Circlo - Chapitre 1

aren_seondi

Une enquête de Martin Felder. Je vous laisse découvrir le premier chapitre.

I

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Martin Felder

 

 

 

Encore une journée de merde. Temps de merde, boulot de merde, clope de merde. Cette fichue manie de fumer dès qu'il avait les mains libres allait avoir raison de lui, Martin Felder, inspecteur au bureau d'investigation du village de Holy Kark. La première bouffée était la meilleure, après… il ne fallait pas gaspiller. Martin ne gaspillait rien, jamais. Sa haute taille surmontée d'une tête aux cheveux gominés lui conférait une certaine assurance et la méfiance de ses interlocuteurs, au même titre que ses yeux bruns durement encadrés par des paupières au trait épais qui perçaient tout ce sur quoi ils se posaient. Martin n'était pas tout jeune. Pas vieux pour autant. Dans le meilleur âge pour être inspecteur disait-on couramment. La quarantaine. Ni trop fougueux, ni trop coulant. La main sûre lorsqu'il s'agissait de dégainer et l'esprit clair quand il fallait s'abstenir. « Inspecteur au bureau d'investigation de Holy Kark ». Quelle arnaque. Un job dont il rêvait depuis tout petit, voyant à la télévision les aventures grotesques, si loin de la vérité, des « héros » aux magnums rutilants et retentissants. Non, dans la réalité, le revolver était moins gros et s'enrayait souvent. Limite un objet de décoration tout juste bon à assommer par derrière quelque malfrat engourdi. Dans la réalité d'ailleurs, les enquêtes n'étaient pas aussi palpitantes qu'essayer d'arrêter Al Capone ou de contrer un important cartel de la drogue. Ce n'était d'abord pas monnaie courante à Holy Kark, parmi ses cinq mille habitants, le plus dangereux criminel qui ait existé se nommait Shane Tuligan, un gredin de première qui avait osé braquer la boulangerie de ses propres parents – en leur absence. Rien de bien palpitant. Et il fallait voir, le lendemain – la vendeuse avait reconnu le garnement au premier regard – l'interpellation de l'individu, cueilli à six heures du matin dans son lit, fraîchement bituré de la veille (car le poltron avait fêté sa victoire), tenant à peine debout. Quelle arnaque ce job. Pas beaucoup de bon, énormément de mauvais.

Debout devant la grande porte de la boîte Harkin & Jewem, le siège du bureau d'investigation situé à Kark City, Martin sortait une énième allumette pour allumer une énième cigarette. Il tira une bouffée sur le tabac pur qu'il avait roulé et balaya du regard Kark Street, l'avenue principale de la ville. Les voitures passaient à vive allure. Certaines dépassaient dangereusement d'autres plus lentes, quitte à s'encastrer dans celles qui venaient à contresens. Quelle vie ! A quoi bon vouloir gagner une seconde si c'était pour passer le reste de sa vie allongé dans un cercueil ou pire, aussi vivant qu'un corail tout sec… « Pardon monsieur » dit soudain un homme qui bouscula Martin, l'extirpant de ses pensées. L'inspecteur à la cigarette fumante passa une main sur la manche gauche de son costume beige aux fines rayures blanches. Il retira son petit chapeau et le remit correctement. Il tira une longue bouffée sur sa cigarette et partit descendre la rue, la fumée s'échappant lentement de son nez légèrement aquilin. Un peu plus tôt, le commissaire Johnson Williamson (on ne choisit pas son nom) l'avait contacté par téléphone et investi d'une mission de la plus haute importance : l'enquête sur l'affaire Porumna Airlines. La veille de ce jeudi 29 septembre 1969, un avion s'était mystérieusement écrasé dans les jardins publics de Holy Kark. Heureusement pour les uns et malheureusement pour les autres, les seules victimes recensées étaient les passagers de l'avion et leurs pilotes. Des débris, rien n'avait pu être tiré, aucune explication, aucune preuve d'un dysfonctionnement particulier de l'appareil ou de l'équipage. Rien hormis des cadavres et du métal. Il y avait bien le chien, qui paraît-il avait miraculeusement survécu. A croire que la vie d'un clebs avait aux yeux du grand manitou plus d'importance que celles d'êtres purement humains. Martin Felder estima ne pas pouvoir comprendre ce fait. Il arriva au niveau de sa vieillissante douze chevaux dont la peinture noire ne cessait de perdre de son éclat au fil du temps. Il constata avec amertume la disparition d'un autre enjoliver, maugréa, ouvrit la portière et s'installa derrière le volant. S'il n'avait pas eu le concours d'inspecteur, ou plutôt, s'il en avait eu l'occasion, Martin aurait bataillé pour être un pilote de course. Adulé par la foule et surtout par les femmes, il aurait coulé une douce vie, la risquant uniquement pour le bien de son portefeuille et de son lit. Doux rêve qui s'écrasait impitoyablement contre la réalité de Martin Felder, inspecteur au bureau d'investigation Harkin & Jewem.

Martin regarda son reflet dans le rétroviseur : pas joli-joli. Il retira son chapeau : vraiment pas joli-joli. Des cheveux blancs, il ne manquait plus que ça. Il n'y en avait pas des masses heureusement, mais assez pour les compter sur un boulier. Celui qui avait dit : « le temps c'est de l'argent » s'était lourdement trompé. Le temps, selon l'inspecteur, était un cruel compte à rebours vers quatre planches, une fleur fanée et six pieds sous terre. Rien de plus. Aussi fourbe qu'une balle perdue qui plus est. Fort heureusement, ce combat perdu d'avance devait être mis de côté. Seule l'enquête comptait. Martin Felder, aussi motivé qu'il ne le fut pas était un professionnel. Il démarra sa voiture vrombissante en même temps que sa réflexion et s'engagea sur Kark Street. Il ne faisait pas beau. Le soleil peinait à percer d'un de ses rayons l'épais rideau de nuages gris qui s'était installé depuis quelques jours. Il avait plu, beaucoup, et pour le mieux, il avait fait gris sombre comme avant une bonne tempête. Martin aimait bien ce temps, les gens étaient plus nerveux qu'à l'accoutumée. Plus faciles à énerver. Plus faciles à cerner aussi.

Le quartier des théâtres était animé. Des centaines de personnes transitaient entre les restaurants et les magasins, les théâtres et les magasins, et foi d'écrivain, entre les restaurants et les théâtres. Certains d'entre eux traversaient comme des dingues et… SQUIIIISH ! Martin pila. Un pépé mal sapé manqua passer à la rubrique nécrologique grâce à sa bonne vieille Steadler et saboter l'enquête par la même ! Martin regarda passer le pépé qui brandissait sa canne en hurlant au chauffard. Aussitôt une voiture passa à côté de la sienne et arracha son rétroviseur gauche. Journée de merde. Le plus dur pour un homme comme lui, un inspecteur réputé au bureau d'investigation, c'était de ne pas succomber à la tentation de faire justice lui-même. Par exemple, là, Martin aurait volontiers dégainé son revolver et tiré une balle vengeresse dans le pare-brise de la voiture qui filait déjà à l'autre bout de la rue, ou au pire dans un de ses pneumatiques. Hélas c'était impossible. Hélas ! Ceci dit, son arme n'était pas assez précise : visez le cœur de la cible, atteignez en son bord. Sans compter que parfois son arme se révélait vraiment dangereuse, dotée d'une âme particulièrement taquine que Martin avait fini par apprécier. Il y avait quelques années de cela, quand Martin reçut enfin son arme de service – Betty qu'il la surnommait – il fit quelques essais au stand de tir. Rien de concluant pour quelqu'un qui pourtant avait le compas et un marqueur dans l'œil, ce qui lui fit, bien maladroitement car ce n'était qu'un bleu à l'époque, examiner l'arme sous toutes ses coutures. Oh, le cran de sûreté était enclenché, soyez sans crainte. Seulement, celui-ci sauta tout seul au moment même où Martin allait examiner le canon. Le commissaire, supérieur hiérarchique direct de la nouvelle recrue fut extrêmement surpris (et d'un certain côté soulagé) d'entendre siffler une balle à son oreille et de s'en coucher immédiatement à terre en criant un « A COUVERT » si convainquant qu'il parvint à mettre en état d'alerte tout l'étage. Betty avait tiré sans crier gare, au grand dam de Martin qui dut s'expliquer pendant une longue, très longue, très très longue heure avec son supérieur. Mais quel souvenir ! D'ailleurs, dans son dos, Martin s'enorgueillissait régulièrement d'avoir fait frémir le célèbre et désormais retraité commissaire McVulan. Oui, sa chère Betty était téméraire et avait son caractère.

Une autre fois, Martin se rendait à son domicile à pied, sa vieille Steadler étant alors en réparation. Il passait par des petits chemins et emprunta une ruelle presque aussi sombre qu'un tonneau. Mille et une questions trottaient dans sa tête. Trottaient seulement car Martin était épuisé de sa journée et de sa marche. Il somnolait à moitié quand un coup de feu retentit soudain. Il sursauta sur place dans un grand mouvement de surprise, se retourna et dégaina Betty. Il se rendit bien vite compte que sa petite arme chérie avait déjà fait le boulot. Shane Tuligan, petit bonhomme joufflu à la bedaine ballottante fulminait en se tenant d'une main le pied gauche et de l'autre une batte de base-ball, puis s'enfuit au loin aussi vite qu'il le pouvait, boitant assez méchamment. Martin souffla et tira sur le pan gauche de sa veste. Betty, dans son holster, y avait fait un joli trou. Brave Betty, comment lui en vouloir… Elle lui avait probablement sauvé son portefeuille et le portefeuille d'un inspecteur n'était pas gros, il y avait tout juste de quoi subsister chaque jour pendant un mois. Pas d'excédent, pas de bonus. Brave Betty…

Alors son arme, Martin ne la dégainait que quand la situation l'exigeait.

Il arriva bientôt aux portes de la ville d'où il fallait une bonne dizaine de minutes pour rallier Holy Kark à travers les champs. Juste le temps de récapituler la situation. L'attendaient aux jardins publics le commandant Jules Divern, le mécanicien spécialiste Henry Mernon et le médecin légiste Luke Williamson (aucun lien de parenté avec Johnson Williamson). A priori, les questions à poser aux intéressés étaient évidentes : « erreur de pilotage ? Dysfonctionnement de l'appareil ? Crise cardiaque ? » Crise cardiaque ? Vraiment ? Les deux pilotes auraient eu une attaque en même temps ? Ou serait-ce plutôt un meurtre ? Si ce n'était pas le cas, pourquoi la présence de Luke ? Martin Felder devint tout d'un coup sceptique. Il changea son fusil d'épaule et vit l'affaire sous un autre angle. Un médecin légiste pour établir la cause de la mort. Affairer au meurtre. Plusieurs scenarii possibles. Le premier : les passagers ont buté les pilotes. Complètement stupide de leur part, un pur suicide vu le crash. Le second, avec une nuance par rapport au premier : une rixe entre les pilotes et les passagers ou entre les passagers tout court. Manque de bol, les pilotes succombent, l'avion tombe. Le troisième : un empoisonnement ou des tirs extérieurs. Le plus plausible : un commanditaire et un meurtre camouflé en accident d'avion. Le tour est joué, Martin Felder a résolu l'affaire. Si seulement ça pouvait être aussi simple. L'audition des trois gaillards le mènerait de toute façon vers l'une de ces trois hypothèses ou quelque chose y ressemblant. Du haut de son expérience, Martin avait un flair certain pour capter les comportements insidieux de criminels.

La vieille arche en bois de Holy Kark à demi branlante et dont le bois séché se craquelait de jour en jour, depuis toujours. Elle tomberait bien sur quelqu'un à un moment ou un autre. De préférence pas sur sa Steadler au risque de finir en un joli feu de bois.

Le bourg de Holy Kark était charmant. A son entrée, juste après la vieille pancarte, s'étalaient nonchalamment des parterres d'herbe et de fleurs colorées. Le maire les chérissait comme ses propres enfants – admettons qu'il eût été un chaud lapin. Depuis son investiture, son village était devenu la ville fleurie du pays et avait amassé assez d'argent pour voir sa réputation grandir. Oh, il n'y avait pas de racaille à Holy Kark, enfin pas énormément. Il y avait surtout des gens riches qui avaient fait fortune on ne savait comment. Des dames en peau d'ours ou de furets, c'était monnaie courante dans les rues paisibles du village. Des bichons en peau d'ours ou de furets, ça aussi, c'était monnaie courante.

Les jardins publics n'étaient pas très loin de l'entrée principale. Martin se gara en face de la boulangerie de Bill Krimsbierg. Ce dernier faisait un pain excellent et des viennoiseries de même acabit. Aussi, Martin ne se priva pas d'aller y faire un tour pour acheter un pain au chocolat qu'il savoura sans tarder. Les petits plaisirs de la vie, c'était ce qui faisait la vie, pensait l'inspecteur qui s'essuya les mains, traversa la route et entra dans les jardins publics à la clôture haute et finement ouvragée, par un haut portail aux portes fermées gardées par un policier. Martin n'avait pas eu besoin de sortir sa plaque pour faire valoir ses droits, il était bien connu dans le village et le policier qui gardait l'entée n'était en fait que Dorian Felder, l'un de ses neveux, pas son préféré. Le célèbre inspecteur était l'aîné de trois frères. Si lui avait voué sa vie à sa carrière, ses frères étaient devenus des citoyens tout à fait respectables et avaient forniqué de si nombreuses fois qu'ils avaient eu chacun cinq enfants. Oh, Martin avait eu femme aussi – une vraie relation – mais éprise de jalousie, la brave Betty lui fit la peau. Du moins était-ce ce qu'aimait raconter Martin. La vérité était qu'il rentrait à des heures déraisonnables, enquêtes obligeant, et qu'il détestait par-dessous tout faire la vaisselle. Malheureusement, selon son ex-femme, Katy, un homme qui n'aimait pas faire la vaisselle n'était pas un homme sur qui une femme pouvait compter. Une femme non, mais la police et tous les citoyens, oui, pensait l'inspecteur. Chacun avait ses priorités dans la vie, songeait-il aussi. Et en ce moment, sa priorité était de résoudre l'affaire Porumna Airlines.

Les jardins étaient véritablement somptueux. L'herbe était parfaitement coupée et verdoyante. Les arbres étaient feuillus et les fleurs magnifiques. Des bancs parsemés sur ces tapis verts étaient parfaitement propres, comme les réverbères – les bichons étaient priés de faire dans le caniveau. Hélas, le tableau, si somptueux fut-il – et si le maire voyait ça, se dit Martin – était abîmé par la carcasse d'un avion affalé en plein milieu des jardins, le nez dans la marre désertée par les canards. A dire vraie, la terre avait aussi été toute retournée sur une vingtaine de mètres dans le sillage de l'avion. Il n'y pousserait pas d'herbe avant un certain temps mais qu'importaient les lubies du maire, l'affaire allait enfin s'éclaircir.

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