Chronique du râleuse muette II
Cléa Mosaïque
Il y en a plein qu'elle ne voyait pas, et beaucoup encore qu'elle ne voulait pas rencontrer, indifférente à leurs chemins. C'était sans doute le pire.
Une femme criait. Elle était là juste devant, à deux mètres. Elle criait puis reprenait son cirque plus modéré avec ses voies à l'intérieur, animées par une profonde colère. Moby lui, chantait sa rage. Elle ne voyait alors que sa peau noire bouger d'avant en arrière, faisant bondir son corps élégant pour se rassoir aussi vite. Ses petits yeux noirs vissés droit devant, comme plantés dans un décor qu'ils auraient détruit de toute pièce s'ils en avaient eu le pouvoir.
Autour, dans la réalité qui vrombissait vers le prochain arrêt, les provisoires retenus du wagon dissimulaient leur mal aise en parant leurs visages de sévérité.
« Ah la pauvre dame, elle est perdue ! », devaient-ils surement se dire.
Elle ne l'entendait pas et devinait seulement ses mots haineux contre la terre entière.
D'un petit sourire, elle était la seule à la regarder sans avoir peur, étant visiblement la plus audacieuse, ou la plus déraisonnée de prendre cette inconnue pour créature crédible.
On ne s'attarde pas ici.
Une femme sur un banc froid. Une mitraillette juste en face d'elle. A deux centimètres. De ses rondes cuisses, on devinait la peine soulager de s'assoir qui avait été troublée par ces trois uniformes.
A ses pieds, la fautive cigarette.
Il y en a plein comme eux, qu'elle voyait de ses yeux silencieux, puis beaucoup encore qu'elle ne voulait pas rencontrer, indifférente à leurs chemins. C'était sans doute ça le pire. L'indifférence. Et le plus honnête.
Sur les bancs accoudés à la sortie, son corps vif trouvait refuge, toujours prête malgré tout à déguerpir. Elle s'efforçait à fuir le danger, le rendant respirable au gré des musiques qui, une à une, défilent à l'intérieur. Les notes s'accumulent le long de ses parois jusqu'à les rendre inatteignables, douces et brillantes comme une coque en fer blanc. Elle y croyait. La consigne qui ne dit rien était simple : ne plus se laisser déstabiliser par les mauvais regards, mais attendrir plutôt par les sourires entre deux frères là, en face. Pleines dents et humour privé, dans ce public témoin comme voleur. Et puis il y avait ces délicates secondes. Surgissait du fond de ses yeux une douceur plissée, bousculée par le souvenir. Ces précieux instants qui faisaient disparaitre tout autour ; les visages entassés, les beautés et les corps en attente. A leurs tours, ses légers plis vifs et habités étaient sans doute visibles. Comment passer à côté sans les voir ? Par bienveillance ou orgueil, ils les auraient volé.
Mais qu'est ce que tu racontes au juste ? Ouvre les yeux, secoue tes illusions et range les au même sous sol que des idéaux. Elle passait elle aussi, voilà tout, se mêlant aux flux tendus des passants, morcelés par ceux qui sans se voir et par mégarde, se rentrent dedans. C'est tout. Il n'y avait rien de magique, rien de cacher, de poussiéreux à déterrer, pas de feu oublié au fond d'une forêt, le bois est mouillé. Rien de joliment lucide à infiltrer dans ces cerveaux concentrés et rempli de priorités, aucune saveur à humer, l'ennui occupant tous les fuseaux, aucune inspiration possible, la peur et la peine pourrissant au fond de leur abimes lustrés aux paillettes. Regardez-les avec amour et amitié, c'est gratuit et possible : ils sont si beaux comme ça, dans leurs allures d'humain robotique heureux.
Et soudain il y a eu cette vague, ces tiges de corps qui frappaient le sol d'un pas mal réveillé mais déterminé. Dans l'air flottaient leurs murmures, on sentait grésiller à l'unisson leurs complots, comme des plans pour l'avenir un peu plus ambitieux les uns que les autres. C'était un souffle entrainant. Le premier d'une journée moins pénible. Plus tard, quand la fatigue se niche aux murs du corps, il apparait encore possible d'ouvrir les yeux. C'était comme évident dans cet espace de lucidité : certains feignaient mal de connaitre leur route, s'arrêtant net pour interrogés les panneaux, et en face d'eux les muets qui les regardent s'égarer sans rien oser dire.
Les tiges qu'étaient nos corps, biscornues et rondes, allaient et venaient dans ces boites métalliques avec pour seule limite, une dose de politesse parfois pas plus grande qu'un sac de billes. Tout le monde le savait, que cet endroit labyrinthique faisaient s'évaporer les bonnes manières, les oreilles bouchées, les regards aux aguets et sévères ou abstraits.
Ceux qui se pavanent, qui magouillant, qui mâchouillent, qui marmonnent, les absorbés par les petits trous de verre qui gerbent des paroles dans tous les langues, tels des puits transparents où la curiosité piquent des têtes à tout moment de la journée. Pause.
Un inlassablement fourmillement, voilà ce que l'on créait sous terre. On arpentait sans relâche des sillons avec de petites bousculades et œillades, grouillant et brouillant les pistes avec une rapide cadence. Les coulées de béton piétinées entrecoupent les marches qui se creusent pendant que les trajectoires, devenues quotidiennes pour les discrets fidèles, dans une frénésie à devenir fou, écartaient d'un coup d'épaule les novices fraichement débarqués.
C'était à peine croyable. Une vraie scène de film, sans répétition, se déroulait là sur ce siège délavé.
Cette femme tenait en ses mains ridées et squelettiques des photos sur papier brillant. Le dos était un peu usé, et ses yeux un peu gonflés de rouge et de bleu. Rivés dessus, elle les parcourait avec une lenteur paisible; s'en nourrissait-elle en cachette? En tirait-elle le beau souvenir et les visages qu'elle aimait ? Elle en fit au moins trois fois le tour, scrupuleusement. Le train vrombissait comme à son habitude pendant que tranquillement, tout son corps débordant des œuvres peu flatteuses du temps, allait paisiblement vers sa destination. Encapuchonnée, elle enfila d'une douce gestuelle des lunettes carrées transparentes, rangeant au préalable les photos dans son petit sac à main noir. Les lunettes d'une femme la cachent en partie et lui permettent de voir précisément les contours, mais elle reflètent aussi toute l'élégance et le gout qui ne se voient plus dans l'élastique de sa chair. C'est alors fière qu'elle croisa les bras sur sa poitrine, sereine et attendant sa station, comme soulagée par l'essentiel.
Le rire était le remède à la souffrance. Elle se le répétait, pour laisser place au soulagement face à tous ces visages. Et voir des jolies histoires. Mais vraiment, à quel moment la patience étouffe l'énervement ?
Il n'y avait encore train à quai.