Chère Gaia

roberto-lapia

Chère Gaia, c'est ton père qui t'écris. Hier nous sommes sortis ensemble, je marchais sur mes pieds, toi aussi, enveloppée dans le porte-bébé bleu que je portais sur les épaules. Un jour, Gaia, tu marcheras toute seule. Je t'ai emmenée à la manifestation républicaine, deux millions de personnes défilaient avec nous. Tu étais probablement la plus jeune de tous : deux mois et demi. Les gens nous observaient, parfois amusés – en raison de ta drôle de posture ou bien à cause de ton petit manteau « mouton » -, parfois indignés, car certains considèrent inapproprié de faire défiler un nouveau-né pour des questions éminemment politiques et sociales. Sache Gaia que je ne porte pas trop attention au jugement d'autrui, et sache aussi que je suis convaincu de ne pas avoir sali ta conscience immaculée en t'emmenant à la marche hier.    

Pourquoi sommes-nous allés à cette manifestation ? Nous y sommes allés, Gaia, pour différentes raisons. Notre ville, la ville où tu as vu le jour, a été attaquée, blessée, vilipendée. Tout cela arriva la semaine dernière. Descendre dans la rue hier c'était une façon de se la réapproprier, de démontrer  que même si nous sommes plus vulnérables qu'auparavant, notre courage et l'attachement aux lieux de notre quotidien n'ont pas diminué, au contraire.

Tu t'es assoupie presque tout de suite, dans l'échange de chaleur qui s'écoulait entre nos corps. Un léger vent frais nous caressait les joues transies, pendant que nous marchions les gens soudain applaudissaient, puis sifflaient, enfin chantaient pour Charlie. Quelques-uns lançaient une Marseillaise. Lentement toutes les tensions cumulées dans la semaine laissaient place à l'émotion et à la beauté de défiler ensemble. Nous avons continué à suivre la foule, quand elle devenait trop dense nous nous déplacions sur le trottoir, ça doit être l'instinct paternel. Nous avons décidé de prendre des rues secondaires pour récupérer le cortège plus en tête. Parce que ce quartier nous le connaissons par cœur, on y marche les yeux fermés. Parce que c'est chez nous. Ces derniers jours beaucoup de gens se sont posés la question : «  Participer ou non ? ». Cela devait être la manifestation des citoyens et comme d'habitude la politique a essayé de se l'approprier.  Pourtant, lors de notre promenade, tout le long des larges artères du XXème arrondissement, nous ne voyions que des gens communs, des personnes animées par des idéaux différents mais par la même nécessité.

À un moment donné tu as commencé à pleurnicher, ensuite les cris se sont faits de plus en plus forts. Tu avais froid, Gaia, ou alors la position de tes petites jambes n'était pas confortable. De fait, nous nous sommes acheminés vers la maison pendant que le cortège continuait à chanter et à s'entrainer de façon discontinue et désorganisée, mais en toute spontanéité. Je ne cache pas qu'il y a eu des moments où j'aurais voulu pleurer librement, mais je suis trop pudique pour exhiber ce genre d'émotion en public. J'ai pleuré en moi, j'ai pleuré de la terreur de la beauté et de la beauté de la terreur, une des peu de choses capables de nous unifier.  

Je voulais te transmettre à ma façon, Gaia, ces valeurs qui m'appartiennent et pour lesquelles je pense que la vie vaut la peine d'être vécue. Après tu te feras ton idée à toi du monde, tu suivras tes chemins en pleine liberté. Mais au moins tu sauras clairement d'où tu viens, je considère cela fondamental. Tu me regardes avec tes yeux grands ouverts, je ne sais pas si tu penses que je suis un crétin, un père ennuyeux ou un port  d'amour et de certitudes. Je préfère penser que tu es en train de me demander « Oui mais, enfin, quelles sont ces valeurs ? ».

C'est difficile de les énumérer ainsi, Gaia. C'est un parfait mélange de l'éducation que j'ai reçue par mes parents, du parcours de formation qui a fait d'un jeune garçon un homme mûr, des rencontres et des altercations, de l'influence des amis proches, des lectures et des voyages, des longues nuits passées dans les bars à papoter avec de merveilleux inconnus. Parce que quoi que l'on dit, les bars sont des écoles de vie, surtout dans cette ville si petite et en même temps si immensément infinie.  

Les valeurs, donc. Il y a l'égalité, la liberté individuelle, le respect de l'autre, il y a la beauté et le droit inaliénable à la dérision. Des concepts énormes, qui peuvent sembler banals. Pas pour moi. Ce que je voudrais te transmettre fondamentalement c'est que chacun, et fais bien attention Gaia, je dis « chacun », doit avoir le droit de vivre dignement. C'est si simple comme concept. Pourtant, comme beaucoup le disent « les choses les plus simples sont souvent les plus difficiles ». C'est pour cela que je vis constamment dans un paradoxe de fond : théoriquement je plaide pour un idéal, mais dans la pratique  je ne le respecte pas toujours. Peut-être qu'un jour tu pourras résoudre ce dilemme, peut-être pas. Mais il me semble d'une importance vitale de t'en parler, d'en discuter ensemble. 

Entre temps hier nous avons récupéré un peu de nous-mêmes, nous nous sommes sentis vivants, cela arrive à chaque fois que la mort nous effleure avec sa charge d'horreur. Et à cette horreur on ne devrait jamais s'habituer, Gaia, même si cela nous arrive de plus en plus souvent. Dans un cahier où je gribouillais l'année dernière j'avais noté la phrase d'un écrivain chilien, tirée d'un bouquin qui parlait de dictature, de torture et d'habitude. J'aimerais bien te la lire, Gaia, après tu en feras ce que tu en veux : « Pourquoi cette nuit un des invités trouva ce malheureux ?  La réponse était simple : parce que l'habitude relâche chaque précaution, parce que la coutume atténue chaque horreur ».

La semaine dernière nous avons été secoués par l'horreur perpétrée sous nos yeux. Jusqu'à ce que l'horreur ne devienne pas nôtre nous ne nous rendons même pas compte qu'elle existe. Il suffirait pourtant d'ouvrir les yeux, de regarder au-delà de notre jardin, là où l'herbe n'est pas seulement plus verte, mais là où elle ne pousse même pas.  L'autre jour les tirs étaient en bas de chez nous et moi j'étais loin. J'ai eu peur, j'ai eu une peur terrible, pour toi et pour ta maman, ma compagne de vie. C'était un sentiment d'une impuissance bouleversante. Parce que vous êtes ma vie. C'est aussi pour cela qu'hier nous avons marché ensemble, moi sur mes pieds, toi aussi, enveloppée dans ton porte-bébé bleu. Pour tous ceux qui meurent, chaque jour, partout dans le monde, dans l'indifférence générale.

Aujourd'hui j'ai un doute qui m'assaille : quel monde va-t-on te laisser, Gaia ?

Avec amour,

Ton père.

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