Chroniques berlinoises (4)
Cleo Ballatore
C'était le week-end de la pentecôte. Berlin renouait avec la tradition du carnaval. Mais, pour rendre hommage à la population brassée de la ville, c'était un carnaval des cultures. Si Berlin s'était politiquement réunifié en novembre 1989, le mur n'avait été réellement détruit qu'en 1995. Des populations d'origines différentes coexistaient depuis dans la grande métropole : wessies, ossies, émigrés d'origine turque, population underground venue des quatre coins du monde… Les frictions avaient été nombreuses entre ces communautés. A la recherche d'un fil conducteur pour tisser les liens, la municipalité avait eu l'idée de les réunir au sein d'ateliers. C'est ainsi que l'idée du carnaval des cultures avait germé.
Spectacles de rue, musique du monde, acrobates et jongleurs étaient de la partie mais aussi Djs et musiciens de courants émergents. Le clou de la manifestation serait le défilé de chars prévu le dimanche qui partirait de Kreuzberg pour serpenter dans les rues du centre ville.
Alex s'était installé à Berlin deux semaines plus tôt. Il était le reflet d'une certaine jeunesse européenne cosmopolite jonglant avec plusieurs langues et plusieurs cultures. Sa mère était française, son père anglais et il avait fait une partie de ses études en Allemagne. Dans le cadre d'un programme de coopération entre les polices françaises et allemandes, il avait été choisi pour rejoindre la jeune cellule spécialisée dans les délits concernant les œuvres d'art au sein du service 4 au LKA de Berlin. C'était une entité de cinq personnes dirigée par Otto Lukbec, un homme entre deux âges, corpulent, au visage large et au front dégarni, d'humeur égale, à la voix calme et aux yeux clairs faussement candides.
Après la chute du mur, les faux en tout genre avaient inondé le marché de l'art. La recherche des faussaires et des délits en bande organisée étaient l'activité principale du bureau. Otto lui avait donné rendez-vous lundi à 8h00 pour lui confier sa première enquête. Il avait gardé la stricte discipline de ses années passées dans la marine comme sous-officier. Mais pour ses jeunes collaborateurs, ces réunions matinales après des week-ends berlinois agités étaient une torture. Très excité à l'idée d'entrer dans le vif du sujet, Alex avait prévu de rentrer chez lui après le défilé pour être en forme lundi.
L'avenue « Under der linden » fermée par une porte de Brandebourg ripolinée de frais, était pavoisée des drapeaux de la ville et bondée de monde. C'était une douce journée de printemps au ciel clair traversé par de légers nuages blancs. Alex admira la vitalité de cette ville jeune où soufflaient un vent de liberté et un goût prononcé pour l'extravagance. A chaque coin de rue, des groupes techno, rock ou hip hop déversaient leurs décibels. Des punks, des jeunes turques voilées, des filles couvertes de strass se mêlaient aux familles partageant une bière ou un coca sur le trottoir. Une ribambelle d'enfants lançait des confettis et s'arrosait copieusement avec des pistolets à eau. Une petite fille piqua une crise de larmes en voyant sa jolie robe rose maculée d'eau et de tâches.
Le cortège cheminait déjà. On pouvait voir les premiers attelages couverts de fleurs printanières : jonquilles, narcisses, tulipes et primevères. L'air embaumait le parfum des fleurs. Une atmosphère de liesse régnait et les acclamations se succédaient. La créativité des bénévoles n'était jamais prise en défaut : chapeaux à clochettes, écoles de Samba, masques vénitien, poupées russes, ... Le bruit des tambours enflaient et les bracelets aux chevilles des danseuses tintaient d'un son cristallin. A un moment, un corbillard apparut au milieu des chars colorés. Des pénitents encapuchonnés avec des grands manteaux noirs formaient un cortège funèbre répandant de l'encens. Derrière le char, un notaire lisait le détail de la succession et les héritiers du défunt se frottaient les mains où versaient d'abondantes larmes.
Le public bon enfant ne se laissait pas abattre. De délicieuses odeurs de saucisses grillées flottaient dans l'air. Des grands verres en plastic remplis de bières locales mousseuses passaient de main en main. Privés d'air frais pendant les longs mois d'hiver, les berlinois profitaient enfin des beaux jours. Ce soir, sur les rives de la Spree flotterait une odeur de graillon dégagée par les barbecues. Cinéma et concerts en plein air rassembleraient les jeunes, les vieux, les familles, les habitants des squats et ceux des quartiers à la mode. La ville vivait son âge d'or.
Sur le chemin du retour, Alex se disait qu'il allait se plaire dans cette ville. Soudain, son téléphone sonna. C'était Otto Lukbec.