Chroniques d'un Amour virtuel - Important appel à témoins lillois ! (Voir fin de l'article), ou L'enfer des sites de rencontre.

Benjamin Rombeaut

Il y a quelques heures, M-L G me me demandait la raison du smiley larmoyant qui ornait mon profil. Je répondis que j'aurais bien sorti un pavé explicatif, mais ne le fis pas.
Pas le temps, pas l'envie... pas la motivation, surtout. Et ce n'était pas parce que cela n'en valait pas la peine, mais parce que j'en étais proprement incapable.

Angoisse, déprime complète. Je sentais déjà mes doigts faiblir sur le clavier au fur et à mesure que les pensées cogitées la veille au coin de l'oreiller revenaient me hanter. Même faiblissement, même tremblement que maintenant.
Voilà donc le pavé en question, à une heure tardive - qui reste assez raisonnable comparé à d'habitude.

Le concept d' "âme-soeur" m'apparaissait encore comme abstrait il y a un certain temps. Un terme de poésie, de romans à l'eau de rose et de poseurs qui veulent gagner Tournez Manèges pour montrer au cas où que "voyez, si l'autre derrière le mur est moche je peux toujours me faire un facebook et choisir dans le lot des intéressées en profitant de ma notoriété éphémère de lover".
Bref, du bla-bla un peu indigeste, pas pour la forme mais pour le goût poussiéreux de la chose. Grave erreur, lorsqu'on prend de plein fouet toute la symbolique de l'expression, comme un crochet du droit vicieux qui vient remettre les idées en place. Se sentir partiellement mort, lacéré, incomplet, en venir peu à peu à laisser systématiquement une place de libre dans son lit, ne plus apprécier aucun plaisir pour autre chose que le potentiel d'évasion, chercher à penser à autre chose toute la journée, commencer à tout envoyer bouler sans la moindre motivation pour quoi que ce soit, qu'il s'agisse de se lever, se nourrir, se divertir, se coucher, sourire, et encore moins faire quelque chose d'utile de ses journées. Les ravages d'une éducation aux comédies romantiques, l'amertume et l'aigreur de la frustration.

La solution s'imposait d'elle-même.



Sortir ?




Je voyais déjà le dancefloor recouvert de bogoss bling bling à la chemise ouverte, et fidèle à moi-même, dans un recoin paumé à siroter en maudissant le bordel ambiant. Éventuellement, abordé par l'exemplaire le plus bizarre d'un essaim féminin dans une tentative de se caser avec le plus "abordable" du coin, si possible celui qui semble avoir le moins de succès.





Non, la solution : le site spécialisé !



Les publicités florissent pour le marché de l'espoir. Connectez vous à Hotmail, regardez Numerama, Linux Manua, Korben, JeuxVideo.com, Cracked.com, n'importe quel webcomic, ou même n'importe quel site porno du web : vous trouverez un lien. Le marché de l'amour a cela de commun avec la publicité qu'il vend du rêve, et qu'il le fait très bien.





Ce ne sont alors pas les choix qui manquent.

Meetic ? Trop classique, trop caricatural.
Be2 ? Nope.
Adopteunmec ? Aaaahhh.... concept sympathique de l'homme-objet, mentalité moderne, devoir faire ses preuves avant d'avoir tout pouvoir de communication, une sorte de défi à chaque tentative, des gens originaux... bingo !


L'inscription est rapide. Gratuit et accessible à toute heure pour les femmes, gratuit de 1h01 du mat' à 19h pour les hommes. Compte créé en quelques minutes, auto-présentation remplie en plusieurs heures, et régulièrement retouchée.
Une heure plus tard seulement, une première visite. Hourra !... ou pas, finalement.
Au total, 22 visites sur environ trois mois de temps. Un profil féminin créé depuis une dizaine de minutes, sans photographie ni aucune information personnelle autre que l'âge et la région en a à peu près autant, si ce n'est plus.
Si vous êtes une femme et que vous cherchez, vous trouverez. Pas forcément ce que vous voulez, mais croyez-moi que des propositions, vous en aurez à la pelle, et parfois du bien minable. J'hésite à savoir si j'ai de la chance ou non de ne pas avoir un succès aussi empoisonné... aucune visite, au moins c'est 0 pervers sexuel de 45 ans marié qui me fait des propositions pour remplacer sa femme le temps d'un week-end.

Le système fonctionne sur un principe de "charmes". On lance un charme à une femme, et on espère obtenir une autorisation d'envoyer un mail. Une fois l'autorisation acquise, on peut donc échanger des mails. Chose intéressante, on ne voit pas le profil des autres hommes. Probablement pour éviter la dépression, au vu de la sélection apollonesque qui est mise en page d'accueil pour attirer les dames.


Le jeu commence.



5 charmes par jour. 5 personnes pouvant potentiellement se retrouver dans ma boîte mail, même si en pratique il n'en est rien. En trois mois, j'en aurai utilisé 12, vu que j'ai bêtement tendance à considérer que ça ne se distribue pas comme des bonbons Pez. D'autres n'ont pas les mêmes scrupules.
Les comptes VIP permettent d'avoir des charmes illimités, comble du ridicule et du non-sens absolu. Privilégier la quantité à la qualité, envoyer un filet pour capturer le maximum de poissons possibles puis faire son choix parmi la marée.

J'ai ainsi passé des heures à feuilleter des fiches de femmes, pour en extraire tout un bestiaire. Notez que ce qui suit n'est qu'un avis masculin sur la question, si jamais cela peut servir à vous donner une idée d'un point de vue différent de votre "cible". Il est fort probable que mon point de vue soit différent de ceux d'autres personnes. Il est juste plus digne.


- La femme invisible : Pas de photo, rien de rien - éliminatoire.

- La wesh : Kaillera féminine, bouche en cul de poule sur la photo, écriture SMS avec des fautes d'orthographe - à passer au napalm.

- La sans-personnalité : Pas de description personnelle - éliminatoire.

- La connasse (très rare) : Celle là à trouvé ce qu'elle cherchait. Alors elle tient à le faire savoir à tous : "dehor les loser sinon je le di a mon cheri lol". Les losers en question, elle en faisait encore partie quelques jours plus tôt. Et on ne lui souhaite qu'une chose pour l'avenir, nous rejoindre à nouveau au fond de la fosse lorsque son connard de copain aura remarqué à quelle point cette fille est inutile.

- La paumée : Elle, elle est là "pour le dial", pour se faire des amis. La première question qui traverse l'esprit, c'est "mais qu'est-ce que tu fous ici, casse-toi, y a des forums pour ça ?!". Elle peut-être furtive ou clairement annoncée, mais dans tous les cas - éliminatoire.

- L'hypocrite : Elle défend avec ardeur la beauté intérieure, mais refuse les charmes plus vite qu'il n'en faut pour les envoyer, ce qui est d'autant plus déprimant. Elle cherche le prince charmant, mais a adopté 22 hommes dans son panier. Éliminatoire.

- La compulsive : Elle a adopté plus d'une trentaine d'hommes. Le panier est plein. Même pas la peine d'envoyer un charme si c'est pour se retrouver au milieu d'une bande de chacals déjà bien installés... je ne suis pas un numéro, je suis un homme. Éliminatoire.

- La spammeuse : Elle, c'est simple. Elle ouvre la page des profils masculins, et adopte tout le monde en une dizaine de minutes. Il s'agit de la stratégie inversée du filet de charmes pour les hommes. Elle n'a même pas regardé notre profil, à vrai dire elle s'en cogne. Sur les 300 adoptés, il en suffit d'un seul qui engage le contact. Auto-extraction du panier parce que j'ai encore ma dignité, blocage et - éliminatoire.

- La coincée : Dans la rubrique "Sexo", il n'y a rien. Non pas que ce soit vraiment rien de rien, mais c'est vide. Nada. Pas éliminatoire, à condition qu'il y ait de l'originalité et une touche de folie en général dans la fiche, ce qui signifierait une marque de caractère et un refus d'être résumé à la catégorie "Sexo". Dans le cas contraire, niaise et coincée - éliminatoire.

- La caricature : Dans la rubrique "Culture", elle regarde toutes les séries à la mode, lit les livres à la mode, écoute la musique à la mode... mais la mode, c'est démodé - éliminatoire.

- La fantasmée : Elle, elle ne veut qu'un grand noir ou métis. Des rumeurs à vérifier, probablement. Défaite par forfait.



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Ainsi donc, après des jours et des jours de surveillance ardue de mon immobile compteur de visites, de recherches infructueuses et après une tentative ratée, soudain... tout semble parfait.

Un bip... un mail. "Vous avez un message !" clignote dans l'onglet Firefox.
Montée d'adrénaline, mon rythme cardiaque double en une fraction de seconde, et bat à m'en éclater les tempes.

"Coriolis vous a autorisé à lui envoyer des E-mails".

Ma jauge de notoriété augmente un peu dans une animation d'étoiles. Mais je m'en fous complètement, il y a là quelqu'un qui a accepté un charme, je fais comme Marv et je ne cherche pas à savoir pourquoi j'ai autant de chance, je fonce.
C'était bien elle. 23 ans, origines asiatiques, professeure de français dans la région Lilloise.
Des goûts musicaux et cinématographiques différents mais certains, une passion littéraire qui titillait déjà mes propres prétentions en la matière. Informations "Sexo" et "Général" remplies, une présentation personnelle sans la moindre faute et avec une touche d'humour musical : "What's new pussycat ?" - tournure que j'allais employer plus tard comme une private joke, mais...

2578 charmes lui avaient déjà été envoyés, sa feuille visitée 5648 fois, 0 homme dans le panier.
Je ne lui demande pas comment elle va. Trop classique, éculé. Je veux exprimer mon style, être original, drôle, et savoir pourquoi je suis un heureux élu.
Elle dit que c'est parce que mon profil est "frais", qu'il change des autres profils classiques. Le compliment me va droit au cœur, en passant par la case fierté. Rapidement, je reçois un message. Puis un autre. Puis un autre. Une dizaine, une vingtaine, une trentaine, une cinquantaine.

Nous parlons de cinéma, de livres, de bouffe, de sexualité, de technologie, de sexualité dans la technologie/dans le cinéma/dans les livres, de livres adaptés en films, de films adaptés de livre, de sexualité et boustifaille, de jeux de rôle, de sexualité dans les jeux de rôles, elle me conseille de la lecture, je lui conseille des films. Je redécouvre la médiathèque. Jamais aucune vulgarité. Un ton humoristique, aucun sous-entendu minablement salace autorisé. Elle s'appelle Minh-Hièn et porte bien son nom. Elle a des origines vietnamiennes mais revendique également sa culture française, elle aime le chocolat et le cherry coke; je préfère le café et le fanta. Charmante.

Au détour d'une conversation sur la santé, elle préfère discrètement esquiver le sujet. Je ne pose pas de questions, car ça ne me concerne pas. Elle évoque ses questions sur la maternité et ses besoins par rapport à son état de santé, je lui donne mon point de vue d'un "jeune con adepte de science-fiction sorti de l'adolescence", qu'elle semble apprécier à sa juste valeur. Le compliment me va droit au cœur en passant par la case fierté.
Soixante messages, soixante-dix, quatre-vingt, cent... puis plus rien. Elle ne se connecte plus, exactement un jour avant que je lui propose d'aller boire un chocolat chaud pour fêter la date anniversaire d'un mois d'échanges incessants. J'attends. C'est anormal. L'attente est trop longue, et je finis par utiliser la boîte mail sur laquelle nous échangions depuis peu pour outrepasser la limite de temps imposée par le site.
Elle reporte l'invitation, arguant des soucis de santé la privant de toute envie de faire quoi que ce soit, et encore moins des sorties. Je soupçonne un cancer mais n'en parle pas. Nous échangeons uniquement par la boîte mail. 110, 130, 150 messages.

Puis, plus rien.

J'insiste, je cherche à savoir, je me fais un sang d'encre au moindre retard. Et, enfin, un message... elle passe des examens. En fin de semaine, les résultats tombent : un cancer. Mais "pas la forme la plus agressive". Son moral remonte, et nous rediscutons comme avant. La rentrée approche, et je sais que je vais être privé de cette cadence de messages habituelle. Elle est professeure de français au niveau collège, et l'influence de la rentrée prochaine est claire comme de l'eau de roche.
Le silence. Un message entrant, puis le silence. Je me surprends à envoyer un message exactement tous les trois jours, comme une courbe d'endurance à l'inquiétude qui rompt de façon cyclique.

Enfin, un nouveau message. Le dernier. Elle dit avoir été hospitalisée pour des complications, et une opération qui doit avoir lieu quand les complications se seraient calmées. Elle dit ne pas avoir accès à de l'équipement WI-fi, et n'avoir pu se connecter que grâce à une clé prêtée. Elle me demande alors si je vais bien, mais... merde, c'est la dernière question à laquelle j'avais envie de répondre ! Pourquoi s'inquiéter pour moi ? Je réponds que tout va bien, que dans ce genre de cas j'avais prévu quoi expédier. Un globule blanc géant en peluche super kawaï, ou du chocolat.

Pas de réponse. Un autre message, puis un autre, puis un autre... pas de réponse. Il y a pourtant de l'activité sur son compte Windows Live, signe qu'elle se connecte de temps à autre... mais ma boîte se retrouve désespérément vide. Je ne demande qu'un petit message de sa part pour dire que tout va bien, mais rien, toujours rien. Je laisse un commentaire sur son profil, les commentaires sont bloqués le lendemain même. Elle détache son profil Windows Live du mien, je ne vois plus son activité récente... et elle reste silencieuse.

Je me retrouve complètement perdu devant mon écran pendant une semaine, me rongeant les sangs, envoyant des messages qui ne trouvent pas de réponse, perdant tout besoin de m'entretenir. Un mail intitulé "What's new pussycat ?", dans une tentative d'insinuer une private joke dans un contexte parfait. Deux semaines passent, puis trois, et je suis comme un imbécile désespéré, les yeux vides, éclairé seulement par la lueur de son écran, me posant toutes les questions du monde, actualisant frénétiquement ma messagerie, sentant mon cœur exploser à chaque nouvel e-mail, perdant goût à tout ce qui m'entoure, cherchant sur Internet des informations sur elle de toutes les manières possibles jusqu'à en perdre la raison, passant un week-end entier à Dunkerque à me demander si je n'ai pas reçu un message que je serais en train de rater.

Est-ce qu'elle va bien ?
Est t-elle toujours en vie ?
Pourquoi ne pas m'avoir contacté dans le cas contraire ?
Est-ce que tout ça n'était finalement qu'un jeu ?
Pourquoi être aussi silencieuse ?
Lui est t-il arrivé quelque chose qui lui ait coupé toute envie de discuter, en rapport avec l'opération ?

Autant d'interrogations qui me pourrissent la vie, à hésiter entre la consternation et l'inquiétude, la résignation et la persévérance. Effleurer le paradis pour replonger en enfer, j'ai l'impression d'être le héros d'un film à la bad end.

Et finalement... me voici de retour à la case départ.
Les yeux humides, l'interrogation et le doute en plus.




Si quelqu'un connaissant une Minh-Hièn, professeure de français au niveau collège dans la région lilloise pouvait me contacter à l'adresse rb59@hotmail.fr pour m'informer sur son état, ce serait vraiment formidable. Dans le cas contraire, si jamais vous pouviez aider cet article à circuler sur Facebook et même ailleurs, je vous en serais très reconnaissant.

Voici une photographie issue du profil Windows Live.
En considérant que toute cette histoire était vraie, j'aimerais savoir ce qu'il en est réellement de son état actuel, et ne plus me morfondre dans des questions sans réponse...

Merci d'avance, c'est vraiment important à mes yeux...



(Cette chronique a été écrite en fin d'année dernière.

Je n'ai jamais eu de nouvelles. Après plusieurs mois, j'ai fini par en déduire que Coriolis n'était qu'un énième CDD d'animatrice occupé pendant les vacances dété, chargé de se débarrasser de ses "dossiers" une fois l'année scolaire redémarrée...)

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