Cléopâtre
Wilou Riamh
Faire chauffer au bec bunsen... notez bien la couleur du précipité... Les mots se perdent un peu. La quinzaine d'élèves s'applique sur le TP de chimie. Ils sont en terminale scientifique. Dans quelques mois, ils seront adultes et bacheliers. Dans quelques mois, ils iront en fac... Mais pour l'heure, une élève regarde le contenu du tube à essai. Les yeux presque fermés.
Elle repense à ces bouts de papier colorés collés n'importe comment sur des grandes feuilles. Les arts plastiques chez les gamins de quatre ans s'apparentent souvent plus à du gribouillage et des trucs moches à moitié déchirés collés à l'arrache. Les petits artistes n'ont pas encore la dextérité et le recul pour faire du travail ordonné... et de toute manière, ce n'est pas ce qu'on leur demande.
Elle repense à six ou huit enfants, assis autour d'un groupe de petits bureaux.
- Moi je dors comme ça.
- Et moi comme ça.
Et tout le monde pose la tête et les mains sur la table, comme sur un oreiller. La tête tournée vers la droite, les deux poings fermés de chaque côté.
Elle repense aussi à ses crocodiles qui impressionnent les institutrices. Oh, elle dessine bien ! Et du coup, elle repense à toutes ces heures passées dans sa chambre à dessiner et inventer des histoires. Elle repense aussi à ses angoisses.
La persistance rétinienne. A cet âge, on ne sait pas ce que c'est, mais on en voit les effets. Des flashes colorés qui clignotent ici et là dès qu'on regarde autre chose de moins lumineux... ces flashes peuvent être effrayants. Elle revoit très bien l'immense tache verte menaçante qui semble traverser la table. Maman, au secours !
Elle revoit aussi les petits dortoirs. Mais c'est pour les bébés, ça ! Moi je veux pas dormir ! J'ai pas sommeil ! Alors elle va jouer dans la cour, avec les grands de maternelle. Ceux qui n'ont plus besoin de dormir. Elle a des bottes de pluie rouges, comme un autre, un garçon de grande section. Ou bien est-il déjà en CP ou en CE1. Il semble très grand. Ils se font la courte échelle, à l'extérieur, et regardent les autres dormir, par la fenêtre. Non vraiment, on peut pas la faire dormir au milieu de l'après-midi, et puis quoi encore ?
Puis elle repense à ce que sa mère lui disait souvent. Ton premier jour d'école, je m'en souviens comme si c'était hier. Arrivée là, t'as lâché ma main et tu m'a plantée là, sur le pas de la porte, pour aller jouer dans un coin. T'as ramassé un jouet, et t'as oublié le monde environnant. J'en suis restée comme deux ronds de flanc. Les autres pleuraient, comme la plupart des enfants.
Elle, ça la fait rire. Elle a jamais compris pourquoi les autres enfants pleuraient. Même en primaire, en classe de neige. Elle pigeait pas le sentiment de « manque ». Alors les autres qui pleurent papa maman alors que franchement, on est à la montagne, c'est génial, nan, elle a pas pigé.
Puis elle se souvient des danses en rondes. Tous les élèves se tiennent la main. Sauf qu'elle est souvent en retard parce qu'elle prend du temps, dans son monde, à se raconter des trucs qu'elle aura oublié le lendemain. En tout cas, quand elle atterrit, les autres ne sont plus là, elle est seule. Elle passe la porte et va dans l'autre salle, la grande salle, avec des tapis et des ballons. Ils sont tous là, à chanter en rond. Et je fais quoi, moi, maintenant, je connais pas la chanson, moi ! Et pis j'ai pas forcément envie de danser. Alors elle ose pas vraiment briser le cercle. D'ailleurs, où le briser ? Mais les profs sont là pour ça. Heureusement. Parce que le monde des enfants est quand même bien chaotique !
Tous un tas de souvenirs se déversent dans sa caboche. On aurait dit un robinet ouvert. Une odeur de cobalt un peu brûlé lors d'un TP de chimie. Ça lui faisait penser à la colle dans les petits pots. La spatule intégrée au couvercle. Tout le monde la mangeait, cette colle. Mais elle, elle allait toujours se laver les mains, elle ne mangeait pas la colle. Mais elle sentait rudement bon quand même.
Alors maintenant, elle revient au présent, et note ses observations sur sa feuille double grands carreaux. Deux camarades à côté d'elle font de même. Elle regarde les autres, ils se préoccupent sans doute pas de l'odeur. Même quand elle leur demande, ils disent « nan, ch'ai pas. » Puis elle écoute un peu les autres. Ils parlent de tout, de rien. Les filles parlent des garçons. Elles comparent les tubes à essai. Elle sait pas comment ils font, les autres. Ils vivent tout un tas de trucs qu'elle ne vit pas. Ils savent parler aux autres sans avoir peur, sans se sentir ridicule. Elle, elle sait pas tellement aborder les gens. Encore moins les garçons.
Même avec les autres, au fond, elle est un peu seule. Elle se sent jamais vraiment intégrée. Elle ne s'identifie pas à eux. Pendant qu'ils causent de filles, de garçons, elle est obsédée par cette odeur, et par ces détails de son enfance, des choses auxquelles elle n'avait plus pensé. Le précipité est bleu. Chui juste pas comme les autres. Pis d'façon, tout l'monde s'en fout.