Clichés nocturnes ou écrire sans savoir 2/2

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Ils étaient sortis, et tout de suite la nuit était là. Enfin, ce qui passait d'elle entre les lampadaires était là. Dans les rues, les groupes de fêtards éparpillés faisaient un beau boucan, très chaleureux. Il n'était pas très tard. Ils étaient remontés sans s'en rendre compte vers son appartement.

 

« Tu voudrais que je te dise vraiment pourquoi j'écris ?

-          Parce qu'il y a une raison véritable à ça ? l'avait-t-elle taquiné.

-          Oh, sans doute. Peut être plusieurs, tout est toujours un amas de choses qui se lient. Bref, c'est vrai que j'ai du mal à aligner les mots. Je n'y peux rien, c'est comme si je ratais toujours mon premier pas. Manque de technique, peut être. Va savoir.

-          Tourne pas autour du pot.

-          J'ai essayé de ne pas écrire. Enfin j'ai réussi. Un temps. Et ça s'est mis à me manquer. L'envie, le désir, ça s'est mis à me manquer. Ecrire, ça me donne envie de vivre comme un matin à contempler le soleil. Et plus, je me sens vivant. Y a des choses que tu ne ressens qu'en écrivant. Cette sensation, tu sais, de toucher à la vérité, comme ça. De t'approcher. Ce truc dans la poitrine, qui est comme un silence qui laisse une braise, et quand tu écris, le monde souffle dessus et ton sang siffle comme une tempête.

-          Mais tu sais bien qu'il n'y a pas de vérité, non ? Il y a des vérités. Tu le sais, non ?

-          Oui.

-          Alors ? Qu'est ce que ça veut dire ?

-          Tu me poses une colle. C'est peut être se rapprocher de soi. Je ne sais pas. Le soi physique, de son corps, et le corps, bon, il faut quand même convenir que ça n'arrête pas de voir, de sentir, de battre et de chanter à sa façon. C'est, mine de rien, toujours dans le monde puisque c'est compris dedans. Et c'est plein de cette joie de toucher et d'être touché.

-          Pourtant des fois, tu t'arrêtes et tout semble assombri sauf une vague ligne d'horizon blanche comme une flèche de neige, et puis rien n'a de sens.

-          Rien.

-          C'est notre tragédie, tu sais.

-          Rien n'a de sens, et nous continuons. Rien n'a de sens. Mais il arrive que. Tu ne voudrais pas monter sur le toit là ? Avec l'échafaudage. T'as déjà vu les toits de Bruxelles ?

-          Oui et j'adore ça. Mais ça fait quand même vieux plan drague. Encore.

-          Oh, le vintage, ça garde de sa valeur tu sais. »

 

Il avait toujours son regard planté dans les rémanences d'hier. C'était comme les algues que laisse trainer le jour, sur le ciel, lorsqu'il passe. Il était là. Bien là. Froid et café, sourire et cigarette. La brume se levait doucement et tout ça se chauffait. C'était un soleil amical. Mais il avait la tendresse de ceux qui se réveillent en faisant de la place au rêve qu'ils viennent de rêver. Il faisait la même chose, d'une certaine manière. Il était encore un peu à ce moment de la regarder, pas doucement, mais comme ça, une seconde, puis il sourit et sort. C'était solide. Une montagne, il la sentait, une montagne qui appuyait ses flancs sonores contre ses poumons, son foie. Et le soleil, la cigarette nageant dans le café, la paix, joyeuse. Il était là et bien là, à la place juste, et au moment où il devait y être.

Il avait repris, une fois en haut. La nuit cette fois était un peu plus proche. C'était une de grande lune, et elle effaçait la lumière des étoiles avec sa présence qui n'était pas encore celle du soleil à distinguer les choses du monde. Et cette clarté allaitait tout avec un velouté qui rappelait l'enfance. Même les ombres engraissaient, et elles étaient soudain plus fortes, plus grandes, marquées nettement mais c'était encore la nuit et alors elles attendaient, comme le reste, placidement. Il y avait une teinte d'étain sur tout, et quelques étincelles, parfois, dans le souffle du vent qui lissait et lissait la lumière avec son rabot de plumes. Il avait repris :

« Il arrive que nous nous disions ça. Que tu sortes de chez toi, que tu marches dix mètres ou trente kilomètres, pour être seule. Et toi tu arrives devant un paysage tout assombri, avec cette ligne d'horizon qui est la seule chose lumineuse. Mais on a beau se dire ça. On continue. Pas seulement de vivre. On continue. On cherche, on trouve parfois. Peut être pas la vérité, et quoi exactement, je ne saurais pas le dire. Mais même sans savoir, il y a une faim qui nous pousse.

-          Et qui nous pousse à quoi ?

-          A quoi le monde, à quoi nous poussons-nous nous-mêmes ?

-          Là, tu ne parles plus d'écrire. Plus de littérature.

-          Il n'a jamais été question de littérature. La littérature est un artisanat. De l'ornement. Je parle de ce qui passe de vie dedans. Ce que le potier met de lumière dans ses œuvres, ce que le peintre met de chair dans son tableau, ce qui en nous exige de la vie qu'elle soit de plus en plus vivante. Rien n'a de sens, pourtant, on a beau le savoir, on continue.

-          Oh monde ! »

 

Elle avait à ce moment là une voix en équilibre entre l'amusement et la découverte. Il lui sourit.

 

« Je crois que nous sommes ainsi faits. Que c'est une exigence de notre nature. Quand on y réfléchit, on vient au monde sans même savoir parler. Sans rien y comprendre, moins que des bêtes. Mais nous survivons, puis nous vivons, nos apprenons, puis nous créons. Tu te moques. Est-ce que tu sais comment fonctionne le langage ? Est-ce que tu comprends ce qu'il est ?

-          Sans doute pas bien.

-          Moi non plus. Mais je sais qu'on naît sans l'avoir, et quand on ne l'a pas, il n'y a pas encore de conscience.

-          Et ?

-          Le premier mot d'un enfant, son premier mot, ce n'est qu'un mot. Un seul. Le langage ne fonctionne pas par mots, il fonctionne par phrases. Par unités de sens. L'enfant ne dit qu'un mot, et dans son mot, qui est une partie, il y a tout, indistinctement. Et puis il apprend. Il apprend que les parties différentes les unes des autres forment un tout. Et en même temps, il apprend que le tout indistinct que signifiait ce premier mot, c'est-à-dire le monde, se divise lui aussi. C'est le même processus, mais un à l'intérieur, et un à l'extérieur. De la partie à l'unité, et du tout à la partie. C'est sûrement en grande partie ce travail là qui développe la conscience, tu saisis ? D'abord, il y a soi, et le monde. Et puis il y a soi plus ça plus autre chose plus encore autre chose, et puis le monde est fait de ci, de ça, de truc et de machin. Et finalement, c'est soi qui fait partie du monde et le monde qui comprend soi.

-          Oulà…

-          Le langage est fait pour distinguer, dans un premier temps. C'est ça. Il permet d'abstraire. Tu peux penser à un arbre sans l'avoir sous les yeux, non ?

-          Oui, mais je crois que je ne te suis plus.

-          Et en même temps, si tu parles d'arbre, tu en as un devant les yeux. Un dans la tête.

-          Et tu écris parce que ça te met des arbres dans la tête ?

-          Non, et il eût un petit rire. Non, mais écoute. Pour abstraire, il faut détacher du monde. C'est obligé. Le premier élan du langage et de notre conscience consiste en ça. Et puis nous symbolisons. Mais c'est toujours double. En même temps, on se le réapproprie. Mais plus seulement sous une forme indéfinie. Il existe toujours, ce tout indistinct, c'est vrai, mais on peut désormais le comprendre, parce qu'on en fait partie, parce qu'on est capable, non seulement de le diviser en parties, mais de relier ces parties pour en faire un tout.

-          Tu aurais dû boire plus, tu sais, avait-elle dit gentiment.

-          On se le réapproprie. Et c'est de là qui vient la joie. C'est de là que vient la vie. Et la liberté.

-          Et donc ce n'est pas vrai que rien n'a de sens.

-          Tout dépend comment tu comprends ce mot.

-          Signification ?

-          Il y a toujours celui qui dit, et ce qu'il dit.

-          Le vivant, et le vécu. Alors le sens, la signification, c'est aussi une direction, d'après toi ?

-          Oui tout ce qui fait sens ne peut faire sens que dans le temps. Sinon tu n'as que la forme, pas la flamme.

-          Mais le feu, ça consume. Non ? Je veux dire, ça détruit.

-          Oh, oui, ça consume. Mais il n'y a que le feu pour réparer les désastres du feu. Peut-être bien que la vie prend tout. Et quand elle a tout pris, vraiment, quand nous n'avons plus rien à lui donner, alors on meurt.

-          Alors merde.

-          C'est toi. Tu disais que rien n'a du sens.

-          Une mouche n'a pas de sens.

-          Elle meurt.

-          Et puis elle lui donne quoi, au monde ?

-          Et toi, tu lui donnes quoi ? Je n'en sais rien. Pas plus que toi. Le sens, c'est que tout ça, les plus petits et les plus grands, ça va ensemble, ça respire dans son coin peut être mais ça respire en même temps quand même. Non ça ne veut rien dire, d'ailleurs ça ne dit rien. C'est, et puis basta. Tu comprends ? C'est. C'était et ça sera. Mais c'est, avant. Et le langage ça nous donne à voir. On participe. Parce qu'on peut comprendre. Essayer, au moins.

-          Elle est drôle cette nuit.

-          …

-          La première fois sur un toit, j'étais petite. Je n'avais pas pensé à partager avec quelqu'un.»

 

Un temps.

 

« Tu as vu, tout ça, on croirait les touches d'un instrument de musique. »

 

C'est là qu'il l'avait embrassée. Il s'en souvenait. Elle regardait au loin. D'un regard bien campé, très large et tout à fait solide du fait qu'il faisait des enfants à un de ses passés. Et elle avait tourné ses yeux vers lui. Il avait tourné sa bouche vers elle. Son café bu, il se leva. Il avait faim, le soleil donnait envie de vivre, les rues de marcher, les portes d'écouter, le ciel donnait envie de respirer très fort et le matin, le matin émerveillé donnait envie de naître. Il laissa quelques pièces, sortit une autre cigarette. Tout ça entrait en lui. Le parcourait. Et, au bout d'un temps, touchait un endroit très précis de son thorax, puis de sa tête, où des mots se formaient aussitôt. Il se mit à marcher, et les mots passaient les uns après les autres sous son crâne comme des éclairs ; ils empruntaient ses veines, ses nerfs, retournaient toucher le monde pour en soulever les échos puis s'apaisaient. Il avait faim. D'abord manger. Et puis, peut-être, écrire, mais ça n'était pas sûr. Il y a de la vie qui est faite pour être vivante, et ce n'est pas celle qui est vécue. Manger. Et peu importe par quels moyens on réalise la vie, au fond, que ce soit avec des mots, avec le corps, avec de la musique ou des peintures ; peu importe, vraiment, du moment qu'elle est toujours et de plus en plus vivante.

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