit contrat... petit capital supplémentaire... Trois millions d'euros... ça n'est pas une paille.

Béatrice Lésineur

Allez, mon amour... une petite signature...

Arnaud Lésineur

Et puis ce contrat ne concerne que mon propre décès. Tu ne sembles pas te soucier de mon chagrin si je te perdais.

Béatrice Lésineur

Je ne t'empêche pas d'en faire autant, mon chéri. Mais si tu souhaites tellement ma mort, dis-le. Je me suiciderai, comme ça tu seras satisfait et tu toucheras une grosse prime d'assurance !

Arnaud Lésineur

Dis donc, Béatrice, tu n'as pas l'impression que tu retournes la situation, là ? Le contrat qui est sur mon bureau, il est sur ma tête ou sur la tienne ?

Béatrice Lésineur

Sur la tienne, mon amour. Mais toi ce n'est pas pareil, tu es un homme, un roc. Tandis que moi, une faible femme... c'est juste pour me rassurer, tu comprends.

Arnaud Lésineur

Je ne dis pas, mais vu le taux de mortalité dans la famille depuis quelques années... j'ai peur que cela ne me porte malheur. Une bête superstition...

Béatrice Lésineur

Fais-moi confiance, pour une fois...

Arnaud Lésineur

La dernière fois que je t'ai fait confiance, cela m'a coûté 30 % des parts de la société. Alors...

Béatrice Lésineur

C'était pour faire plaisir à Père. Tu le sais bien. Et je ne le regrette pas, il nous a quittés à peine deux mois après... je lui devais bien ce petit plaisir.

Arnaud Lésineur

Et tu t'es retrouvée majoritaire au conseil d'administration. Je sais, j'avais remarqué cette rapide et opportune – pour toi – évolution des choses.

Béatrice Lésineur

C'est ton honneur de mâle qui en souffre ? Dépendre d'une faible femme ? Il n'y a pas assez de femmes dans les conseils d'administration, c'est bien connu.

Arnaud Lésineur

Alors je m'incline. De toute façon je n'ai pas le choix, et de surcroît j'ai faim. Allons dîner, je regarderai ce contrat demain. Veux-tu ?

Béatrice Lésineur

La nuit porte conseil, et je peux m'occuper de ta nuit si tu le désires...

Arnaud Lésineur

Hé, hé, hé ! Toi quand tu veux quelque chose ! (il sortent)

NOIR

ACTE II

Clarisse Lionnet

Qui fait entrer Éric

Madame vous demande de bien vouloir patienter ici une dizaine de minutes, elle n'est pas tout à fait prête. Puis-je vous servir un thé pour vous aider à patienter ?

Éric Lamy

Volontiers. C'est très gentil à vous. Vous avez un thé excellent et vous le préparez à merveille.

Clarisse Lionnet

Je vous remercie du compliment, monsieur. Je vous le sers d'ici quelques minutes.

Éric Lamy

Un instant, je vous prie. Le thé attendra bien un peu, et j'aimerais profiter de ce moment pour discuter un peu seul à seul avec vous...

Clarisse Lionnet

Monsieur a un service à me demander ? Qu'il n'hésite pas, c'est le seul à être aimable avec moi dans cette maison. Si je puis lui être agréable en quoi que ce soit, qu'il n'hésite pas.

Éric Lamy

Justement, c'est de cela que je voulais vous parler. Je suis sidéré par la manière dont l'on vous traite ici. Ils n'ont aucun respect pour vous, pour votre disponibilité, pour vos efforts. À votre place, il y a longtemps que je serais parti en claquant la porte.

Clarisse Lionnet

C'est que je ne sais pas où j'irais, monsieur. Je suis entrée chez eux à l'âge de seize ans, je n'ai fait aucune étude, je ne sais rien faire d'autre.

Éric Lamy

Racontez-moi, justement. Madame Lésineur a sous-entendu des choses sur son mari qui se serait fait une obligation de vous employer... j'avoue que cela a piqué ma curiosité. Si ce n'est pas trop indiscret...

Clarisse Lionnet

Je n'ai rien à cacher. Et puis j'ai si peu l'occasion de parler à quelqu'un... mais je vous préviens, ce n'est guère passionnant.

Éric Lamy

Allez-y, je vous écoute.

Clarisse Lionnet

Eh bien voilà. Jusqu'à l'âge de 14 ans, j'ai mené une vie tout ce qu'il y a de plus normale. Des parents ouvriers, le collège, les amis, les loisirs, comme n'importe quelle adolescente. Et puis un jour, tout à basculé...

Éric Lamy

Que s'est-il passé ?

Clarisse Lionnet

C'était un dimanche soir, je revenais du cinéma avec des amis, quand une voiture m'a fauchée sur le trottoir.

Éric Lamy

Laissez-moi deviner... monsieur Lésineur ?

Clarisse Lionnet

Le député Lésineur. Il venait de fêter sa première élection à la députation, un peu trop d'alcool dans le sang et... je me suis trouvée au mauvais endroit au mauvais moment.

Éric Lamy

Je flaire le sordide pour la suite.

Clarisse Lionnet

C'est à vous de juger. Il voulait éviter à tout prix le scandale. Sa carrière aurait été brisée nette, comme ma jambe. Il m'a emmenée chez mes parents, leur a proposé une grosse somme pour qu'ils ne portent pas plainte. Il a dit qu'il s'occuperait de moi. Il a promis de me faire soigner dans les meilleurs hôpitaux, de s'occuper de ma scolarité, de mon avenir professionnel. Il était prêt à tout promettre pour ne pas perdre ce qu'il venait de gagner.

Éric Lamy

Et vos parents ont accepté...

Clarisse Lionnet

Oui. Le miroir aux alouettes. Mon père était usé, fatigué par son travail d'usine, il a vu l'opportunité de vivre plus douillettement. Et puisque le mal était fait pour moi, autant que ça rapporte !

Éric Lamy

Et vous leur en voulez ?

Clarisse Lionnet

Même pas. J'ai appris à pardonner. Vous savez, j'ai été abandonnée à la naissance et lorsque mes parents m'ont adoptée, j'avais déjà trois ans. Cela a dû m'endurcir.

Éric Lamy

Eh bien ! Et ensuite, que s'est-il passé ?

Clarisse Lionnet

Monsieur Lésineur a tenu ses engagements, mais à la manière d'un homme politique. La lettre, mais pas l'esprit. Il m'a fait transporter dans un pays d'Europe de l'Est pour que je puisse être opérée anonymement. Résultat, je boite à vie. Quant à mes études, elles se sont arrêtées dès mon seizième anniversaire...

Éric Lamy

Et pour ce qui concerne votre avenir professionnel, il s'en est chargé en vous employant comme domestique avec un salaire de misère. Ignoble jusqu'au bout !

Clarisse Lionnet

Voilà, vous savez tout de ma vie exaltante...

Éric Lamy

Une question, quand même. Vous n'avez pas fait d'études et pourtant, vous semblez plus intelligente, plus cultivée qu'eux. C'est quoi, votre secret ?

Clarisse Lionnet

Leur bibliothèque. J'ai trop honte de mon corps alors je ne sors pratiquement jamais. Du coup je lis énormément.

Éric Lamy

Vous savez que je vous admire, mademoiselle Clarisse. Quelque part, vous êtes belle.

Clarisse Lionnet

Vous n'avez pas le droit de vous moquer de moi !

Éric Lamy

Non, je vous assure, je suis sincère. Je ne voudrais pas vous donner de faux espoirs, mais je vais essayer de vous aider. Je ne suis pas médecin comme monsieur Lésineur, mais je suis kinésithérapeute et ostéopathe, et je connais pas mal de monde dans le milieu. Peut-être auriez-vous des radios de votre jambe à me confier, que je les montre à un ami chirurgien orthopédiste auquel je pense...

Clarisse Lionnet

Non, je n'en ai pas. Et je ne veux pas de faux espoirs non plus. Je vous laisse, j'ai du travail. (elle sort, Éric prépare ses accessoires de massage)

Béatrice Lésineur

Mon petit Éric ! Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, mais je voulais être belle sous vos mains si douces... vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas ?

Éric Lamy

Absolument pas, rassurez-vous. Cela m'a permis de préparer toutes mes petites affaires, nous pouvons commencer la séance. Si vous voulez bien vous allonger sur le canapé... (elle s'allonge)

Béatrice Lésineur

Mon corps est à vous, Éric... servez-vous, faites-moi du bien comme vous savez si bien le faire chaque jour que vous venez.

Éric Lamy

Si vous vouliez bien ne pas trop bouger, mon massage serait plus efficace...

Béatrice Lésineur

Je ne peux maîtriser mon corps, Éric ! C'est lui qui s'exprime en votre présence. Vous êtes une drogue, je ne peux plus me passer de vos visites quotidiennes.

Éric Lamy

À propose de visites quotidiennes, je n'ose vous demander si vous auriez parlé avec votre époux de la demande que je lui ai faite hier...

Béatrice Lésineur

Oubliez cela, Éric ! Laissez tomber ce projet ridicule. Pensez à moi, pensez à vous, prenons la vie du bon côté, celui du plaisir !

Éric Lamy

J'entends bien, madame, mais...

Béatrice Lésineur

Béatrice ! Vilain garnement... je vous ai dit de m'appeler Béatrice. Ce prénom ne vous plaît pas ? Il est comme moi pourtant, il commence comme une caresse et se termine comme le feu...

Éric Lamy

Je voulais donc vous dire, Béatrice, que mon plaisir vient non pas du propre plaisir que je pourrais m'offrir, mais du bonheur que je peux donner aux autres... c'est un peu vieux jeu, je sais, mais on ne se refait pas.

Béatrice Lésineur

Alors donnez-moi du bonheur, si cela vous fait tant plaisir ! Je ne demande que ça. Vous ne vous en rendez pas compte ? Vous ne sentez pas le feu qui couve en moi ? Pyromane, va !

Éric Lamy

C'est que... je me place sur un plan plus altruiste, plus humaniste...

Béatrice Lésineur

Comme rabat-joie, vous vous posez là ! Et vous y tenez tant, à ce projet ? Austère personnage...

Éric Lamy

On ne peut rien vous cacher. Tenez, le dossier que j'avais laissé à votre époux est encore sur le bureau. Vous ne voudriez pas y jeter un œil, le temps que je vous masse les deltoïdes ?

Béatrice Lésineur

Quelle tête de mule... allez, je me laisse faire, donnez-moi ce dossier. Mais pour la peine, vous me ferez un petit quart d'heure supplémentaire ! Je ressens une tension au niveau du bas des reins... tout en bas, là (ses fesses...) vous voyez...

Éric Lamy

Marché conclu. Tenez, voici mon bébé.

Il masse Béatrice pendant qu'elle consulte le dossier qui est en fait le contrat de l'avocat pour le divorce.

Béatrice Lésineur

Mais ? Qu'est-ce que... (en aparté) Ce salaud veut divorcer !

Éric Lamy

Oui ? Ce n'est peut-être pas toujours très clair, un peu technique, peut-être... vous souhaitez que je vous donne quelques éclaircissements ?

Béatrice Lésineur

Du tout ! C'est très clair, au contraire. Une véritable révélation. Mon mari va en entendre parler.

Éric Lamy

Et vous croyez qu'il va vous écouter ?

Béatrice Lésineur

Le contraire m'étonnerait. À mon avis, il va avoir intérêt à se faire tout petit petit, le bel Arnaud.

Éric Lamy

Vous m'inquiétez, Béatrice. J'espère ne pas être à l'origine d'un conflit entre vous et votre époux. Tout ça pour mon dossier de Maison de l'espoir.

Béatrice Lésineur

Rassurez-vous, vous avez bien fait de me le faire lire, ce dossier. Il est très instructif !

Éric Lamy

Vous ne me rassurez qu'à moitié... et vous pensez que vous allez réussir à le convaincre ?

Béatrice Lésineur

Le convaincre pour votre projet je ne sais pas, mais ce qui est sûr, c'est qu'il va me manger dans la main. En attendant, si vous le permettez, nous allons terminer la séance tout de suite, je dois aller me préparer.

Éric Lamy

Et le petit quart d'heure supplémentaire ?

Béatrice Lésineur

Je le réserve à mon mari. Un mauvais quart d'heure. Au revoir, Éric, à demain. (elle sort après avoir déposé le dossier sur le bureau)

Éric Lamy

Seul en rangeant son matériel

Alors là ! Si j'y comprends quelque chose ! Je n'aurais pas imaginé que mon dossier sur la Maison de l'espoir aurait pu la bouleverser à ce point là. Il va falloir que je le relise. J'y suis peut-être allé un peu fort.

Clarisse Lionnet

Qui entre, suivie de Daphné

Si madame veut bien s'installer quelques minutes, monsieur Lésineur ne va pas tarder.

Daphné Dutertre

Je vous remercie, ma fille. Vous pouvez disposer. (Clarisse sort ; à Éric) Monsieur ?

Éric Lamy

Éric Lamy. Je suis le masseur de madame Lésineur. Je m'apprêtais à partir.

Daphné Dutertre

Enchantée, cher monsieur. Arnaud, enfin je veux dire monsieur Lésineur, dont je suis une amie, m'a dit le plus grand bien de vous.

Éric Lamy

C'est bien aimable à lui. Je l'en remercierai.

Daphné Dutertre

Je vous assure. Il ne tarit pas d'éloges. Il dit que vous avez rendu la joie de vivre à son épouse. Qu'elle a rajeuni de vingt ans depuis que vous lui prodiguez vos bons soins. Il pense même que vous devriez venir un peu plus. Surtout qu'il est beaucoup absent et que madame Lésineur s'ennuie toute seule.

Éric Lamy

Elle a mademoiselle Clarisse pour lui tenir compagnie. Elle me semble très cultivée et sa conversation est riche.

Daphné Dutertre

La boiteuse ? Mon pauvre ami. Comment voulez-vous discuter sur un pied d'égalité avec une bonniche ? Déjà qu'à elle toute seule cette bancale n'est pas capable d'être sur un pied d'égalité ! (elle rit)

Éric Lamy

Permettez-moi de ne pas partager votre sens de l'humour. Je n'aime pas rire du malheur des autres...

Daphné Dutertre

Oh quel rabat-joie vous faites ! Un petit jeu de mot n'a jamais fait de mal à personne et ce n'est pas pour cela qu'elle boitera davantage, rassurez-vous !

Éric Lamy

Voyez-vous, il se trouve qu'en dehors de mon activité professionnelle, j'ai un projet dans le domaine social qui concerne des gens comme mademoiselle Clarisse.

Daphné Dutertre

Ouh la ! Je retire ce que j'ai dit. Ce n'est pas rabat-joie la bonne expression, mais plutôt pisse-froid...

Éric Lamy

Ne vous moquez pas. Vous avez la chance d'être jeune, jolie, en bonne santé...

Daphné Dutertre

Merci du compliment.

Éric Lamy

Mais d'autres n'ont pas cette chance. Faut-il pour cela les condamner ? Les condamner à rester marginaux, a n'avoir que les miettes des plaisirs de la vie ?

Daphné Dutertre

Dites voir, vous n'avez pas l'impression de vous prendre un peu la tête, là ?

Éric Lamy

Vous voyez, vous ne pouvez pas vous empêcher de vous moquer de moi ! Sérieusement, je me permets d'insister car vous êtes une amie du député et vous pourrez peut-être m'aider si je parviens à vous convaincre. Voilà quel est mon projet...

Daphné Dutertre

Rabat-joie, pisse-froid et casse-pied... vous cumulez, vous savez ! Il ne manque que cul-serré et couilles-molles pour que le tableau soit complet. Allez-y, puisque de toute façon il faut que j'attende Arnaud.

Éric Lamy

Je serai bref, rassurez-vous. Il s'agit de créer une Maison de l'espoir. Ce sera un lieu où l'on aidera tous les cassés de la vie, comme mademoiselle Clarisse, à retrouver une place digne de ce nom dans notre société. Tout cela à l'aide d'un soutien médical, psychologique, et en partenariat avec toutes les structures liées à la formation et à l'emploi. C'est un beau projet, non ?

Daphné Dutertre

C'est chiant, oui. Et après, qu'est-ce que ça changera ? Vous croyez que vous allez supprimer le malheur ? Ce n'est pas la maison de l'espoir que vous allez créer, mais la maison des poires qui vont donner de l'argent pour ça ! Et ce n'est pas mon fruit préféré, voyez-vous !

Éric Lamy

Bien sûr que je ne supprimerai pas le malheur. Je ne suis pas fou. Mais le peu que je ferai, eh bien ce sera toujours ça de moins. Si personne ne fait rien, vous pensez que les choses s'arrangeront ?

Daphné Dutertre

Le problème n'est pas là. Depuis que le monde est monde, il y toujours eu et il y aura toujours des individus que la chance, le hasard ou Dieu (donnez-lui le nom que vous voulez) aura défavorisés. Et d'autres qui auront été favorisés. Si vous avez la chance de faire partie des seconds, comme moi, eh bien le plus sage c'est de savoir s'en contenter et en profiter. Quant aux autres, personne n'est responsable ; sinon Dieu pour ceux qui y croient.

Éric Lamy

C'est votre vision. Personnellement, je trouve davantage de plaisir à donner, à faire du bien aux autres. C'est pour cela que j'ai choisi ce métier, et que je me lance dans mon projet. Mon petit bonheur personnel et égoïste ne me suffit pas, j'ai besoin de transmettre, partager.

Daphné Dutertre

C'est vous que ça regarde. Mais pensez à ce que je vous ai dit. Vous passez à côté du meilleur.

Éric Lamy

Alors vous ne voulez pas m'aider pour convaincre monsieur Lésineur, en sa qualité de député-maire, de m'aider dans mon projet ?

Daphné Dutertre

Non. (un temps) À moins que...

Éric Lamy

À moins que ?

Daphné Dutertre

J'ai un marché à vous proposer. Mais je ne sais pas si je peux vous faire confiance...

Éric Lamy

Dites toujours.

Daphné Dutertre

Promettez-moi d'abord que ce que je vais vous dire restera un strictement entre nous. Hors de question d'en toucher un mot à quiconque !

Éric Lamy

Vous m'effrayez. Je ne voudrais pas me mettre dans une position délicate vis-à-vis de monsieur ou madame Lésineur...

Daphné Dutertre

À vous de voir. Si vous voulez que je vous aide pour votre projet... faites un petit effort.

Éric Lamy

Soit. De toute façon, vous écouter ne m'engage à rien. Allez-y, proposez moi votre marché. Ce que vous allez me dire restera strictement entre nous, je m'y engage.

Daphné Dutertre

Vous avez fait le bon choix et vous allez comprendre tout de suite pourquoi je vous ai demandé la plus stricte confidentialité. (un temps) Il se trouve que je suis la maîtresse de monsieur Lésineur depuis plus de six mois.

Éric Lamy

Oh !

Daphné Dutertre

Ne prenez pas cet air choqué. Ce n'est plus un crime depuis longtemps et la vie privée d'Arnaud le regarde. Et puis notre relation n'est pas une simple affaire de libido. Nous avons décidé de nous marier.

Éric Lamy

Et j'imagine que, puisque vous m'avez demandé le secret sur cet entretien, madame Lésineur n'est au courant de rien...

Daphné Dutertre

On ne peut rien vous cacher. Arnaud hésite, tergiverse, diffère... bref, c'est un homme.

Éric Lamy

Merci.

Daphné Dutertre

De rien. Le pauvre chéri craint pour sa carrière politique, son patrimoine, sa clinique... qui appartient en fait en majorité à sa femme. Il veut bien divorcer, mais pas dans n'importe quelles conditions. Il tient absolument que ce soit aux torts de son épouse.

Éric Lamy

Et qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse. J'espère que vous n'espérez pas un témoignage de ma part pour dire que madame Lésineur a un amant.

Daphné Dutertre

Je ne vous demanderai pas de témoigner, soyez rassuré.

Éric Lamy

J'aime autant.

Daphné Dutertre

Par contre...

Éric Lamy

Vous m'inquiétez... par contre ?

Daphné Dutertre

Votre collaboration peut nous être précieuse. Si vous tenez toujours à ce que j'appuie votre dossier, bien entendu...

Éric Lamy

Collaboration... c'est un mot de sinistre souvenir, vous savez.

Daphné Dutertre

Ne jouez pas sur les mots, je vous en prie. Voilà ce que je souhaite vous demander en échange de mon aide. Vous avez dû remarquer que madame Lésineur n'est pas insensible à votre charme...

Éric Lamy

Euh... oui, peut-être... je me suis parfois demandé... mais il a toujours été pour moi hors de question d'abuser de la situation. De toute façon, je n'éprouve rien pour madame Lésineur.

Daphné Dutertre

Je ne vous demande pas d'éprouver quoi que ce soit, au contraire. Il suffirait que vous vous laissiez faire, c'est tout. Laissez-vous approcher par elle, soyez docile... et si elle veut vous embrasser, ma foi... vous n'en mourrez pas !

Éric Lamy

Mais c'est immonde !

Daphné Dutertre

Embrasser madame Lésineur, immonde ? Vous y allez fort !

Éric Lamy

Non, pas ça, bien sûr. Madame Lésineur est une femme séduisante et si j'étais amoureux d'elle, je n'hésiterais pas à l'embrasser, bien sûr. Mais c'est le procédé qui est immonde. Car j'imagine que vous allez être en embuscade et la découvrir en train de m'embrasser. Le témoin parfait !

Daphné Dutertre

Pour vous enlever des scrupules, je vous propose un subterfuge. Vous allez demain avoir votre séance de massage quotidienne avec madame Lésineur. D'accord ?

Éric Lamy

Oui, et après ?

Daphné Dutertre

Elle va, comme d'habitude, selon ce que m'a dit Arnaud, chercher à vous séduire. Alors, exceptionnellement, au lieu de rester froid comme un mormon congelé, vous allez vous laisser faire. Et quand vous sentez qu'elle va vous prendre dans ses bras et vous embrasser, vous criez « Béatrice ! ». Son mari arrive aussitôt et vous surprend dans une situation suffisamment équivoque pour que madame Lésineur puisse être convaincue de l'avoir trompé.

Éric Lamy

C'est dégueulasse.

Daphné Dutertre

Pourquoi ? Ne niez pas qu'elle cherche à tromper son mari avec vous depuis un bon moment. Si bien que, d'une manière virtuelle, elle est coupable. Et si elle a ce comportement avec vous, qui vous dit qu'elle n'a pas déjà un ou plusieurs amants ? Ce n'est pas vous qui trompez qui que ce soit. Vous laissez faire les choses, c'est tout. Vous êtes l'instrument du destin, pas le destin.

Éric Lamy

Vous avez peut-être raison. Et puis mes motivations sont bien plus nobles que toutes ces sordides histoires de coucherie.

Daphné Dutertre

Je vous en prie. Vous devenez insultant !

Éric Lamy

Veuillez m'excuser. Il se trouve que j'ai une vision moins... terre à terre des rapport humains.

Daphné Dutertre

Je ne vous demande pas de m'étaler vos états d'âme. Marché conclu ?

Éric Lamy

… Marché conclu. Mais moralement, je désapprouve.

Daphné Dutertre

Gardez vos scrupules sous votre mouchoir et dites vous que vous avez pris la bonne décision pour votre... beau et noble projet. Allez, confiez-moi votre précieux dossier.

Éric Lamy

Va prendre le mauvais dossier sur le bureau, celui de l'assurance-vie

Tenez, le voici.

Daphné Dutertre

Merci. Voyons donc ce que sera cette fameuse maison de... de quoi ?

Éric Lamy

De l'espoir. La maison de l'espoir, et dans laquelle je fonde moi-même de grands espoirs.

Daphné Dutertre

Qui ouvre le dossier et commence à lire

La maison de l'espoir, donc... Oh !

Éric Lamy

Oui ?

Daphné Dutertre

Non, rien... en aparté Trois millions d'euros en cas de décès ! La salope !

Éric Lamy

Si ce n'est pas très clair, n'hésitez pas à me demander des explications...

Daphné Dutertre

C'est très clair, au contraire. Très instructif, même. Je ne m'attendais pas à cela...

Éric Lamy

Et vous pensez que vous pourrez convaincre monsieur Lésineur de soutenir mon projet en contrepartie de ma... collaboration, pour reprendre votre expression de tout à l'heure.

Daphné Dutertre

Difficile à dire. Disons que c'est assez inattendu et qu'il faut que j'en parle sérieusement avec lui. Que je lui ouvre les yeux sur certains aspects de son entourage.

Béatrice Lésineur

Tiens ! Vous êtes encore là, Éric ? (Glaciale) Madame ?

Daphné Dutertre

Glaciale

Madame.

Béatrice Lésineur

J'entends bien. J'aimerais toutefois savoir à qui j'ai l'honneur de parler. Vous connaissez cette personne, Éric ?

Éric Lamy

Madame est venue voir monsieur Lésineur. Le député-maire Lésineur.

Daphné Dutertre

En effet, je suis une amie d'Arnaud et j'avais un dossier à voir avec lui. Et vous-même, madame ?

Béatrice Lésineur

Je suis l'épouse de votre « ami ». Madame Lésineur. Arnaud ne m'a jamais parlé de vous. Une distraction, probablement... et vous vous appelez...

Daphné Dutertre

Daphné Dutertre. Je suis heureuse de faire enfin votre connaissance. Arnaud m'a tant vanté votre richesse... humaine et son attachement à... vos valeurs...

Béatrice Lésineur

Je n'en doute pas, madame Duderche. J'ai d'ailleurs croisé votre nom tout récemment sur un dossier. Probablement celui que vous évoquiez...

Daphné Dutertre

Troublée

Heu... probablement. Mais c'est Dutertre, pas Duderche...

Béatrice Lésineur

Un dossier passionnant, au demeurant. C'est celui que vous consultiez lorsque je suis arrivée, peut-être ?

Daphné Dutertre

Heu... non. Monsieur Lamy me présentait son projet de maison de l'espoir.

Béatrice Lésineur

Vous avez raison. Vous en avez bien besoin.

Daphné Dutertre

Du dossier de monsieur Lamy ?

Béatrice Lésineur

Non. D'espoir. Et vous comptez attendre mon époux longtemps ?

Daphné Dutertre

Le temps nécessaire. Mais je ne pense pas devoir attendre très longtemps. Les choses vont aller assez vite, maintenant.

Béatrice Lésineur

C'est possible, mais pas forcément dans le sens où vous l'espérez.

Clarisse Lionnet

Qui entre

Madame, je suis désolée, mais monsieur Lésineur vient de téléphoner. Il est inutile que vous l'attendiez plus longtemps, il a été retardé à la clinique. Il vous prie de bien vouloir l'en excuser.

Béatrice Lésineur

Qu'est-ce que je vous disais...

Daphné Dutertre

Eh bien je m'en vais. De toute façon, je n'ai plus rien à faire ici. (à Clarisse) Ne me raccompagnez pas, je connais le chemin, et j'irai plus vite si je n'ai pas à suivre vos boitillements. Monsieur Lamy, si voulez-vous bien me donner votre carte, je vous contacterai par téléphone pour vous informer de la suite à donner à notre petit accord.

Éric Lamy

Tenez, et n'hésitez pas à m'appeler, vous savez comme mon projet me tient à cœur.

Daphné Dutertre

Je crois que vous n'aurez pas longtemps à attendre. Au revoir et à bientôt. (elle sort en reposant le dossier sur le bureau).

Béatrice Lésineur

Je vous laisse également, Éric. Clarisse, dès que tu auras raccompagné monsieur Lamy, tu viendras me voir. À demain, cher Éric. (elle sort)

Éric Lamy

Eh bien il ne me reste plus qu'à prendre congé moi aussi. Sauf que je n'ai pas eu le thé que vous m'aviez promis ! L'auriez-vous bu à ma place ?

Clarisse Lionnet

Mon Dieu ! Je vous prie de bien vouloir me pardonner ! Je vous ai complètement oublié ! Madame m'a demandé de faire d'urgence les vitres de sa chambre et votre thé m'est complètement sorti de la tête... je suis impardonnable... Oh ! Excusez-moi, on sonne, il faut que j'aille ouvrir ! (elle sort, Éric range ses affaires, elle revient avec Fabienne sur ses talons)

Fabienne Michu

Ah mon Dieu ! Je me sens mal... (elle s'affale sur le canapé) Je me sens à nouveau partir... je me sens comme dans le brouillard, dans un monde cotonneux... je dois être à moitié morte... vite, ma fille, allez quérir le docteur Lésineur !

Clarisse Lionnet

Il n'est pas là, madame Michu, mais je vais essayer de le joindre sur son téléphone portable... (elle va téléphoner)

Éric Lamy

Je ne suis pas médecin mais je suis kinésithérapeute, madame, en attendant le docteur, je vais voir si je peux faire quelque chose pour vous... laissez-moi vous examiner... (il lui prend le pouls, lui regarde le blanc des yeux...)

Fabienne Michu

Cette fois-ci, je sens que c'est la bonne.... je me sens partir ! Vite ! Appelez le Samu !

Clarisse Lionnet

Le docteur Lésineur arrive, madame Michu, il gare sa voiture et il arrive d'ici une ou deux minutes.

Éric Lamy

Et puis cela ne m'a pas l'air très grave. C'est comme si vous aviez pris une forte dose de somnifères... rassurez-vous, chère madame, vous survivrez jusqu'au retour du docteur Lésineur.

Fabienne Michu

Puissiez-vous dire vrai, jeune homme... je me sens si faible... je vous entends si loin, je vous vois si trouble... probablement suis-je à la porte du Paradis...

Arnaud Lésineur

Me voici ! J'arrive bien, semble-t-il... Alors, madame Michu, encore à l'agonie ?

Fabienne Michu

Ne vous moquez pas d'une moribonde, docteur... cette fois-ci, je sens bien que c'est la fin !

Arnaud Lésineur

Allez, essayez de vous redresser et appuyez-vous sur mon bras, je vais vous examiner dans mon bureau, j'ai tout mon matériel là-bas. Là... doucement. Comme ça... (il sortent)

Éric Lamy

Eh bien dites-donc ! C'est une cliente du docteur ?

Clarisse Lionnet

Cliente et voisine. Mais je n'arrive pas à me faire mon opinion. Soit elle est complètement hypocondriaque, soit elle est amoureuse du docteur... en tout cas, elle vient mourir ici à peu près tous les jours. Sauf le week-end. Son mari est là.

Éric Lamy

Charmante voisine... et où en étions-nous, avant d'être interrompus ?

Clarisse Lionnet

Mon Dieu ! Votre thé ! Je l'avais complètement oublié !

Éric Lamy

Ça fait plaisir ! On voit dans quelle estime vous me tenez ! Moi qui ai de la compassion pour vous...

Clarisse Lionnet

Oh, je vous prie de bien vouloir m'excuser. Si vous voulez, je cours vous le préparer.

Éric Lamy

Rassurez-vous, je ne vous en veux pas. C'était davantage une plaisanterie qu'autre chose. Moi-même, je n'y pensais guère plus. Même si votre thé est excellent. C'est en vous regardant que j'y ai pensé à nouveau.

Clarisse Lionnet

Arrêtez de me regarder comme cela... vous me gênez. J'ai l'impression d'être une bête curieuse. Déjà que j'ai honte de mon corps...

Éric Lamy

Je ne voulais pas vous gêner, veuillez me pardonner. Cela s'est fait malgré moi. Vous savez comme sont les hommes face à une jolie femme... on dit qu'un cochon sommeille en chaque homme, et j'ai bien peur de ne pas échapper à la règle !

Clarisse Lionnet

Vous n'avez pas le droit de vous moquer de moi ! Je croyais que vous étiez plus gentil que les autres, mais vous êtes peut-être pire qu'eux. Eux, ils m'insultent, ils se moquent de moi, mais ouvertement, au moins. Ils ne font pas de l'ironie.

Éric Lamy

Je ne me moque pas de vous, Clarisse. Vous boitez, c'est vrai, à cause de cet accident stupide lorsque vous étiez jeune. Mais vous êtes malgré cela très séduisante. Il n'y a que ces... bref. Il n'y a qu'eux pour ne pas s'en apercevoir.

Clarisse Lionnet

Ça me fait une belle jambe ! (troublée par ce jeu de mot cruel qu'elle a elle-même fait) Enfin je veux dire que me voilà bien avancée.

Éric Lamy

Vous seriez une reine et resteriez assise sur votre trône, vous auriez tous les hommes à vos pieds, Clarisse. Il faut reprendre confiance en vous. D'ailleurs, quelque part, vous êtes une reine.

Clarisse Lionnet

La reine des cloches, oui ! À vous laisser me bonimenter de la sorte !

Éric Lamy

Ne vous énervez pas, Clarisse. Je ne cherche qu'à vous aider. Vous m'avez dit tout à l'heure que vous ne possédez aucune radio de votre jambe...

Clarisse Lionnet

C'est exact. Mon dossier médical a dû rester dans l'hôpital où j'ai été opérée, s'il n'a pas été détruit à la demande de monsieur Lésineur.

Éric Lamy

Et quel est votre jour de congé ?

Clarisse Lionnet

Je n'ai pas de jour de congé. Si je veux sortir, je dois demander l'autorisation à mes patrons.

Éric Lamy

Mais, c'est complètement illégal !

Clarisse Lionnet

Je sais. Mais au début je ne le savais pas, j'ai laissé faire, et maintenant, il est trop tard.

Éric Lamy

Bien. Nous allons arranger cela. Je vais prendre rendez-vous chez un radiologue de mes amis et je trouverai un moyen pour vous donner l'occasion de vous évader le temps d'y aller. Je passerai vous chercher. Ensuite, en fonction du résultat, nous verrons.

Clarisse Lionnet

Ne me faites pas rêver, monsieur Lamy, ce serait trop cruel.

Éric Lamy

Je ne veux rien vous promettre, en effet. Je veux juste essayer. Vous savez que la chirurgie a fait d'énormes progrès ces dernières années. Selon l'état de vos os, on pourra peut-être, sinon vous rendre une démarche normale, du moins atténuer votre gêne. Ce serait déjà pas si mal, non ?

Clarisse Lionnet

Et pourquoi faites-vous cela pour moi ?

Éric Lamy

Je le fais pour vous parce que vous m'avez ému. Et cela me donne la furieuse envie de vous aim... aider. Mais je le ferais aussi pour d'autres. Vous voyez, ce dossier, que madame Dutertre consultait tout à l'heure ? Eh bien il s'agit d'un projet associatif pour aider les gens comme vous qui ont eu de graves malheurs dans leur vie. C'est la mission que je me suis donnée.

Clarisse Lionnet

Pourquoi ? Votre vie ne vous suffit pas ? Vous êtes jeune, en bonne santé, vous avez un bon métier, j'imagine que vous êtes marié et avez des enfants, bref, vous avez tout pour être heureux.

Éric Lamy

Presque tout. Je n'ai pas trouvé la personne avec qui partager ma vie. Enfin... peut-être pas. Alors en attendant, j'ai envie de donner aux autres. Ce n'est pas plus compliqué que cela. Mais dit, je dois vous quitter, je suis déjà en retard pour mon prochain rendez-vous. À demain, Clarisse ! (il sort)

Clarisse Lionnet

À demain, monsieur. (elle sort)

Arnaud Lésineur

Qui revient avec Fabienne

Alors, madame Michu, vous êtes pleinement rassurée ?

Fabienne Michu

Si vous le dites, docteur...

Arnaud Lésineur

Mais oui, faites-moi confiance. Et puis à l'avenir, évitez de tripler les doses de médicaments, surtout lorsqu'il s'agit de tranquillisants... c'est un peu comme si vous aviez pris une bonne cuite !

Fabienne Michu

Oh ! Je me sens bête ! Si vous saviez...

Arnaud Lésineur

Mais non... mais non...

Fabienne Michu

Vous êtes sincère ?

Arnaud Lésineur

Mmmm...

Fabienne Michu

Docteur, vous ne me répondez pas ?

Arnaud Lésineur

Heu... et si nous parlions d'autre chose ! Figurez-vous que si vous n'aviez pas commis ce... disons ce petit excès, je serais allé vous déranger à votre domicile pour vous demander un renseignement, voire un petit service... mais puisque vous êtes là... si vous le permettez...

Fabienne Michu

Je vous en prie, cher docteur. Je vous écoute... je vous dois bien cela.

Arnaud Lésineur

Voyez-vous, chère madame Michu, je crois savoir que mon adversaire politique, madame Taiseux se trouve être la fille de vos voisins de résidence secondaire...

Fabienne Michu

C'est exact. Ses parents ont acheté la villa voisine de la nôtre quand la petite, enfin je veux dire Géraldine, avait treize ou quatorze ans, quelques mois après ce qui lui est arrivé.

Arnaud Lésineur

Ce qui lui est arrivé ?

Fabienne Michu

Vous n'êtes pas au courant ? C'est arrivé quand elle avait treize ou quatorze ans. Elle s'est fait violer par... mais c'est une histoire ancienne, ça n'a pas d'importance.

Arnaud Lésineur

Madame Michu ! Au point où vous en êtes, dites-moi tout !

Fabienne Michu

Je veux bien vous le dire, mais je vous demande la plus grande discrétion, docteur, c'est une affaire très personnelle et douloureuse pour elle. Même si c'est votre adversaire... il y a des choses qui ne se répètent pas.

Arnaud Lésineur

Je vous garantis que je ne le divulguerai pas...

Fabienne Michu

Je vous remercie. Parce que vous comprenez, docteur...

Arnaud Lésineur

Au fait, madame Michu, au fait ! Que s'est-il passé quand elle avait treize ans, la petite, comme vous dites ?

Fabienne Michu

Eh bien... elle s'est fait violer par le meilleur ami de son père. En fait, ça peut expliquer son énergie en politique, parce que celui qui l'a violée était le député de l'époque. Vous ne l'avez pas connu, vous n'étiez pas encore ici. Il a dû quitter la région assez rapidement et je ne sais même pas ce qu'il est devenu.

Arnaud Lésineur

Et les parents n'ont pas porté plainte ? Il n'est pas allé en prison ?

Fabienne Michu

Non. Ils ne m'ont rien confié, mais je crois qu'il y a eu un arrangement à l'amiable. C'est d'ailleurs quelques mois après qu'ils ont pu s'offrir la villa voisine de la nôtre. Et pas n'importe quelle villa, croyez-moi ! La petite est d'ailleurs allé vivre les derniers mois de sa grossesse là-bas pour éviter le scandale.

Arnaud Lésineur

Parce qu'en plus elle s'est retrouvée enceinte de ce salaud ?

Fabienne Michu

Eh oui. Comme elle en avait honte, elle l'a cachée à ses parents et après il était trop tard pour avorter... Ce qu'a fait votre prédécesseur est indigne d'un homme politique, d'un représentant du peuple, vous ne trouvez pas ? Ce n'est pas vous qui feriez quelque chose comme ça docteur, n'est-ce pas ?

Arnaud Lésineur

(gêné) Oui, oui, bien sûr... Et qu'est devenu son enfant ? Ceux que je lui connais sont bien plus jeunes...

Fabienne Michu

Elle a accouché sous X. Une fille qui doit avoir dans les vingt-cinq ans aujourd'hui... tout ce que je connais c'est le prénom qu'elle lui a donné. Clarisse, comme votre bonne.

Arnaud Lésineur

Décidément, c'est un prénom qui ne porte pas chance ! Entre une orpheline et une boiteuse... Bien ! (il sonne) Je ne vous retarde pas plus longtemps, chère madame Michu. Vous m'avez apporté un éclairage plus que précieux sur mon adversaire. Je comprends mieux à qui j'ai affaire ! (Clarisse entre) Clarisse, tu raccompagneras madame Michu ! Et ne passe pas trop près du mur, en boitant tu risques de te cogner ! Ha, ha, ha !

Clarisse Lionnet

Bien monsieur. (les deux femme sortent)

Arnaud Lésineur

Et maintenant, à nous deux, madame Taiseux. Un dossier en vaut un autre et je n'ai pas dit mon dernier mot.

NOIR

ACTE III

Clarisse Lionnet

Qui court derrière Fabienne

Madame Michu ! Calmez-vous ! Puisque je vous dis que le docteur Lésineur n'est pas là !

Fabienne Michu

Qui s'écroule sur le canapé

Trop tard... je l'attendrai en agonisant... faites-le prévenir quand même, il doit bien connaître un bon médecin légiste qui s'occupera de mon corps...

Clarisse Lionnet

Allons, allons, madame Michu, détendez-vous... respirez calmement, vous allez voir, cela ira mieux, et laissera au docteur le temps de venir...

Fabienne Michu

Ah, vous en avez de la chance, ma petite, d'être jeune et en bonne santé ! Ce n'est pas comme moi... vieille, un pied dans la tombe...

Clarisse Lionnet

En bonne santé, si on veut... quant au pied, il n'est pas dans la tombe, mais...

Fabienne Michu

Eh oui, c'est vrai que j'oubliais que vous boitez. Finalement, j'aime mieux être à ma place. Au moins j'ai connu du bon temps. Tandis que vous ! Aucun garçon ne voudra jamais de vous... vous allez rester seule et malheureuse toute votre vie... devenir une vieille fille triste et aigrie... enfin, ce que j'en dis... c'est parce que je vous aime bien. Sinon...

Clarisse Lionnet

En tout cas, merci de me remonter le moral.

Béatrice Lésineur

Qu'est-ce qu'il se passe, encore ? Tu en fais un bruit, la boiteuse ! Tu m'as dérangée en pleine relaxation ! Tu peux être fière de toi ! Je vais encore être stressée toute la journée et j'aurai des brûlures d'estomac par ta faute !

Clarisse Lionnet

Mais ce n'est pas de ma faute, madame, c'est madame Michu qui voulait encore voir absolument le docteur Lésineur...

Béatrice Lésineur

Madame Michu ! Je ne vous avais pas vue ! Encore souffrante, ma pauvre madame Michu ? Mon mari ne devrait pas tarder, il va s'occuper de vous, rassurez-vous. (à Clarisse) Tu es encore là, toi ? Allez, file, tu as autre chose à faire que bailler aux corneilles ! Et tu téléphoneras à Arnaud pour le prévenir que madame Michu l'attend. (sortie de Clarisse)

Fabienne Michu

Je vous remercie, ma bonne madame Lésineur. Votre domestique m'aurait bien laissée mourir sur ce canapé sans même penser à téléphoner au docteur... Elle n'est vraiment pas bonne à grand chose cette... Clarisse, c'est ça ?

Béatrice Lésineur

Oui, Clarisse.

Fabienne Michu

Ah oui. Clarisse. Je devrais pourtant m'en souvenir, c'est comme la petite-fille des Taiseux.

Béatrice Lésineur

Les Taiseux ont une petite-fille ? Je croyais que Géraldine Taiseux n'avait que deux garçons...

Fabienne Michu

Votre mari ne vous a pas raconté ? C'est une histoire assez sordide. En deux mots, Géraldine s'est fait violer toute jeune et ses parents lui ont fait abandonner l'enfant à la naissance. Une petite Clarisse, c'est tout ce que je sais. Et comme le père, si on peut appeler ça un père, était le député de l'époque, on comprend sa hargne politique aujourd’hui... Heureusement que ce bon docteur Lésineur ne ferait pas une pareille ignominie, lui. C'est un homme d'honneur, lui. N'est-ce pas ?

Béatrice Lésineur

Euh... oui, bien sûr, bien sûr, il n'est pas comme ça, lui... Mais vous m'en direz tant... si j'avais pu me douter. Et si je comprends bien, cette Clarisse doit avoir dans les vingt-cinq ans aujourd'hui, à peu près comme la nôtre...

Fabienne Michu

Je pense, oui... mais que ceci reste entre nous. Ce sont des affaires de famille qui ne nous regardent pas.

Béatrice Lésineur

Mais bien évidemment, chère madame Michu. Bien évidemment. Ah ! Je crois que j'entends mon mari qui arrive. Vous êtes sauvée, madame Michu, une fois de plus...

Arnaud Lésineur

Madame Michu ! Qu'est-ce qui vous arrive encore ? Je n'ai pas vu de cercueil dans l'entrée, donc je suppose que vous n'êtes pas encore tout à fait morte !

Fabienne Michu

Ne plaisantez pas, docteur, c'est le cœur. Je sens qu'il s'emballe, qu'il ralentit, qu'il accélère de nouveau, bref, j'ai bien peur que ce soit la fin... Sauvez-moi, docteur !

Arnaud Lésineur

Nous allons voir ça. Rassurez-vous. Si j'ai le moindre doute, hop ! Le Samu ! Au pire, les pompes funèbres. En attendant, venez dans mon bureau, je vais vous ausculter. Et arrêtez de regarder mon coffret comme ça ! (ils sortent)

Fabienne Michu

Doucement, docteur, doucement... aidez-moi. Je me sens partir...

Arnaud Lésineur

Vous vous sentez partir dans mon bureau, madame Michu, jusque là tout est normal.

Fabienne Michu

Vous vous moquez encore de moi, docteur, ce n'est pas très charitable, de se moquer d'une mourante...

Arnaud Lésineur

Je ne voulais que vous faire mourir de rire, madame Michu... (ils sortent)

Béatrice Lésineur

Qui sonne Clarisse

Bien. Essayons d'en avoir le cœur net.

Clarisse Lionnet

Madame a sonné ?

Béatrice Lésineur

Exceptionnellement aimable avec Clarisse

Tout à fait, ma bonne Clarisse. Merci d'être venue si vite.

Clarisse Lionnet

J'ai fini le ménage des chambres, il ne me reste plus que la salle de bains. Mais que Madame se rassure, ce sera fait rapidement et j'aurai le temps de préparer le déjeuner à temps...

Béatrice Lésineur

Oui, oui... c'est bien. Mais je n'en doutais pas... euh...

Clarisse Lionnet

...Madame avait quelque chose d'autre à me demander ?

Béatrice Lésineur

Non, non... euh... ça va, Clarisse ?

Clarisse Lionnet

Euh... je crois. J'ai fait quelque chose de mal ?

Béatrice Lésineur

Non, non... je me disais juste que nous ne prenons jamais le temps de parler et que je ne sais rien de toi...

Clarisse Lionnet

Béatrice Lésineur

Par exemple... euh... en dehors de tes parents, as-tu des frères et sœurs ?

Clarisse Lionnet

Non, madame. Mes parents ne pouvaient pas avoir d'enfants, et en fait j'ai été adoptée toute petite. Je devais avoir environ trois ans lorsque je suis arrivée chez eux.

Béatrice Lésineur

Ah ? Tiens donc. Et tu n'as jamais eu envie de retrouver tes vrais parents ?

Clarisse Lionnet

Mes vrais parents sont ceux qui se sont occupés de moi lorsque j'étais enfant. Les autres, mes géniteurs, je me refuse à les considérer comme mes parents. Mais je n'aime pas trop parler de tout ça. Si madame veut bien m'excuser, je vais retourner faire mon travail.

Béatrice Lésineur

Bien sûr, bien sûr. Je comprends très bien. Excuse-moi d'avoir réveillé ces mauvais souvenirs. Tu peux disposer et retourner à tes petites occupations. Merci Clarisse.

Clarisse Lionnet

Madame. (elle sort)

Béatrice Lésineur

Seule

Ça colle ! Je suis certaine que c'est la fille naturelle de cette salope de Taiseux. On va bien s'amuser... Tiens, on a sonné ?

Clarisse Lionnet

Qui revient suivie de Daphné

Par ici, madame Dutertre, monsieur le député est en consultation mais pourra vous recevoir d'ici quelques minutes.

Daphné Dutertre

Je vous remercie ma fille. Mais je connaissais le chemin, il était inutile de m'emboîter le pas... pardonnez-moi ce jeu de mots idiot, mais j'adore mettre les gens en boîte ! Hi, hi, hi ! En boîte ! …

Clarisse Lionnet

Ha, ha, ha (rire forcé).

Béatrice Lésineur

Madame, vous ici, de nouveau ? Tu peux disposer, Clarisse. Je m'occupe de madame en attendant monsieur. (Clarisse sort)

Daphné Dutertre

Je vous remercie de cette sollicitude, madame Lésineur, mais je peux très bien attendre seule Arn... monsieur le député.

Béatrice Lésineur

Je ne pense pas que vous puissiez l'attendre seule. À vrai dire, je ne pense pas que vous allez l'attendre du tout, monsieur le député.

Daphné Dutertre

Pardon ?

Béatrice Lésineur

Voyez-vous, chère madame Duderche...

Daphné Dutertre

Dutertre. Pas Duderche, Dutertre ! Comme le général Dutertre, mon aïeul.

Béatrice Lésineur

Très chère madame Duderche, donc, je disais que vous n'allez pas attendre monsieur le député seule. Et je dirais même que vous n'allez pas attendre du tout mon mari. Suis-je claire ?

Daphné Dutertre

Pas vraiment, madame Baisineur. J'ai rendez-vous avec monsieur le député et je ne vois pas en quel nom vous intervenez. Seriez-vous également une élue du peuple ?

Béatrice Lésineur

Non. Je vous rassure. Mais il se trouve que je suis tombée hier par un fortuit hasard sur ce document, éminemment passionnant. (elle prend le dossier de Daphné sur le bureau, mais elle se trompe et prend celui d'Éric) Cela vous dit quelque chose ? Vous le reconnaissez ?

Daphné Dutertre

Permettez que je regarde de quoi il s'agit... (elle feuillette) Oui. Et après ?

Béatrice Lésineur

Et après ?

Daphné Dutertre

Je ne vois pas en quoi cette Maison de l'espoir me concerne.

Béatrice Lésineur

Hein ? Passez-moi ça, vous ! (elle lui arrache le dossier) Qu'est-ce que c'est que cette merde ? (elle le jette sur le bureau, cherche et prend le bon) Tenez, voilà de quoi vous rabaisser le caquet, madame Duderche.

Daphné Dutertre

Bien. (elle va vers le bureau) Puisque les masques tombent... continuons. Je suis quant à moi tombée, tout aussi fortuitement sur ce dossier. Un dossier d'assurance-vie un peu surprenant...

Béatrice Lésineur

Ce sont des affaires privées. Cela ne vous regarde pas, madame Duderche !

Daphné Dutertre

Privées, privées... disons simplement que s'il arrivait malheur dans les mois qui viennent à monsieur le député, la police pourrait s'en émouvoir...

Béatrice Lésineur

Garce !

Daphné Dutertre

Salope !

Béatrice Lésineur

Madame Duderche, je n'accepte pas d'être insultée sous mon propre toit par une morue de caniveau. Veuillez sortir immédiatement !

Daphné Dutertre

Immédiatement et provisoirement, chère madame Baisineur. Très provisoirement. Au revoir, madame Baisineur. Et inutile d'appeler votre boiteuse, je trouverai toute seule le chemin de la sortie, madame Baisineur. (elle sort)

Éric Lamy

Euh... bonjour, madame Lésineur.

Béatrice Lésineur

Quoi ! Qu'est-ce que c'est, encore ? Oh, excusez-moi, Éric, je ne vous avais pas reconnu.

Éric Lamy

Ne vous excusez pas, j'entre presque comme un voleur. Figurez-vous que je n'ai même pas eu à sonner, la dame que j'avais croisé hier chez vous est sortie comme une furie, sans même me saluer, et du coup... je suis entré sans avoir à attendre mademoiselle Clarisse. Elle n'est pas souffrante, au moins ?

Béatrice Lésineur

Laissez Clarisse où elle est. C'est moi qui souffre. Je suis une boule de stress ! Occupez-vous de moi, Éric, je n'en peux plus.

Éric Lamy

Tout de suite, tout de suite, madame Lésin...

Béatrice Lésineur

Béatrice ! Combien de fois devrais-je vous demander de m'appeler Béatrice, vilain garçon...

Éric Lamy

Béatrice, oui...

Béatrice Lésineur

Et serrez-moi dans vos bras, je suis toute chagrin...

Éric Lamy

C'est que... ça ne fait pas partie de ma prestation... masser, détendre... je veux bien. Mais ce que vous me demandez...

Béatrice Lésineur

C'est pour me détendre... je suis tendue comme un élastique, comme un arc, comme une arbalète ! Allez, je vous en prie... juste une petite minute de câlin... (elle se met d'autorité dans les bras d’Éric et cherche à l'embrasser)

Fabienne Michu

Qui revient suivie d'Arnaud

Oh ! Ça par exemple ! Heureusement que mon cœur va bien !

Arnaud Lésineur

Faux, ayant du mal à cacher sa joie

Ciel ! Que vois-je ? Ma femme dans les bras du masseur !

Fabienne Michu

Fausse

Calmez-vous, docteur... calmez-vous... je suis sûre qu'il doit y avoir une explication. Peut-être que madame Lésineur avait une poussière dans l’œil... à moins qu'il ne s'agisse d'une nouvelle technique de massage...

Arnaud Lésineur

Grandiloquent

Naoooon ! Madame Michu. Ne vous donnez pas cette peine. N'essayez pas de sauver les apparences ! Je suis humilié, bafoué, trahi ! Cette femme, à qui j'avais donné ma vie, mon cœur, mon amour, me trompe avec un vulgaire tripatouilleur de biceps !

Éric Lamy

Monsieur, je vous en prie ! Tripatouilleur de biceps, c'est un peu fort, je ne vous traite pas de magouilleur politique !

Béatrice Lésineur

Éric, Arnaud, je vous en prie... pas devant la vieille !

Fabienne Michu

Non mais dites-donc, vous ! Un peu de respect ! Avec tout l'argent que je vous laisse, vous pourriez au moins avoir la reconnaissance du ventre ! Mais vous préférez celle du cul, je suppose !

Béatrice Lésineur

Oh !

Arnaud Lésineur

Grandiloquent

Et moi qui te faisais entièrement confiance, Béatrice... je suis détruit ! Ma vie est foutue... (son téléphone portable sonne, ton normal) Allô ? … Oui Daph... euh... madame. … Bien, j'arrive. (il raccroche, grandiloquent à nouveau). Je dois sortir. Mais vous ne perdez rien pour attendre monsieur le tâteur de culs ! Quant à toi, (ironique) mon amour, à ce soir. Nous reparlerons de tout cela à fesses reposées... si monsieur te laisse le temps de reposer les tiennes, bien sûr ! (il sort, grand seigneur)

Béatrice Lésineur

Je vous prie de m'excuser, madame Michu, mais Arnaud a eu une réaction tellement violente que j'en ai perdu mon calme.

Fabienne Michu

J'avais remarqué...

Béatrice Lésineur

Et puis il ne faut pas se fier aux apparences... Éric était en train d'utiliser une nouvelle technique pour me remettre une cervicale en place... N'est-ce pas, Éric ?

Fabienne Michu

Ah tiens ? Moi j'aurais davantage pensé aux amygdales qu'aux cervicales en vous voyant...

Éric Lamy

Euh... oui, effectivement... comme dit madame Lésineur, c'est une nouvelle technique... encore très peu utilisée...

Fabienne Michu

Détrompez-vous, jeune homme ! J'ai beaucoup pratiqué cette technique avec mon mari du temps de notre jeunesse. Par contre nous ignorions que cela permettait de remettre les cervicales. D'ailleurs, maintenant que j'y songe, j'ai quelques petits problèmes de cervicales moi aussi... alors si vous pouviez passer chez moi après vous être occupé de madame Lésineur...

Béatrice Lésineur

Je ne crois pas que ce soit indiqué dans votre cas, madame Michu... pensez à votre cœur. Et puis il faudrait qu'un médecin vous fasse une prescription... d'ailleurs, je sonne Clarisse pour qu'elle puisse vous raccompagner... (elle sonne)

Fabienne Michu

J'ai compris, madame Lésineur. Vous voulez vous le garder pour vous toute seule. C'est bien dommage. Allez, je vous lèche... euh... je veux dire je vous laisse, bien sûr...

Clarisse Lionnet

Madame a sonné ?

Béatrice Lésineur

Oui, Clarisse. Tu peux raccompagner madame Michu. Elle est ressuscitée une fois de plus.

Clarisse Lionnet

Bien madame. (à Fabienne) Si madame veut bien me suivre...

Fabienne Michu

Surtout pas ! Je vous précède. Je ne supporte plus de vous voir claudiquer devant moi. Ça me donne la nausée. (aux autres, ironique) Au revoir, chers amis. (sortie de Clarisse et Fabienne)

Éric Lamy

Je... je pense que le mieux est que je parte moi aussi. Vous ne pensez pas, Béatrice ?

Béatrice Lésineur

Vos massages me seraient encore plus utiles aujourd'hui que n'importe quel autre jour, mais je ne veux pas vous forcer... puisqu'il semble que je vous dégoûte...

Éric Lamy

Ce n'est pas ça, Béatrice, vous le savez bien... mais votre mari... et mon projet que je lui avais demandé de soutenir...

Béatrice Lésineur

Ah ! Nous y voilà ! Monsieur le masseur se moque bien du confort et du bien-être de ses patientes ! Ce sont ses petits intérêts personnels qui l'intéressent !

Éric Lamy

Pas du tout, Béatrice ! Détrompez-vous. Je suis un professionnel consciencieux. Mais ma conscience professionnelle ne va pas jusqu'à avoir des relations avec mes clientes... surtout quand le mari de la cliente est un homme politique influent...

Arnaud Lésineur

Qui revient, rogue

Tiens ! Il est encore là, le peloteur d'élite !

Éric Lamy

Je partais, monsieur le député, rassurez-vous. Je saluais madame Lésineur et je m’apprêtais à sortir.

Arnaud Lésineur

Eh bien au revoir, monsieur le papouilleur de chaudasses ! Ah ! À propos, votre dossier sur votre maison de l'espoir... eh bien vous pouvez vous le mettre où je pense, monsieur le tritureur de bidoche libidineuse ! Et bien profond ! Et fermez bien la porte en sortant ! (sortie d’Éric)

Béatrice Lésineur

Je serais toi, très cher, je ne le prendrais pas de si haut...

Arnaud Lésineur

Pardon ? Je te surprends en train de te faire peloter et embrasser par le masseur, et je devrais trouver cela normal ? Faire comme si de rien n'était ? Mais c'est que j'ai de l'honneur, moi ! De la rigueur ! Je suis honnête, moi !

Béatrice Lésineur

Toi ? Honnête ? Allons, Arnaud... à d'autres...

Arnaud Lésineur

Euh... enfin... bref. Je t'ai surprise en flagrant délit, non ?

Béatrice Lésineur

Oui... si l'on veut.

Arnaud Lésineur

L'on veut.

Béatrice Lésineur

Mais on pourrait aussi parler de ce dossier... (elle fouille sur le bureau, et prend le dossier de divorce). Tu sais, celui que t'a laissé cette madame Duderche...

Arnaud Lésineur

Parce que tu fouilles dans mes dossiers, maintenant !

Béatrice Lésineur

Bien involontairement, crois-moi. C'est Éric qui voulait me montrer son dossier de maison de l'espoir et qui s'est trompé... mais je ne sais pas qui est le plus trompé dans l'affaire... n'est-ce pas ?

Arnaud Lésineur

Euh... mais je ne vois ce que tu veux dire...

Béatrice Lésineur

Mais si, Arnaud, prends la peine de lire. C'est un contrat avec un avocat pour mettre en place une procédure de divorce à mes torts... mais tu l'avais peut-être lu un peu rapidement sans tout comprendre...

Arnaud Lésineur

Oui, enfin... un vague projet... Et après ?

Béatrice Lésineur

Et après ? Si je montre ce dossier à mon avocat, il va se régaler et tu pourras faire ta valise vite fait bien fait, mon chéri ! Parce que dans ton cas, on dépasse largement l'adultère pour flirter avec l'escroquerie !

Arnaud Lésineur

Escroquerie, escroquerie... tu exagères un peu...

Béatrice Lésineur

Non. Alors voilà ce que nous allons faire. Primo, je déchire ce dossier. Quant à ta Duderche...

Arnaud Lésineur

Dutertre...

Béatrice Lésineur

Duderche ! Quant à cette pouffiasse, que je ne la revoie pas dans mes murs ! C'est compris ?

Arnaud Lésineur

Tes murs, tes murs... c'est aussi chez moi.

Béatrice Lésineur

La maison m'appartient, ne l'oublie pas. De même que la clinique.

Arnaud Lésineur

Soumis

Oui ma biche. Et après le primo ?

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