Chercher la braise sous la cendre
David Charlier
— Lamidel a disparu ! Et le festival débute dans huit jours.
La supplique d’Axelle résonnait dans ma tête depuis son irruption dans le bureau. Impossible d’oublier les yeux de biche de la jeune femme, carrossée comme une Lamborghini. Elle m’offrait un contrat, en pleine période de disette. Axelle Caron, organisatrice du festival Quai du Polar, venait de m’annoncer que leur auteur vedette était introuvable.
— Adressez-vous aux flics, avais-je suggéré. Ils seront plus compétents qu’un détective.
— Ils ne veulent rien savoir. Je n’ai que vous.
A part la perspective alléchante qu’elle n’ait que moi dans sa vie, je savais qu’elle avait raison. Verdict habituel de la police. Un adulte, en pleine possession de ses moyens. Divorcé. Un vrai candidat à la fugue. Un auteur de polars… Moi qui avais choisi ce job pour vivre un polar en live, inspiré par l’image de ces privés américains. En fait, au lieu d’enquêtes haletantes sur des crimes sordides, la plupart de mes missions gravitaient autour d’histoires d’infidélités ou de recherche d’animaux égarés. J’avais accepté le contrat avant même de voir les conditions. Rien que pour effacer le rimmel qui avait coulé sous les yeux d’Axelle, j’aurai attrapé l’assassin de JFK gratuitement.
Pour retrouver Lamidel, j’avais épluché sa vie privée (propre et ennuyeuse au possible), écumé en vain ses lieux favoris, interrogé plusieurs de ses collègues. De Claude Mesplède à Franck Thilliez, en passant par Maxime Chattam ou Maud Tabachnik, tous juraient ne rien savoir. Le temps filait. Il fallait que j’avance.
C’est là que j’ai eu l’idée de lire son dernier bouquin. En grillant clope sur clope, maintenu éveillé par du whisky, sur une nuit. A l’aube, j’ai pu en faire une synthèse. Moins inspiré que les précédents, le style du livre était alourdi par une écriture que je devinais laborieuse. Même son héros récurrent, l’inspecteur Marchal, y semble terne. Mais plus que la forme, c’est le fond qui m’avait intrigué. Le refuge de montagne où se cache le tueur occupe presque le premier rôle, comme si cette cabane de bois prenait vie sur le papier. Décrite par Lamidel dans un luxe de détails, elle m’attirait. La thèse de la fugue se précisait peu à peu et je sentais que je tenais là un élément clé pour la suite.
C’est ainsi que je quittai Lyon, la veille de l’ouverture du festival, pour me présenter en pleine montagne devant ce refuge. Mon cœur s’accéléra quand je vis de la fumée s’échapper de la cheminée, signe que l’endroit était occupé malgré un air délabré. Les vitres crasseuses ne dévoilaient rien des lieux. Je me résolus à frapper à la porte, comme un randonneur en quête d’un peu de chaleur. Et je ne sursautai même pas quand Lamidel en personne ouvrit pour me laisser entrer. Lui-même ne manifesta aucun signe de surprise. Seulement de la lassitude. Il m’invita à m’asseoir dans un fauteuil sans prononcer un mot. Il y avait quelque chose de bizarre dans cette scène. Moi, le détective urbain, face à l’un des meilleurs auteurs de sa génération, dans une cabane de bois perdue en plein milieu des Alpes.
— Vous me cherchiez, attaqua-t-il. Je me doutais qu’on finirait par me retrouver.
— Votre disparition est volontaire.
Les yeux de Lamidel s’embuèrent. Ce qui me mit mal à l’aise.
— Je suis fatigué. Fatigué d’être prisonnier d’un genre. Je voulais écrire des histoires d’amour, des odes dignes d’un esthète. Pas des livres sanglants où les cadavres s’entassent. Depuis vingt ans et la sortie de « Vertige criminel », je suis coincé. Mes éditeurs refusent tout nouveau projet sans policiers ou tueurs implacables.
— Je ne comprends pas… Il suffirait de l’annoncer au public pour que…
— Le public ? me coupa-t-il. Vous n’imaginez pas la pression qu’il me met. Acculé, j’ai pris ma décision il y a quinze jours. J’ai l’intention d’organiser une fausse mort pour refaire ma vie à l’autre bout de la planète, dans l’anonymat.
Un frisson me glaça soudain.
— Si vous me mettez au courant, c’est que vous avez l’intention de me tuer.
Je n’étais même pas armé. Lamidel esquissa un sourire amusé.
— Pas du tout, qu’allez-vous imaginer ? Vous lisez trop de romans, si vous voulez mon avis. Inutile… Qui vous croira quand vous raconterez tout ceci ?
J’étais sous le choc. Le pire étant qu’il avait probablement raison.
— Et Marchal, qu’en faites-vous ?
— Lui ?! Ne m’en parlez pas. Si vous saviez le nombre de fois que j’ai voulu le tuer dans mes livres. Tous refusés… Laissez tomber.
Ne sachant pas ce qui me prenait, je me mis à lui raconter ma vie, mon choix de carrière orienté par ces polars qu’il décriait tant, la passion qui anime les lecteurs, les vocations que ces livres ont suscitées. Pendant deux heures, j’usais de tous les arguments possibles, dans l’espoir de parvenir à le toucher. Mais rien n’y fit.
— Désolé… Je dois vous laisser.
Il se levait déjà pour me raccompagner.
— Si vous changez d’avis, je serai présent pour l’ouverture du festival.
Il ne répondit pas.
Le lendemain soir, en costume de gala, je fonçai droit sur Axelle pour lui annoncer la triste nouvelle. Elle rayonnait et son sourire me chauffa l’estomac aussi sûrement qu’un brasero. Je m’en voulais de briser le charme brutalement.
— Bonsoir. Je viens vous parler de Lamidel…
— Oui, je suis au courant. Vous avez fait un travail exceptionnel !
— Pardon ?
— Il m’a appellé à midi pour me parler de son coup de fatigue, de son besoin d’isolement pour trouver l’inspiration. Il m’a même donné en exclusivité la trame de son prochain roman : Marchal devient détective privé et se lance à la recherche d’un éditeur disparu, par amour du livre. Il m’a dit que vous aviez joué un rôle non négligeable dans…
La suite se perdit dans les applaudissements de la foule quand Lamidel entra sur la scène pour son discours. Abasourdi, je le regardais en oubliant le reste. Nous partagions désormais un secret, celui d’une soirée où j’ai cru voir la passion mourir dans les yeux d’un artiste. Jusqu’à raviver la flamme, depuis quelques braises enfouies sous la cendre.
(texte de participation à un concours de nouvelles organisé l'an dernier, en marge d'un salon polar, et que je voulais un peu décalé)