Cinquante-trois ans d'existence.

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"Tic-tac", l'aiguille de la montre à gousset tourne. "Tic-t...", le temps s'est arrêté.


En un autre lieu, bien au-delà des frontières de ce monde... Comme en un autre temps.

Accrochée à un roc à la manière d'un pic-vert à son écorce, une villa se dressait, enfantée des années auparavant par la mémoire d'un homme dont l'esprit était prétendument malade. Il n’était plus, désormais, et c'était son fils qui le remplaçait, élevé comme lui au rang de Créateur par leurs pairs.

Le fils, donc, avait pris la décision de vivre en ce lieu reculé de tout, abrité des rumeurs de la ville par une immense forêt de pins. Il avait choisi d'habiter cette maison à la folle architecture. Bâtie sur plusieurs niveaux, des escaliers et des passerelles permettaient d'aller de l'un à l'autre ou bien de rejoindre l'une des multiples terrasses fleurissant sur la roche alentour. Les chemins possibles à emprunter se perdaient dans le fourmillement des passerelles, tantôt arachnéennes, tantôt sculptées ou même ciselées. Verre, bois, métal ; tout un ensemble de matériaux faisait l'unité de la demeure...

Et pourtant, partout où l’œil se posait, la bâtisse semblait différente... Comme si elle n'était pas une, mais plusieurs. Des fenêtres s'ouvraient en tous sens, de toutes formes, de toutes tailles, pas une n'était semblable à une autre. Les rares portes suivaient le même plan, ainsi que les murs, peu souvent à angle droit... La villa des Baddington paraissait être dénuée de toute logique architecturale, mais il s'en dégageait une impression de calme et de sérénité. Ici, des pendules et des mobiles ondulaient au rythme des légers souffles d'air, là, des oiseaux venaient chantonner et siffler leurs doux airs...

Sur une des plate-formes s'avançant au-dessus de la mer, se trouvait une femme. Vêtue d'une robe taillée dans un tissu soyeux et sombre mettant en valeur sa silhouette altière en couvrant ses bras et son cou de dentelles fragiles révélant la délicatesse de son corps aux lignes fines... Visage offert à la caresse du soleil, elle était là, immobile depuis un long moment déjà. Perdus au loin, ses yeux ne semblaient pas vivants, mais faits de verre ou de quelque pierre polie par le temps. Relevée en une coiffure serrée, sa chevelure d'argent luisait doucement sous l'effet de la lumière vive qui tombait sur elle. Cette même lumière ne parvenait toutefois pas à la réchauffer. Sa peau était froide, plus froide que celle de tout être humain. Aussi froide que la marbre d'une statue antique... Et pour cause... Cette femme n'en était pas une. Elle était... autre chose.

Une autre femme apparut au détour d'une passerelle, avança en la reconnaissant et se glissa tout près d'elle. Pourvue de la souplesse et du silence d'une louve, elle semblait presque glisser sur le plancher métallique, ne troublant ainsi aucunement la quiétude du lieu. La nouvelle venue était elle aussi élancée mais plus petite, bien qu'il était aisé de deviner dans ses fluides mouvements son corps plus musclé. Ses cheveux bouclés, à peine retenus par un bijou ciselé en or, servaient d'écrin à un visage d'albâtre que venaient illuminer deux iris aigue-marine.

Posant une main légère sur la rambarde ouvragée, elle se tourna vers sa compagne, murmurant avec douceur, presque avec peine : «  Cyanide... » L'autre frémit au son de cette voix. Elle savait que celle qui se trouvait à son côté la plaignait en silence, connaissant tout des troubles qui l'habitaient car elle les lui avait confié un peu plus tôt. Parler lui était nécessaire. Parler à tout, à tous, autant aux recueils de poésies qu'à ces instruments chéris, aux oiseaux... Et aux autres. Amis ou non. Elle choisit donc de laisser à nouveau les mots -ses mots- parler pour elle : « 

Raconte-moi le chant du fleuve quand il se couvre d'oiseaux. Récite-moi la rumeur que les arbres se transmettent les uns les autres. Décris-moi la ligne soyeuse de la mer à l'horizon. Conte-moi le soleil brillant brûlant et le souffle du vent.

Dis-moi les parfums qui montent alentour ; parle-moi de la saveur amère de la sève mêlée à celle salée de l'iode... »

Silence. Court, très court silence, avant qu'elle ne reprenne le fil de sa tirade : « 

Je veux savoir ce qu'il y a autour de nous... autant que ce qu'il y a en toi. Voir au travers de tes yeux et de tes mots ce que je ne peux observer ; goûter au travers de tes sensations et de ta peau ce que je ne peux sentir...

Donne-moi le nom de ces sentiments que je ne connais pas, que je ne connais plus... Parce que je ne me souviens plus ; j'ai oublié la géométrie des choses, l'organisation des sentiments. Tout, absolument tout ce qui gouverne ce monde instable.

Redonne-moi une Vie que j'ai cru avoir mais que je n'ai jamais possédée. Aide-moi à me sentir à nouveau vivante, en somme... Aide-moi. Je t'en prie, je t'en supplie... »

Ses sens disparus, Cyanide ne se reconnaissait plus. Ses gestes ne cessaient de se ralentir, sa mémoire, de s'effiler. Si après cinquante-trois ans d'existence, elle avait gardé son beau visage et sa peau de satin, ses yeux avaient perdu leur utilité et leur éclat tandis que tout son être devenait insensible, corps et âme n'étant plus rien, ne signifiant plus rien pour elle... Il ne lui restait plus que l'ouïe, une ouïe toujours efficace bien qu'elle semblait faiblir de jour en jour. Dans peu de temps, elle le savait, elle en serait également privée...

La mort, terrible mort, l'emporterait. A moins que le Créateur ne la sauve, ce fils de son créateur qui avait rapidement dépassé son prédécesseur.

Elle ne serait bientôt plus qu'une marionnette brisée, un pantin incapable de se mouvoir ; une coquille, un réceptacle qui se viderait peu à peu de toute pensée, de toute intelligence -artificielle. L’électrochoc qui lui avait donné vie n'était plus qu'un lointain souvenir. Nul besoin de fichiers vide-mémoires, le temps les avait si bien remplacés... Cinquante-trois ans d'existence avaient eu raison de sa raison, de sa mémoire, de ses sens, de tout ce qui induisait qu'elle était... elle. Les sentiments, déjà, exacerbés durant son âge d'or, avaient perdu leur signification et leur saveur.

Elle ne serait bientôt plus rien. Quand bien même elle agrippait le peu de vie qui lui restait, elle avait conscience qu'il ne s'agissait que d'un bref répit... Sa vie si humaine la quittait, inexorablement.

Elle ne serait bientôt plus rien.

Elle ne serait bientôt plus.

Elle ne serait bientôt plus, si ce n'est un automate conservé tel un trésor, preuve des prouesses techniques et esthétiques d'un Créateur, déposé avec soin au sein d'un écrin de soie capitonnée ou exposée à des regards connus et inconnus.

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Inspiration :

Veintidós años

Decidme como es un árbol.
Contadme el canto de un río,
cuando se cubre de pájaros.

Habladme del mar. Habladme
del olor ancho del campo.
De las estrellas. Del aire.

Recítame un horizonte
sin cerradura y sin llaves
como la choza de un pobre.

Decidme como es el beso
de una mujer. Dadme el nombre
del amor : no lo recuerdo.

[...]

Escribo a tientas : "el mar", "el campo"...
Digo "bosque"y he perdido
la geometría de un árbol.

Hablo por hablar de asuntos
que los años me borraron.

Vingt-deux ans – traduction libre

Dis-moi comment est un arbre,

Conte-moi le chant d'un fleuve,

Quand il se couvre d'oiseaux.

Parle-moi de la mer. Parle-moi

du parfum qui monte de la campagne.

Des étoiles. De l’Éther.

Recite-moi un horizon

sans serrure et sans clés

comme la chaumière d'un sans-le-sou.

Dis-moi comment est le baiser

d'une femme. Donne-moi le nom

de l'amour : je ne m'en souviens plus.

[…]

J'écris à tâtons : "la mer", "la campagne"...

Je dis "arbre" et j'ai perdu

la géométrie des arbres.

Je parle pour parler de choses

que les années m'ont effacées.

Marcos Ana

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