Cinq grammes

ivy

Samedi soir, fin de service, retour à la maison auprès de l'homme qui partage ma vie et qui gravite dans un milieu professionnel à milles lieux du mien. Comme à mon habitude, je dépose mon manteau dégoulinant de la pluie glaciale qui tombe depuis plusieurs jours. Rentrer à pied donne bien des avantages mais les jours de mauvais temps, j'en viens à regretter les trente minutes d'embouteillages quotidiens afin de regagner mon ancien logement. Rituel oblige, mon conjoint m'accueille avec un verre de vin blanc, une douce étreinte et son constant :

"Alors cette journée mon amoureuse ? 

— On a fait comme on a pu, avec les moyens du bord. On avait un patient supplémentaire par contre. Louis s'est pointé avec cinq grammes, il a fallu le surveiller toute l'après-midi." Je ponctue ma réponse par une gorgée du vin que mon tendre et cher a décidé de me faire goûter ce soir. Grand amateur de bon vin, il s'est donné pour mission de me faire aimer certains de ces breuvages préférés. 

" Celui-là est plutôt pas mal, je vais même sans doute le finir pour une fois ! 

— Louis, c'est qui Louis ? Un patient ?" commence-t-il avant de revenir à son sujet de discussion favori : l'œnologie. "Ah oui ? C'est un Bourgogne de chez Dauvissat, région Chablis. Il est tendu et rond. Dis-moi, est-ce-que tu sens le gras en bouche ? me demande-t-il, oubliant qu'il s'adresse à la novice la plus ignare sur la question.

— Mon amour, tu me parles chinois là. Mais si par gras, tu veux dire que ça ne m'assèche pas complètement la bouche comme celui de la semaine dernière, alors oui, je sens son côté gras, lui accordé-je, et non, Louis ce n'est pas un patient, c'est un collègue de la suppléance, il vient de plus en plus chez nous, je t'en ai déjà parlé je crois."

Alors que depuis mon retour, il avait les yeux braqués sur sa revue culinaire, en recherche d'inspiration pour son prochain menu, je remarque le froncement de ses sourcils, traduisant un soudain intérêt concernant mon collègue.

"Attends comment ça, le gars, il vient travailler dans cet état. Il est un peu abruti, non ? C'est super dangereux ! s'exclame-t-il brusquement.

— Dangereux, comme tu y vas. C'est vrai qu'il n'est pas en pleine possession de ses moyens mais il fait ce qu'il peut. Il s'hydrate en continu pour faire descendre son taux au fur et à mesure de la journée" tenté-je de dédramatiser tout en ouvrant le courrier posé sur la commode de l'entrée. C'est alors que je redresse ma tête vers mon compagnon, prête à râler une nouvelle fois des factures croissantes de notre consommation d'électricité, et que j'aperçois son visage sidéré.

"Ma puce, tu m'excuses mais je suis plus que surpris. Comment peux-tu tolérer un tel manque de responsabilité ? Ok, vous travaillez en psychiatrie et on ne peut pas dire que vos patients soient à l'article de la mort, mais vous avez quand même leurs vies entre vos mains. Imagine, il fait une erreur en distribuant les médicaments. Comment tu peux être aussi peu concernée par la situation ? Et ta cadre, elle laisse couler ?"

Voyant que la discussion se dirige lentement vers un conflit sans que j'en comprenne véritablement les raisons, je décide de calmer le jeu en lui servant à mon tour un verre de Bourgogne, que je dépose sur la table basse. 

"Enfin ce n'est pas de sa faute, il est malade, il fait ce qu'il peut pour limiter les dégâts. Cela fait des années que son médecin se tire les cheveux pour essayer de trouver un traitement adapté. 

Ne me laissant pas terminer, il surenchérit avec un haussement de voix laissant poindre son agacement :

— Non mais tu t'entends quand tu parles ? Ce n'est pas de sa faute, il est malade, répète-t-il en m'imitant grotesquement. Le jour où il tuera un patient, ou alors, le jour où il ne réagira pas assez vite alors que tu es en danger, tu diras pareil ? Si il vient travailler, il doit être apte à le faire correctement, c'est le minimum, merde. "

En entendant ces propos, je me radoucis. Quelques secondes auparavant, j'étais déterminée à monter sur le ring et enchaîné les punchlines cinglantes. Néanmoins, je comprends les origines de son énervement. Cette histoire fait ressurgir son inquiétude de me savoir en compagnie de "cinglés maléfiques" tous les jours sur mon  lieu de travail. 

"Ce n'est pas comme-ci, il y avait d'autres solutions. Il oscille constamment entre des taux trop élevés ou trop bas. Et à choisir, je préfère quand il est à cinq grammes. Au moins, il est présent et lucide, lui expliqué-je. Alors que quand il est en dessous, il tremble, il sue et il a des étourdissements, c'est à peine si il peut suivre une conversation."

Ma tentative d'apaisement prend l'eau tandis que je l'observe se lever du canapé, vider son verre de vin dans l'évier sans même y avoir goûté et rejoindre son bureau sans un regard pour moi. Il conclue alors :

"La solution, c'est qu'il se mette en arrêt ou qu'il soit virer. Travailler avec des toxicos ne donne pas le droit d'être alcoolique. C'est quoi la prochaine étape, se taper une murge avec un patient ? Qu'il arrête ces conneries et qu'il aille se faire soigner."

Il me faut alors quelques instants pour comprendre les raisons de notre malentendu, avant de pouffer de rire, ce qui a au moins l'avantage de le faire se retourner au moment où il s'apprêtait à s'isoler dans son sanctuaire. Son regard bleu, à l'accoutumée si doux et aimant, dégage alors une froideur  désarmante. 

"Mon amour, Louis n'est pas alcoolique, il est diabétique" ...









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