Claire

Jean François Joubert


 

 



Une perle de sueur lentement goutte sur mon front, je viens de perdre le contrôle de ma vie comme si le diable tirait les ficelles, et mon esprit devient élastique. J'avais peur des mygales, du froid,   du Sud, de marcher dans les villes aux capitales commençant par un B, et voilà que mon sang tourne au vermillon, si rouge, plus lion du tout. Mon astre m'avait doté d'une certaine logique, piéton je passais au vert, conducteur, je m'arrêtais à l'orange, en contrôlant dans les rétroviseurs. Le risque était toujours calculé, pas un pas en arrière sans se retourner, d'ailleurs mon psychanalyste me donnait des conseils, il me disait de me terrer dans mon antre, de lire des livres sur le sujet, de lui parler, de le payer, et tant que je pouvais le spécialiste me suçait mes derniers deniers. Pourquoi ? Pour que j'aille mieux que je perde l'envie de passer autre chose qu'un foulard sur mon cou, Oh non, cet être n'avait pas peur que je me perde à Beyrouth, loin des doutes, non l'horloge tournait et je bavassais en paix et en payant quelques centaines de francs, sans savoir réellement l'impact sur mon subconscient, dans son fauteuil à quatre pattes, il avait l'avantage de sa position, il connaissait l'heure exacte du prochain rendez-vous pendant que je lui expliquais qu'enfant en tentant de créer un ascenseur j'avais failli perdre le souffle, l'essence de vie, le jeu était d'une simplicité, un arbre, une corde, l'un grimpe, l'autre reste planté tel un chou-fleur dans le sol, le plus lourd grimpe, je le disais, et l'autre attend le saut du sot, la corde se tend, et l'ascenseur se crée, la loi de la pomme qui tombe sur la tête, Newton , je crois. Nous aurions du monter au ciel si nos deux gorges n'eut déployé nos deux ailes invisibles, et surtout notre voix, en criant maman !

Je vis chez ma mère j'ai trente deux ans, et je dois me taire. Á qui dois-je ce silence ?

Petite créature aux allures androgyne, je me perds dans l'espace, dans la rue, si je croise une ombre, je saute, je désespère qu'elle me perce, qu'elle me croise, qu'elle passe entre mes seins, je suis muette terrorisée par un rien. Un panier de roses dans la main, je me cache, si je traverse vers midi, une plaine, je peine, que je passe sous une échelle, ou que je voie une noce d'étourneaux. J'ai peur !


Est-ce normal docteur ?


— Non, la normalité n'existe pas, vous avez une route a tracer, et…

— J'existe !

— Hum, oui, bien sûr vous êtes de chair et de sang, vous…

— Le bleu me tue, dès que je vois la mer, je sens mes cinq sens qui perdent le Nord, je ne suis pas un oiseau à l'esprit magnétique. Suis-folle ?

— Non, je ne  vous qualifierais pas comme cela. Vous avez un oedipe compliqué, voilà pourquoi…
— Qui voulez-vous que je tue, mon père ?

— Hum, noon !

— Ma mère…

— Prochaine séance.

— Déjà, je viens à peine de commencer.

— Vous aurez de quoi réfléchir sur le sujet.


Je sors. Je sens que l'on me jette un sort. Je me planque depuis qu'il m'a plaqué de peur de le croiser, je suis amantophobe. J'ai la phobie des ex, une de mes excentricités paraît-il ? j'ai l'instinct fragile, l'instant gravé dans ma mémoire celui de la chute. Je suis tombée de haut et personne ne m'a relevée, depuis je vivote, je me soûle de gargote en gargote, je me promène la nuit, lunettes noires sur ciel gris. Vous voyez, je suis aveugle !


Non, je n'ai pas ce handicap pourtant ma vie tourne au cauchemar, façon cachemire, la solitude de l'errance dans les zones troubles de ma cervelle. Tout a commencé un dix-sept juillet, la France avait gagné quelque chose, un truc où chaque fois que vous passiez le pas d'une porte, des gens criaient et un, deux, trois, zéro, ils savaient pas calculer bien loin, pensais-je sur le coup ! Et non, là un être qui se cache, je vois sa démarche de chat, il chaloupe de la hanche, et lâche un sourire. J'écoute, il fait chaud, j'enlève mon pull polaire, et fredonne la chanson de Léonard Cohen « i'm your man », je ne sais pas pourquoi, je suis une fille sage normalement. Mais là, je suis scotchée quelque chose se passe un fil électrique alimente ma folie naissante, je suis froide d'habitude, son attitude me marque car je remarque cette étincelle de son regard. Une sorte de beauté éphémère, je n'allais pas consulter à cette époque là, je ne croyais pas aux chimères. J'avançais au cœur de mon insouciance, sans connaître ma chance, cette chance de croiser l'âme sœur. Il commanda un verre, si je me souviens bien c'était un gin fizz, pas un truc ordinaire, une bière, ou un chocolat chaud, non l'été battait son plein, et l'arc-en-ciel de ce matin était une erreur du divin créateur. Je le fixais du haut de mon mètre cinquante-deux, et des poussières, quand vous mesurez un mètre cinquante-deux, vous comptez les poussières, et les autres, ceux que je ne calculais pas continuaient leur chant, en buvant, et un…

Une boule de flipper, il joue. Je jubile. Il n'est pas comme les autres, son col est ouvert, son torse presque imberbe quelques poils de ci de là, ses yeux sont comme le ciel, gris recouvert de bleu. Je cesse d'avancer, je ne suis pas née dans une capitale commençant par la lettre B, alors je peux paraître presque normale, je peux m'asseoir sur un tabouret commander un café, enfin demander un café, car je n'aime pas donner des ordres, chez-moi c'est le désordre qui prévaut !

Le barman me sourit, un sourire commercial le même pour tout le monde, il faut dire que ce métier n'est pas facile, vous marchez beaucoup et votre fossette se creuse, si ce ne sont pas des rides qui ressortent au bout de dix ans de bouche ouverte sur des dents écarlates. Je me perds dans ma tasse, je désespère de l'ambiance de ce rade, pas de bol, ils continuent de chanter leur ode mathématique cours primaire, ça me bassine lesneurones qui n'ont pas besoin de cela. La foule, le fool, aux cartes c'est pas mal, mais je préfère le carré, mes pensées divaguent, je me perds dans les couloirs de ma mémoire, et surtout je lui tourne le dos, il ne doit pas me voir, enfin rien d'autre que mes épaules, et la bretelle qui retient la vie de mon corps de femme. D'habitude, j'ensorcelle les hommes, ils veulent savoir sur quel bord je vadrouille, si je mange des grenouilles, je ne sais ce qu'ils veulent, enfin, j'ai une petite idée tout de même. Je reste le regard tendre hagard, et je pense au train qui doit m'envoyer vers un petit havre de paix. Et là les olés, un ola, je prends ma polaire, la pose sur mes épaules, et sa voix qui me traverse l'esprit, me trouble.


— Mademoiselle, euh vous oubliez votre sac !


Où avais-je la tête ? Elle était pourtant bien posée sur mes épaules, je dégringole de mon tabouret, l'effet du café, on ne se doute jamais assez des effets secondaires de certaine habitude.

— Euh, merci !


Je me baisse. Je vais sortir. Un détail m'attire mais pourquoi moi, pourquoi lui, et pourquoi les astres brillent aujourd'hui ?


Sans hésiter je lui saute au cou, et lui me porte ça nous transporte vers un endroit tout blanc, une éclipse de soleil, ou le contraire. Vous comprenez que je n'allais pas à Rome, je perdais toute notion du temps, des tempêtes, du Nord, de l'Est, et le reste. Le mot bien prenait tout son sens, nous nous étions à peine parlé, et le brouhaha des conversations du bar meublait le silence. Je n'arrivais plus à me détacher de son corps, je sentais sa puissance, sa science du jeu des corps, pas de doute cet homme avait le sens de la rencontre fortuite, lui ne masquait pas son plaisir de me tenir ferme dans ses deux bras, et un, deux, trois, zéro.

Là, j'évite les détails mais nous sommes partis en vacances et coup de chance, Porto, Madrid, San Sébastian, pas de ville en B, pas de lettre capitale, il habitait Paris, je le voyais par à coup, et toujours ce plaisir de se sentir, deux amants qui s'attirent, le bonheur, quoi ! Et un jour, boum, la chute, me voilà malade nous nous baladions près de la Seineet je vois un ex, un amant justement. Je me cache, mais il me voit, et le comble au lieu de poursuivre son chemin, Gérôme vient me voir, les dents blanches en bandoulière, je ne sais plus que faire car je crains l'éveil du malin, le cœur jaloux de mon compagnon. Nous parlons peu, mais c'est déjà trop, la magie vient de s'effacer et pourquoi n'étais-je pas une sainte vierge. J'avais une vie de courant d'air avant, je voyageais de conquête en conquête choisissant au mieux des cons de compagnons pour ne pas m'attacher. Il ne restait que la fuite, sa main se fit poisseuse, et moi moins heureuse, cette rencontre insolite sur fond de jardin des Tuileries avait terni le tableau. Mon second moi prenait des vacances, il ne me serrait plus aussi fort, son corps se détachait du mien, notre amour naissant tenait à disparaître tel une chouette hulotte dans la nuit courante. Une simple rencontre, un hasard mal né, et la sacro-sainte jalousie nous avait piégés, effacée la confiance, finis les bals, nos fiançailles, la Saint-Valentin. Kesako ?


Un quai de gare, un dernier regard, et me voilà seule.


Mon amour m'avait quittée comme une mouche quitte une brindille sans faire attention aux dégâts des eaux, sans vouloir me nuire, j'avais mal, et le problème ne faisait que commencer, me voici boulotte, au repos et sans travail, je mange pour calmer mes nerfs, mon mètre cinquante-deux devient mon tour de taille, je veux quitter le monde par la petite porte, ne dire au revoir à personne, je suis sonnée, et le chocolat devient ma religion, le seul aliment qui m'apporte de la chaleur. De plus j'aime me cacher, je ne sors plus, je lis, et désespère de le revoir, de m'asseoir sur un banc de parler enfant, en mode enfant, sans trop de mots pour masquer le vide. Voilà que je croise des restes d'aventure dès que je mets le nez au dehors, l'orage crache sa rage car je croise des vieux amants sur un pont. J'ai peur. Ils se gaussent de me voir si terne, sans maquillage. Je ne fais plus mon âge, et je reste dans une torpeur indicible, un état transitoire, où les rêves s'absentent, je deviens mièvre, j'arrête de poser mes fesses sur des tabourets de comptoir, je n'écoute plus ni le vent ni la musique, à peine si les moineaux me rendent le cœur tendre. Je m'adresse directement aux voix du ciel, je demande une refonte du siècle, du socle de ma vie, un retour en arrière, vierge de tout mauvais tour, que je ne croise plus d'ombre de ma vie, que je puisse voler vers lui, vers son amour, vers ses bras, vers son torse, et qu'il me raconte des histoires que je puisse dormir tranquille sans oreiller, sans un autre oreiller que son torse puissant et imberbe, je l'ai déjà dit. Je fonds telle une boule de neige artificielle en larmes sur le seuil de ma solitude, et voilà que les angoisses surgissent de l'inconnu. La peur au ventre, aux jambes partout où je pose mon esprit, je respire l'instant dans sa fragilité, je perds contact avec le monde qui m'entoure au vingt-heures des avions s'écrasent, et je pense à ce que nous avions, un temps d'absence, une folle conscience d'être deux heureux. Je m'abandonne. Je me quitte. Je n'ai plus d'espoir et sans lui comment vivre ?


Une question qui ramène à des certitudes, être seul n'est pas une sinécure. Je devrais marcher pour ne pas crever avancer pour lutter, me battre contre des fantômes qui heurtent et me brisent l'égo.


J'ai tout perdu Beyrouth la déroute dans ma tête. Je suis un fruit défendu, une erreur de casting, un être ectoplasme. Ma phobie des mots à huit lettres n'est rien face à ma nouvelle folie, celle de ne plus croiser le charme d'un homme. Je me retire des affaires. J'ai trente ans, et je clame mon innocence. Un dé dans la main, je cherche une solution pour cesser d'être une autruche la tête dans le sable, les balles volent, les moustiques piquent, et moi, je ne suis rien sans sa main. Je me terre comment faire taire cette souffrance en quittant la France ? Des envies de voyages tenaces, mais je suis sur la menace de recroiser la route d'un amant de devenir poussière, de rejeter un sort, un sortilège, j'ai peur de vivre tout simplement.

Et puis un matin, je croise son regard, une taupe. Je me rapproche de son trou, nous faisons connaissance, elle ne parle pas ça me rassure, dans le jardin elle met son grain de sel, en soulevant la terre, et le sable, je compte son nombre de galeries ça m'amuse, je pense à elle tous les jours, si discrète, si tenace elle efface ma menace de tout quitter, je tends la joue, et j'attends un coup de téléphone, une lettre quelque chose pour m'aider à vivre, et puis la taupe me délivre de ce mal en mon essence de vie, sa croissance, sa vue abstraite me pousse à payer mes traites, je re-patauge dans la vraie vie, je n'ai plus d'amis, plus d'amant, plus d'envie, et pourtant je respire encore le couloir de nos nuits bleu phosphorescence quand le chemin de l'absence ne tenait pas la route, tant à deux nous ne faisions qu'une paire d'yeux, mais que fait Dieu ?


Je m'exile sur une île aux pins parasols, celle d'Yeu sans hasard. Des bateaux mettent leurs voiles, et brisent le silence quand elles se hissent sur le mât. J'observe, et je câline ma taupe que j'ai prise dans mes bagages, elle consent, ne dit mot alors tout va bien. Ici, j'ai peu de chance d'exercer ce douloureux constat d'être amantophobe, mon palmarès est endormi et depuis que les canons de la beauté requièrent d'être à sec de graisse, je mange pour oublier la bonne humeur, le bonheur englouti façon pizza aux orties, glace à la vanille, et chocolat mascarpone, ça vous étonne ce suicide alimentaire ?


Non pas vraiment nous sommes tous faits de la même sauce élevés au grain de sucre d'orge. Je complote dans mon exil, compose des compotes, me dore au soleil quand il daigne ne pas se cacher. Je vis quoi ! Et je visionne de vieux films aux répliques aussi savoureuses qu'une tarte à la crème. Voilà l'équation de ma situation. Je voudrais revoir l'homme qui m'a quittée un soir de mai, et oublier qu'il est lui aussi devenu un amant de fortune, une gloire du passé, un passage à niveau. Je me pose trop de questions et je devrais me rasseoir, boire une tasse de café au lait, et puis oublier mes peurs imbéciles, celle de discuter avec les ombres des saules pleureurs. Je devrais me lever la tête vide, ne plus broyer du noir, et aller droit vers un fronton, un bout de cale qui mène au large, perdre un peu d'essence de foie, maigrir, agir, me débarrasser de mon imperméable, et mettre une armure, or ce n'est franchement pas possible, il n'en existe pas à ma taille c'est tout. Je suis germanophile et amantophobe, un comble si on y pense bien, car je ne suis jamais sortie en compagnie d'un aryen, j'ai toujours choisi le crin noir, ça craint, bien fait pour ma pomme maintenant, j'explose et les cieux se remplissent d'adieux, je suis une petite chose, un être malhabile, une débile, alors je me soigne de ce mal de vivre en mangeant des fruits secs, ils m'évitent de pleurer, d'aller au bois pisser contre les arbres ou derrière un buisson je m'agenouille, terrible nouille, j'aimeraisme sentir vivante en mâchonnant ces mets de choix, et puis voilà que je perds de vue ma taupe, elle a creusé une galerie de trop, trop c'est trop. Je n'ai plus d'ami que le vent qui caresse mon dos, mes mains, et je chante en oubliant mon malheur, je sublime la couleur, me voilà peintre de rues vide de sens. Je veille, et deviens vieille, ma peau se tanne, je me damne, j'appelle la force du diable pour recroiser sa route, prendre le bon tournant, et puis ne plus ne plus jamais lâcher sa main, ne plus croiser Pierre, Paul ou Martin…


Un voilier m'attend. Je pars. Où ?


Ailleurs que sur ce bout de terre, une île.


Qu'est-ce que je cherche ?


Une ville.


Sans lettre capitale, sans maux pour oublier que mon cœur est maudît, pourtant ni reine, ni poète.

Je plonge ma tête dans l'eau glacée, et soudain, je revis. Morte, la lame de fond m'a tout pris, le corps et l'esprit, me voilà étoile filante quelques secondes de pensées, et je ne suis plus rien d'autre qu'une lumière qui s'éteint. Au revoir les amis. Adieula famille. Je ne suis plus qu'un filigrane de pensée sauvage. Une nage dans l'oubli mon nom sera marqué sur une tombe vide.

Une autre vie ?


Non merci.

 

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