Chez Michel

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« Chez Michel » était un café insignifiant, un rade vulgaire, un bouge infâme.
Mais LE bistrot du quartier du Mont de terre à Fives possédait une qualité immense à mes yeux; C'était un des rares endroits où l'on pouvait lire gratuitement le journal satirique et l'hebdomadaire irresponsable paraissant tout deux le mercredi, ainsi que celui d'actualité, indépendant et engagé du jeudi. On y trouvait en plus de l'Heurovélo quasiment toute la presse indépendante et sans publicité. L'étudiant en architecture que je suis y avait pris ses habitudes en s'offrant chaque fin de semaine un martini avec une olive en compagnie de ces bonnes lectures. Ce rituel hebdomadaire était régulièrement accompagné d'une discussion sans fin avec les habitués des lieux, chacun ayant sa recette pour faire cesser la pollution, les encombrements ou les problèmes de stationnement engendrés par la circulation automobile.
    La patron de ce repaire néo-révolutionnaire était un homme sans âge, à la peau parcheminée comme le Jack Crabb de "Little Big Man" & que les clients appelait "M'sieur O". Il trônait derrière son comptoir, assis sur un tabouret qu'il ne quittait que pour s'installer dans l'arrière salle qui avait due être sous Pompidou ou Mac Mahon un PMU, une pièce de réunion ou de banquet ou bien encore  le siège de quelconques assemblées générales d'associations philanthropiques.
    Lorsqu'il s'y éclipsait ainsi pour aller dans cette pièce, notre homme était immanquablement accompagné d'un homme semblant porter toute la misère du monde sur ses épaules, d'une femme de noir vétue qui semblait avoir eu un pétrolier échoué sur ses chaussures. D'autres fois, c'était un minot claudiquant, une gamine dotée d'un strabisme, un nourrisson hurlant à en perdre le souffle ou un labrador respirant comme Vador. Toutes et tous en ressortaient immanquablement souriants et détendus. Intrigué par ce manège de marabout'd'ficelle, je me risquais un jour à interroger mes compagnons de refonte du monde.
    J'avais été chargé par Patrick Fabre, le Président du conseil de quartier dans le cadre de mon stage de 1ère année, d'une étude sur la stèle dressée sur le parking de FCB. Cette sculpture, en forme de roue de vélo symbolisant l'unité des résistants de l'usine lors de la 2nde guerre mondiale devait être déplacé à l'occasion des travaux de requalification de cette friche urbaine pour en faire un éco-quartier dont l'artère principale passerait pile-poil sur la statue. Sauf que les anciens du quartier, dressés vent debout contre ce projet de transfert soutenaient mordicus que s'y trouvaient dessous, les cendres des résistants en question morts en déportation. Sauf que Patrick Fabre, un grand démocrate participatif comme il se définissait lui-même lors de ses grandes diatribes en faveur des transports doux, en était à son dernier mandat après 30 ans de règne sur sa baronnie et qu'il ne voulait pas laisser ternir sa retraite par ce véritable "bâton merdeux". J'étais là pour "apaiser le dialogue" m'avait-il dit.
    M'sieur O était, pour les habitants du coin, une sorte de rebouteux à la fois confesseur et psychologue. D'après certains usagers de cette office, il avait soigné et guéri maintes et maintes affections les plus diverses. Du furoncle aux TOC en passant par les peines amoureuses ou les problèmes d'argent, cet homme doté d'un pouvoir "magique" passait pour un demi-dieu vivant qui résolvait tout les problèmes. D'autant que les interrogés insistaient sur un point ; M'sieur O ne se faisait jamais payer. Pas d'argent, pas d'avantages en nature et encore moins de faveurs ou autres. Le peu de fois où je l'avais vu quitter son antre, notre homme se déplaçait uniquement à bicyclette. Une bicyclette, que dis-je ! Une antique bécane dotée de sacoches en cuir qui avaient du faire la guerre 14. Le vélo devait dater lui de Mathusalem ou de l'invention de la roue ! Le cartésien que j'étais se devait de confondre ce qui ne pouvait être qu'un imposteur, je décidais donc de feindre une maladie et de solliciter un rendez-vous pour le lendemain avec M'sieur O.
    Dès mon entrée dans la fameuse pièce du fond, le personnage me dévisagea des pieds à la tête. Puis semblant me humer les yeux mi-clos
- Je sais pourquoi vous êtes là me dit-il
- Vous avez déjà trouvé de quoi je souffre sans même me demander les symptômes répondit-je interloqué.
- A part un léger surpoids à cause des olives, de l'alcool et du manque d'exercice, vous êtes en pleine forme. Vous êtes juste venu rencontrer, tel un Sherlock Holmes de supermarché afin de résoudre l'énigme que je suis pour vous. Mais pour ces gens que je guéris, rien ne semble bizarre. Peut-être suis-je fondu dans le décor tellement ils me font confiance. Ou alors, c'est juste le quartier qui veut cela. Saviez-vous qu'il a été construit sur un cimetière celte ? Non, vous ne le saviez pas. A l'école, on n'apprend que du rationnel. Pas à lire entre les lignes ou avec le cœur.
- Qui êtes-vous vraiment risquais-je
- Peu importe mon nom. Je suis né chemin des huiles en 1912 à l'aube de la grande guerre. J'ai grandi à l'ombre de l'usine de Fives où mes parents travaillaient. Ils voulaient pour moi un avenir meilleur que leur existence de sueur et de larmes et  m'ont envoyé à l'école puis à la fac pour y suivre des études. Je suis devenu médecin. Mais ce quartier m'appelait. Je m'y suis donc installé en 1939. A l'époque déjà, je faisais mes consultations à domicile en vélo. Celui-là même que j'utilise encore les rares fois où je suis appelé au chevet d'un mourant. Le médecin des pauvres comme me surnommaient mes confrères qui préféraient se déplacer en voiture. Puis la guerre nous a saisi. Très vite, j'ai intégré le réseau du capitaine Michel, un anglais qui avait été parachuté afin de mener des actions de sabotages de l'usine ou des voies ferrées. Nous avons fait sauter le pont de Fives ainsi que bon nombre de machines retardant ainsi les convois militaires. Une fois, nous avons même subtilisé la paye des employés au nez et à la barbe de l'occupant afin de financer nos activités. Nos missions et nos déplacements se faisaient de nuit à vélo. Un  soir alors que nous allions à une réunion à Baisieux car à cette époque les distances nous semblaient moi longues, trois d'entre nous ont été capturés par une patrouille. C'est sous la torture et les coups que deux de mes condisciples ont péris.
- Et vous ? le relançais-je après un long instant de silence pesant.
- Les nazis ont obtenu les noms des membres du réseau. Tous ont été arrêtes. Après interrogatoire à Loos, nous avons été envoyés en camps de concentration. Mes amis y sont morts. A la libération par les américains, étant le seul rescapé, j'ai ramené un peu de mes compagnons dans une petite boite en fer que j'ai enfoui lorsque la stèle a été dressée à leur mémoire. Cette sculpture a été fabriquée à partir d'éléments de l'église partiellement détruite.
- Ce que racontent les anciens est donc vrai rajoutais-je
Mon interlocuteur continua son étrange confession
- Après la guerre, le quartier était à reconstruire. Les bombardements des alliés avaient laissé des traces dans le paysage et surtout dans les corps et les cœurs. J'ai repris mon métier dans ce modeste café que j'ai acheté. J'ai enfourché mon vieux vélo, bien plus pratique et rapide que la voiture qui commençait à envahir les rues de la cité pour assurer mes consultations à domicile. Puis avec le temps, la plupart de celles-ci se sont faites dans ce café.
- Pourquoi vous ne vous êtes jamais fait payer ? le questionnais-je profitant d'une pause.
- Il fallait que je me rachète. Rappelez-vous, le cercle de la statue est brisé. C'est moi qui ait donné sous la torture, les noms du réseau Michel.
    Quelques jours après cet entretien, j'ai rendu mon rapport à Patrick Fabre. Il en fera ce qu'il voudra. La stèle ne doit pas être bougée. J'y suggère de faire un joli-rond point comme nos politiques les affectionnent. A bicyclette, on pourra la contourner facilement. De plus le vélo, c'est bon pour la ville, la planète et ma santé comme me l'avais rappelé M'sieur O à la fin de sa consultation.


Patrick Eillum
Lille-Val de Durance
Juillet-Août 2013

  • Depuis longtemps, j'avais envie d'écrire une nouvelle autour de la résistance durant la seconde guerre mondiale. Malgré le thème imposé (le vélo et la santé) qui m'a laissé « sec » durant quelques jours, petit à petit s'est nouée cette histoire de médecin en l'entremêlant avec des péripéties bien actuelles du quartier. « Chez Michel » en est le résultat.

    · Il y a environ 11 ans ·
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