Mort sans crédit
valjean
Mourir est toujours un moment difficile, mais il y a des façons de mourir qui sont plus désagréables que d'autres. Vous êtes-vous déjà demandé ce que l'on ressent quand on est déclaré mort, que l'on est enterré et que l'on se réveille, enfermé dans un cercueil sans aucune possibilité de contacter le monde extérieur. Atroce, non ?
C'est exactement ce que je suis en train de vivre, sauf que moi je suis en vacances avec ma femme et mes enfants et que j'ai simplement voulu faire plaisir à mon vieil oncle qui ne tient pas sa parole.
Pourquoi l'ai-je cru ? Oui pourquoi ?
Cela fait dix ans que nous allons dans cette maison de famille, chaque été, au cœur de la Haute-Saône, dans cette bourgade sans histoire, sinon celles que véhiculent le passé. Dix ans, depuis la mort de l'oncle Louis, son dernier occupant.
Au début cela faisait bizarre de s'installer dans cette maison peuplée de souvenirs et de fantômes, en plus des araignées. J'étais à moitié rassuré moi aussi, mais je l'expliquais aux enfants « ce sont les fantômes de vos ancêtres, ils sont gentils ». Alors les enfants ont cessé d'avoir peur, et même moi, je me suis habitué aux sifflements joyeux qui se font entendre plutôt la nuit, quand la maison est endormie et aux frôlements qui me réveillent parfois la nuit. J'ai mis cela sur le compte de l'oncle Louis qui ne devait pas être content que j'occupe sa chambre pour y dormir.
Alors, avant-hier, quand j'ai été réveillé par les mêmes frottements, et qu'une voix, qui ressemblait étrangement à celle de Tonton Louis, m'a chuchoté « Tu ne veux pas qu'on échange de place, juste quelques heures ? », je n'ai pas été surpris ou effrayé, et j'ai répondu à la voix
« Enfin tu parles, Oncle Louis !
Alors, content que nous n'ayons pas vendu la maison ?
Tu vois, tu n'avais pas à t'inquiéter ! ».
« C'est justement pour cela, que je viens te voir. Je sais que tes parents ont fait faire des travaux ».
« Oui, ils ont fait installer des toilettes, et une douche aussi. C'est beaucoup plus agréable que d'aller au fond du jardin »
« Ils ont pas touché la maison, au moins »
« Ben, c'est pas tout à fait comme tu l'avais imaginé. Mais c'est tout ce qui a bougé ».
« Je sens cela, mais je ne peux le voir. J'ai besoin de le voir, Jean. Laisse-moi changer avec toi quelques heures, le temps de voir ce qui a bougé dans la maison et de me promener aussi dans le jardin »
« Changer ?
« Oui, mes voisins du cimetière le font beaucoup. Il suffit qu'un vivant accepte de prendre la place d'un mort et celui-ci revit quelques heures.
On fait cela plutôt la nuit, pour pas effrayer les vivants. Il y a qu'à toi que je peux le demander. Ça ne marche ni avec tes parents, ni avec tes frères et sœurs.
Il faut trouver une personne qui croit à l'invisible ».
On s'est toujours bien apprécié avec l'oncle Louis, alors j'ai dit oui, comme cela sans réfléchir, pensant qu'après il cesserait de hanter la maison.
Un peu comme le font, d'après ce que j'ai lu, les âmes errantes qui ne trouvent pas le repos, dans des endroits oû ils ont souffert.
J'ai dit oui, et me voila allongé et serré dans ce cercueil, dans l'odeur insupportable de décomposition de son dernier occupant, en train de penser à ce qui se passe parfois quand les communes récupèrent des concessions et que les employés s'aperçoivent que les cercueils ont été grattés férocement de l'intérieur, par des occupants qui ont été enterrés en état de mort apparente, et qui se sont réveillés ainsi.
Vous croyez qu'on met du temps à mourir ainsi, qu'on a soif, qu'on s'asphyxie ?
J'ai même lu qu'on avait retrouvé des corps, avec les mains enfoncées en partie dans la bouche, ils s'étaient mangé les doigts !
Pourquoi l'oncle Louis ne revient-il pas ?
Est-il en colère parce qu'il s'est rendu compte que l'on a percé le mur de la cuisine pour y adjoindre la nouvelle salle de bain.
Ou est-il en train de ranger ses écrits ?
C'est vrai que je lui avais promis de les taper avant qu'il meurt.
Est-il mécontent que les vieux lits aient été jetés à la déchetterie ?
J'y suis pour rien, j'ai dit que je n'y étais pas favorable, mais quand on habite loin on n'est pas le mieux placé pour donner son avis.
Ou alors m'en veut-il d'avoir cru à la rumeur qui circulait sur lui dans le village et de lui en avoir parlé ? Sa réponse m'avait laissé sur ma faim.
Mon téléphone sonne. Je suis avec mon téléphone ! Sauvé.
Sauvé, non, je suis trop comprimé dans le cercueil pour attraper le téléphone dans ma poche arrière.
Putain, reviens, Oncle Louis !
De toute façon, il ne peut pas rester dehors comme cela, un mort ne peut pas rester dehors. A moins d'avoir pris mon apparence.
En plus, j'ai cette envie de pisser qui se fait de plus en plus pressante.
Quand j'ai éteint la lumière hier soir, j'avais un peu envie, mais comme je me lève toutes les nuits, je ne me suis pas inquiété.Trop froid.
J'entends du bruit. Est-ce l'oncle Louis qui revient ?
«Oncle Louis c'est toi ? Dépêche-toi, il faut vite que j'aille aux toilettes !
Mais non, ça vient du cercueil en dessous. Voyions c'est qui sous le cercueil de Louis ? Pas la Tante Berthe, elle est là depuis 1921, ni l'arrière-grand-père. Lui c'est en 53 qu'il est mort.
Ou bien Pépé ? Bon sang, c'est le cercueil de la Mère Marguerite. Je crois entendre la voix étouffée de Sylvie. S'est-elle fait avoir aussi. « Sylvie. Sylvie ? »
Elle ne m'entend pas.
Que vont devenir les enfants ?