Christkindle 1918
peter-oroy
Oh… il y a fort longtemps… Des soleils sont venus pour disparaître ensuite… Des neiges sont tombées et ont fondu depuis ! Oh oui… il y a fort longtemps. Les champs ont donnés le meilleur d'eux-mêmes, fertilisés inlassablement par le sillon des hommes. Des arbres ont poussés, les buissons ont repris possession des collines, enfouissant sous les feuilles les souvenirs des peuples meurtris.
Les hommes eux n'ont pas changé.
Et pourtant ce Novembre là avait quelque chose de particulier, d'inhabituel. L'allégresse était présente dans les rues et en même temps on s'interdisait de se réjouir. Les gens semblaient différents. Il y en a même qui se risquaient à ne pas parler l'allemand ! Si, si ! Hansli l'avait remarqué en revenant de la communale un soir de neige dans les rues du village de Betschdorf. Ils avaient joué aux boules de neige avec les compères de l'école, puis la nuit les avait surpris. Des soldats qui passaient en faisant claquer leurs bottes leur avaient même fait peur en disant en allemand que Hans Trapp[1] allait les fourrer dans son sac au soir du 24.
Ah !, le Hans Trapp ! La terreur des enfants. Celui qui s'invite subrepticement au moment de l'avent. Il porte des chaînes et des grelots. Il est habillé de fourrures puantes et porte des sabots aux pieds. Et ce monstre fait encore plus de bruit en raclant ses godillots sur le sol. Il vient dans les maisons et se fait réciter des poèmes ou des prières. Gare à ceux qui ne s'exécutent pas ! Il distribue alors une volée de bois sec sur les fesses des récalcitrants. On lui préfère bien-sûr le Christkindel qui est bienveillant et récompense les enfants sages de bonbons et de friandises.
Ce Hans Trapp, on l'associait souvent à l'occupant, ce vert de gris méchant et qui fait peur ! On l'injuriait parfois en alsacien, souvent en allemand. On en avait peur, petits et grands.
Ils avaient juré contre les soldats en maugréant à voix basse en langue française, ce qui était pourtant interdit, mais qui pour ces gamins représentait un suprême défi contre « Le Fridolin » comme disaient les parents entre eux.
Le Bürgermeister[2] qui passait par-là les avait aussi sermonnés et enjoints de regagner leurs domiciles avant la nuit noire. Alors ils avaient couru à en perdre haleine.
En passant devant la maison de l'instituteur de souche allemande Joseph Gans, soupçonné d'avoir dénoncé des Alsaciens, ils avaient ramassé du crottin de cheval qu'ils avaient roulé dans du vieux papier et allumé devant sa porte.
Cachés derrière un tas de vieux bois de chauffe, ils avaient guetté la réaction du maître d'école qui, voyant la fumée, s'était rué sur le feu en le martelant des pieds pour l'éteindre. La suite fit fuir les garnements qui pouffaient de rire. Pas vu pas pris ! Ils se mirent alors à chanter à tue-tête :
« D'r Seppala mìt der Giga, D'r Seppala mìt der Bàss, D'r Seppala hàt ìn d Hosa gschìssa, Seppala wàs ìsch dàs!“ . En français: Joseph avec le violon, Joseph à la basse, Joseph a chié dans le pantalon, Joseph qu'est-ce que c'est que ça?
Il avait juré et était bien vite rentré chez lui. Il savait que ses jours en Alsace étaient comptés et que les Alsaciens ne lui pardonneraient rien.
Ils avaient jeté des cailloux dans les volets de l'épicier Karl Fröbe, lui aussi originaire de Rastatt. Puis ils avaient détalé comme des lapins en contenant des rires rageurs de vengeance contre l'occupant. « A Bosch isch a Bosch un blibt a Bosch ». Un Boche est un Boche et reste un Boche, s'égosillèrent-ils en fuyant.
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Hansli habitait une vieille maison à colombages sise à la rue de Kühlendorf. Lorsqu'il poussa la porte une douce odeur de Bredele[3] que sa maman préparait déjà pour la Noël vint lui chatouiller les narines.
Hansli, après avoir embrassé sa maman qui lui frotta les joues rougies par le froid du dehors, se réfugia derrière le grand sapin qui décorait la Stube[4]. Dans l'âtre crépitait un joyeux feu de bois de sapins tués par la mitraille de ces dernières années. Parfois une munition perdue, cachée dans les branches, un « Blindgänger[5] », éclatait sous la morsure du feu. (Les mitrailleuses envoyaient un chapelet de projectiles dont certains n'étaient pas percutés et détonaient sous l'effet de la chaleur). Quand cela arrivait, les enfants s'exclamaient en riant : « Encore un pet de Fridolin ! »
Cette année là, avec une ferveur toute patriotique et une déraisonnable envie de fêter la liberté proche, on avait déjà installé un grand sapin tout biscornu, agrémenté de pommes séchées, de boules scintillantes, de rubans, de poupées de carton et des Lekerle[6] que Grossi [7] Martha avait préparés pour la traditionnelle fête de Noël. On avait même osé y pendre une cocarde tricolore que l'on enlevait prestement à l'arrivée d'une personne dans la maison.
Des rumeurs propageaient un espoir fou de victoire pour la France. L'Alsace pourrait même être libérée du joug Teuton. 48 ans que Grossi Martha attendait cela !
On disait qu'à Strasbourg on vendait des cocardes tricolores, même dans les magasins allemands. La presse de Charles Spindler se faisait l'écho du désarroi des Allemands immigrés. Le 8 novembre, le journal l'Elsässer avait proclamé l'attachement de l'Alsace à la France. Il était maintenant clair pour la population que l'Allemagne avait perdu la guerre. Ce qui représentait pour les Alsaciens une double victoire car, occupée depuis 1870 la terre de Hansi était encore considérée par l'armée allemande comme un pays ennemi, mais absorbé et annexé.
On se réjouissait de devenir Français. Le gouvernement Allemand avait auparavant tenté une dernière chance, mais hélas pour ses défenseurs, trop tardive : octroyer à l'Alsace qui l'attendait depuis si longtemps et ne l'a jamais obtenue, l'autonomie et l'assimilation aux autres Länder allemands. L'Elsässer-Bund jouait à fond la carte de l'anti-germanisme. La république Alsacienne fut proclamée. Trop tard ! Des conseils d'ouvriers et de soldat Les « Soldaten und Arbeiterräte », de couleurs marxistes virent le jour.
Un conseil national « Nationalrat » avait été formé auquel se rallia une majorité de la population. La « République d'Alsace-Lorraine » avait été proclamée.
On ne savait plus vraiment qui gouvernait.
Beaucoup se réjouissaient de manière ostentatoire, d'autres ruminaient en silence et pleuraient la défaite de l'Allemagne.
Les Alsaciens jubilent, les Allemands sont atterrés. L'aversion contre les Allemands était le fruit du comportement dédaigneux de cette gouvernance qui pourtant au départ fut plutôt bien accueillie.
Beaucoup se préparèrent à partir. Mais déménager vers le « Heimatland[8] » coute extrêmement cher. D'autres essayent de baragouiner des mots d'Alsaciens croyant créer l'illusion. Certains tentaient même de se découvrir des origines alsaciennes. Ou bien même, on épousait une vieille Alsacienne pour acquérir un pathétique semblant de nationalité.
En octobre l'Allemagne avait tenté une dernière manœuvre en voulant enfin octroyer à l'Alsace son autonomie et l'égalité de statut d'Etat Allemand à part entière. Mais il était trop tard ! Ludendorff avait définitivement perdu la partie.
Les enfants jouaient sur le vieux canapé recouvert de Kelch[9] en se réjouissant de pouvoir, comme avant la guerre, au soir du 5 décembre déposer les bottes devant la porte pour les retrouver le lendemain, garnies de friandises et d'un Männele[10] tout chaud.
Il y a déjà bien longtemps que l'on n'entendait plus la mitraille du côté d'Ingolsheim. L'Alsace renaissait.
Et puis ce jour du 11 novembre toutes les cloches se mirent à sonner. L'armistice était enfin proclamé. Le français devint sans transition, langue nationale. On se le disait en alsacien dans les foyers.
Les soldats allemands quittèrent l'Alsace du 11 au 17 novembre. Le 21 novembre le drapeau tricolore flottait partout dans les rues du bourg.
« Mer si frei, das wär überstande ». Nous sommes libres, voilà une bonne chose de faite !, marmonna la vieille Martha.
A scheni Wihnàchte un a güeti Rutsch ins Nejes Johr.
Joyeux Noël et bonne année.
© Peter O'Roy 10.12.2015