Chronique d'un matin ordinaire

Jo Todaro

J'habite à Nancy. Pas une ville riche, pas une ville pauvre, juste une ville comme il en existe toute une chiée en France. Je sors ce matin pour aller à la boulangerie. Le soleil m'accueille. Il n'est pas d'une franchise exceptionnelle, comme s'il avait des trucs à se reprocher, mais par rapport à toute la flotte de ces derniers jours, il y a déjà un net progrès. Ça caille ! J'aime pas le matin avec sa putain de prétention qui nous arrache quotidiennement à nos rêves. Je marche le long du trottoir, protégé par une écharpe noire enroulée autour de mon cou. J'aime pas le froid non plus. Je croise une petite vieille. Je l'ai déjà vue plusieurs fois, elle habite pas loin. Je lui glisse « Bonjour Madame ». J'aime bien être poli. Elle me répond « Bonjour ». Elle ne dit pas « Monsieur ». Pas grave. Elle ne doit pas aimer le froid non plus. Elle porte un bonnet bleu clair, un épais manteau brun et une paire de godasses brunes énormes, du style chaussures de randonnée. J'aime pas le brun. Elle part pour un trek ou quoi ? Elle ne va quand même pas tenter l'ascension de l'Everest à Nancy la petite vieille. Je continue à marcher et j'arrive devant la boulangerie. Je pousse la porte. Personne au comptoir mais le carillon qui a retenti invite la boulangère à se présenter au comptoir. Je lui dis « Bonjour Madame », j'aime bien être poli. Elle me répond comme une boulangère « Bonjour, il fait plus froid ce matin mais c'est mieux que la pluie. Vous allez bien ? Et Arno, il va bien ? ». Arno, c'est mon fils. C'est classe comme prénom Arno, à la fois teinté d'une élégance classique et en même temps d'une modernité un peu décalée. Et puis ça finit par no, comme un refus de la fatalité et du conformisme. Je demande une baguette en précisant « s'il vous plaît », j'aime bien être poli. La boulangère me sert tout en continuant à me servir ses sermons de boulangère. Elle parle encore du temps, de la neige annoncée, du printemps qui ne devrait plus tarder. C'est bon, j'suis pas débile, je sais qu'après février, il y a mars et puis avril. Elle ne sait pas que j'aime pas le matin. Elle veut juste être gentille. Comme une boulangère. Sa fille se pointe. Elle doit avoir huit ans, ou dix, ou douze. J'en sais rien. Elle me regarde et me sourit. Elle est déjà gentille comme une boulangère. Je me sens obligé de dire quelque chose, n'importe quoi. « Et alors, t'es pas à l'école ? ». J'ai trouvé que ça. A vrai dire, je m'en fous qu'elle soit ou pas à l'école. J'imagine que si elle est là, c'est que ses parents ont une bonne raison de la garder à la boulangerie. La boulangère me répond « elle est malade ». Et la voilà repartie avec ses conneries, la pluie, le froid, l'humidité, l'hiver interminable. Putain, je vais pas arriver à me sortir de ce piège. On se croirait chez le coiffeur. Elle me donne enfin ma baguette, je dépose une pièce sur le comptoir, elle me rend dix centimes. Je m'en vais en disant « merci, au revoir madame et au revoir mademoiselle. Bonne journée ». J'aime bien être poli. Me revoilà sur le trottoir. Je m'allume une clope. Je fume pas chez moi. Toujours dehors. Je marche lentement en fumant et j'aperçois la petite vieille de tout à l'heure qui a changé de trottoir. Elle s'approche d'un tas de cartons empilés à côté d'une poubelle. Je m'arrête et je l'observe. Elle fouille les cartons un à un. Elle en ressort un truc qui ressemble à un peignoir de bain couleur rose ou orange ou saumon, je sais pas trop. Je suis nul dans les couleurs. Je m'habille toujours en noir. Elle laisse pendre ce truc devant elle, il est quinze fois trop grand. On pourrait y mettre au moins trois petites vieilles. Elle le replie et le glisse dans un petit chariot qu'elle traine derrière elle. Pas un caddie de clochard, hein, mais le genre de chariot que les petites vieilles ont quand elles vont au marché, avec un décor écossais. Je me suis toujours demandé pourquoi ces charrettes avaient toutes un décor écossais. Peut-être qu'en Ecosse, tout le monde se trimbale en tirant une cagette à roulettes. Je sais pas. La petite vieille me fait penser à Highlander. C'est Connor MacLeod qui traine sa charrette. Ça me fait marrer. Je continue à l'observer et elle sort un bonnet gris d'un autre carton. De là où je suis, il a l'air pourri le bonnet. Elle le glisse dans son chariot. Elle ouvre alors les poubelles et en ressort une cagette. On dirait des fruits. Il y a une petite épicerie juste en face de chez moi, tenue par un petit mec tout timide. Il balance régulièrement les trucs qu'il ne pourra pas vendre. La vieille écossaise récupère deux pommes, deux poivrons et, je crois, un concombre, ou une courgette. Elle fouille encore et encore. Je l'observe toujours. Elle ne m'a pas vu. De toute façon, elle n'en a rien à foutre que je sois là ou pas. J'imagine que quand tu fais les poubelles, tout ce qui t'entoure, tu t'en balances. Elle récupère une boîte de conserve et un truc qui ressemble à un déodorant, ou un désodorisant, je sais pas. Elle referme les poubelles et remet les cartons en place. Je jette ma clope et traverse la rue. J'arrive près d'elle. Je sais pas trop quoi dire alors je me contente de « je peux vous aider Madame, vous avez un problème… » C'est pas facile, on sait jamais comment on sera reçu dans ces cas là. Elle me répond toute tranquille « non, ça va, vous savez les gens jettent tout ». Et puis elle me regarde, elle me fixe et pour la première fois je vois ses yeux derrière son bonnet, son manteau et ses godasses. Des grands yeux verts, des yeux qui vous font comprendre en une seconde ce que les mots n'ont jamais réussi à traduire. Elle a des yeux magnifiques. Elle a dû être vachement belle. Elle est belle ! Je vois sa bouche qui s'entrouvre, comme au ralenti, ses dents sont encore blanches. « Ça vous gêne de me voir fouiller dans les poubelles ? » Putain, je suis paralysé, je me sens me décomposer sur place. Je fais un mètre quatre-vingt-trois, elle doit mesurer un mètre soixante et je suis face à elle comme un crétin de gosse qui aurait fait une connerie. C'est bien beau de vouloir faire le mec bien, de vouloir jouer au cowboy mais une fois qu'on a les deux mains dans la merde, il faut pouvoir s'en sortir. Je sais pas quoi dire. Finis les discours de boulangère. Tout cela ne dure qu'une seconde mais j'ai l'impression d'être planté comme un con devant elle depuis deux heures. Je lui réponds doucement « ça ne me gêne pas, ça m'attriste ». « Il ne faut pas jeune homme ». Je souris. Elle a dit jeune homme et dans jeune homme, il y a jeune. Elle poursuit « je suis en retraite et vous savez, ce n'est pas facile ». Non, je sais pas. Je pensais que quand on avait passé sa vie à bosser, on pouvait profiter tranquillement, juste histoire de mourir reposé. Enfin, un truc comme ça. Je pensais être un mec qui avait un peu de cervelle, un peu de répartie mais je reste muet. Elle m'a scotché la petite vieille. J'hésite mais j'ose finalement un « vous voulez du pain ? » en lui tendant ma baguette. « Non merci, mais vous êtes gentil jeune homme. Je vais rentrer, mon mari m'attend. Bonne journée jeune homme et au plaisir ». J'adore ces formules de politesse d'un autre temps. Je fais une dernière tentative « bonne journée madame et si vous changez d'avis pour le pain… ». « Merci, je vous assure ». Cette dernière phrase de la petite vieille met fin à notre conversation. Je m'allume une autre clope en la regardant s'éloigner. Je marche au ralenti, je suis devant chez moi. Je la regarde toujours, elle s'est arrêtée devant une porte à cinquante, soixante, ou quatre-vingt mètres. J'en sais rien. Elle plonge la main dans une poche de son manteau, la ressort et ouvre la porte. Elle disparaît dans l'entrée. Bonne journée madame. J'aime bien être poli. Mais merde, on est en France, pas dans un pays au PIB négatif, on peut quand même pas bouffer dans les poubelles ! Tout ça avait pourtant bien commencé avec le soleil. Mais cette petite vieille vient de me flinguer ma journée, juste parce que le système lui a flingué la sienne. Encore une journée de merde. J'aime pas le matin !

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