Chroniques berlinoises (1)
Cleo Ballatore
C'était la première fois que Léa s'aventurait au-delà du mur. On était en novembre 1989. Le mur était tombé depuis quelques jours et Berlin était à nouveau réunie. Quand elle arriva près de CheckpointCharlie, elle fut saisie par le bruit aigu des klaxons des voitures et le vrombissement des moteurs. Soudain, la peur de l'inconnu l'envahit. Le souvenir d'un cours de propagande donné à l'école primaire lui revint brusquement à l'esprit. Elle revit la salle de classe glacée aux murs beiges, les enfants vêtus d'une blouse brune et la maîtresse sur l'estrade. Une odeur âcre de lainages malpropres flottait dans l'air et se mêlait à celle acide et irritante de la poussière du charbon qui brûlait dans le poêle situé au centre de la classe. La maîtresse parlait des troupes américaines massées de l'autre côté du mur prêtes à envahir Berlin-Est et de l'ogre capitaliste qui affamait les travailleurs. C'était une sensation étrange car Léa ne ressentait aucune nostalgie pour l'ancien système. Bien au contraire, depuis qu'elle était enfant, elle rêvait de passer de l'autre côté du mur, d'atteindre ces lointains rivages dont parlait son livre de géographie et de découvrir ces lieux lumineux posés entre ciel et mer où la ligne d'horizon se confond. Elle imaginait la foule bigarrée des grandes métropoles composée d'individus singuliers dans leurs différences. Les gens étaient si semblables à l'Est ! Dès que son rêve était devenu réalité, elle avait cependant compris qu'elle devrait tout recommencer et s'adapter à cette période de mutation et à cet ailleurs tant fantasmé.
Une fois le mur franchi, le dépaysement fut total. C'était une froide journée de novembre au ciel d'un bleu translucide. Des immeubles de verres et d'acier se dressaient étincelants sous le pâle soleil d'hiver. Les vitrines des magasins regorgeaient d'articles qui lui parurent d'un luxe inouï. Elle s'arrêta longuement devant une vitrine de jouets où un train électrique rouge se déplaçait sur un circuit miniature. Derrière l'épaisseur du verre, on pouvait entendre la cloche de la station tinter à chacun de ses passages. Elle n'avait parcouru que quelques kilomètres mais il lui semblait avoir effectué un lointain voyage. Elle ferma les yeux pour mieux s'imprégner des bruits et des odeurs. Les rayons du soleil qui caressaient son visage étaient doux comme le miel. Pour la première fois depuis longtemps, l'insouciance et l'optimisme se diffusaient en elle. Elle allait oublier ces barres d'immeubles grises du Marzahn où elle avait vécu jusque là. Elle partit le cœur léger à la découverte de cette ville inconnue, le plan dans sa poche et le nez au vent savourant d'avance son plaisir. Elle avait eu si peur de voir ses rêves chimériques balayés par la réalité.
L'aventure continua à Kreuzberg, le quartier où vivait la minorité turque. Les rayons du soleil jetaient des reflets changeants sur la Spree illuminant cet austère paysage urbain. Malgré la distance qu'elle avait parcourue, elle se sentait en pleine forme. Ici, l'asphalte laissait la place par endroit à des herbes folles et les façades étaient décrépites ce qui donnaient un caractère abandonné au quartier. Au détour d'une rue, elle découvrit un marché couvert. Des étalages rutilants déversaient leurs marchandises dans les ruelles où se croisaient des punks aux crêtes iroquoises teintes de couleurs vives, des musulmanes aux longs manteaux noirs informes et aux cheveux cachés sous des foulards colorés et des berlinois de l'ouest élégants et sophistiqués. Léa se sentit brusquement mal à l'aise engoncée dans sa vieille parka et chaussée de lourdes bottes. Elle regarda avec une ardeur inquiète la marchandise dans les bacs. Tout la tentait : les t-shirts à paillettes, les bracelets clinquants, les sandales à talons hauts…mais elle hésitait. Elle n'avait qu'un peu d'argent dans sa poche et sentait confusément qu'elle devait faire le tri. Et puis, dans un panier de bric-à-brac, elle découvrit un trésor : des boucles d'oreilles en métal doré dont les pendants étaient en améthyste. D'un violet profond, elles lui allaient parfaitement rehaussant sa blondeur et sa peau très blanche. Elle les tint au creux de sa main regardant fascinée les rayons du soleil jouer sur les pierres serties pour les faire doucement scintiller. Un sourire se dessina sur son visage. Toute cette beauté recelait comme une promesse d'avenir.
Merci Sylvie pour ton commentaire. Je suis en train d'écrire un petit épisode chaque semaine ou tout les 15 jours. Cela m'aidera j'espère à construire une intrigue.
· Il y a presque 11 ans ·Cleo Ballatore
C'est détonnant le contraste entre ces deux parties de Berlin. Trop jeune pour que cela me touche dans sa réalité à l'époque de l'effondrement du mur, je me rend compte quel fabuleux moment ils ont dû vivre alors. Ton histoire, avec ces détails, saisit le contraste. A travers le personnage de Léa, on a envie de découvrir avec elle...une suite peut-être ? (ça serait bien !)
· Il y a presque 11 ans ·Sylvie Loy