Chronique familiale
aile68
Prendre un train, un chemin, faire les choses à part égale entre deux frères, deux cousins, réunir les hommes de la famille autour d'une table pour une concertation extraordinaire, une cellule de crise. Ne pas déranger surtout, les femmes n'ont pas leur place dans ce genre de réunion. Leur futur c'est un mari et une dot, trois filles, ça vous ruine une famille, une maison. La mère leur a constitué un trousseau depuis leur plus jeune âge, mais la dernière ne veut pas se marier, appelons-la Sara. Elle préfère continuer à balayer la cour et l'écurie, à coudre pour les gens du pays. Elle fait son pain elle-même, elle a l'esprit communautaire, un jour elle se présentera comme maire, vous verrez. Faut-il avoir un grand diplôme pour cela? Elle connaît l'esprit du pays, son grand-père lui a appris toute petite en allant au jardin, il lui confiait la clef du portail, lui racontait des histoires d'arbres et de pruniers devant la maison. Une maison qui a plus de cent, il va bientôt falloir en prendre une autre, le toit est sérieusement abîmé, les murs s'effritent au soleil, ce n'est pas un bon endroit pour la mule et les brebis. La famille vit encore avec des objets d'autrefois déposés dans l'écurie, des jarres, un joug, un vieux fer à repasser. On fait ce qu'on peut pour suivre la marche du temps.
Prendre un train, un chemin vers l'étranger c'est laisser un peu de soi au pays, du terrain, impossible de partager à part égale, ceux qui restent sont "gagnants". Une vie à construire, partir de zéro, économiser le petit sou qui vous rendra riche. Il voulait Sara, la benjamine, il voulait se la marier. Il a préféré partir avec un mouchoir qu'il lui a volé au fil de l'étendage derrière la maison. Il était de la famille, un cousin c'est comme un frère, on ne se le marie pas pensait Sara. Celle qu'on appelle "la fille à marier" a préféré rester avec sa mère, elle saurait l'aider dans ses vieux jours.
(à suivre)