Comble tes failles avec du sublime!

Michael Ramalho

la belle et la bête


"En cas de tempête, le jardin sera fermé". Ce panneau fixé à l'entrée du square situé en bas de chez Mariana la faisait sourire. Pas une expression de joie libre et franche, non. Sa physionomie exprimait davantage une immense tristesse poliment dissimulée. La tempête, c'était le poids sur ses épaules depuis qu'elle savait. Le jardin, c'était son cœur qu'elle avait depuis, fermé à double tour. Mariana était comme anesthésiée, insensible à la beauté de la ville. La magie de cette lumière irréelle, née du scintillement des eaux du Tage et de l'incandescente blancheur des murs recouverts à la chaux, n'opérait plus sur elle. Elle ne prêtait pas attention aux bougainvilliers, jaloux de son parfum, qui s'échappaient des jardins en gerbes colorées et envoûtantes. Emmurée dans ses pensées, Mariana se demandait si la veille, elle ne l'avait pas oublié dans son casier. Égaré dans le tramway ou dans le métro, jamais elle ne le retrouverait. Mariana tournait à toute vitesse à l'intérieur de ce labyrinthe urbain constitué de murs délabrés couverts de graffitis sis sur un sol gris-bleu, pavé de pierres minuscules. Enfin, elle arriva sur la place du commerce. La lumière aveuglante la fit refaire surface. Les examens à l'université approchaient et bien qu'éloignée de tout cela, elle avait révisé toute la nuit. Ses jolis yeux noisettes lui faisaient mal. Se jeter dans les livres à corps perdu, lire jusqu'à pleurer du sang, s'empiffrer de notions plus ou moins abstraites jusqu'à satiété, écrire au point de ne plus sentir sa main. Une autre manière d'essayer de penser à autre chose.

Il était à peine neuf heures et déjà l'endroit grouillait de monde. Les vendeurs à la sauvette arpentaient l'espace les bras chargés d'accessoires criards. Les touristes matinaux, de ceux qui ne veulent pas perdre une minute de visite, tendaient bien haut leurs perches à selfies ou dépliaient péniblement leurs plans de la ville. Des regards d'animaux se posaient sur Mariana. Son corps, souple et harmonieux, affolait dans sa robe légère. Le hasard avait voulu qu'elle fut grise. C'était heureux : rouge et une émeute aurait éclaté. Tandis qu'elle traversait la place, les regards affolés des prédateurs distinguaient à travers l'opacité du tissu, une silhouette ornée d'appétissantes rondeurs, somptueusement sertie par un orfèvre rendu fou d'amour et de désir. Ses boucles brunes dégageaient des effluves de sensualité qui ferraient et hypnotisaient. D'elle émanait le charme de ces êtres inconscients de leur beauté. Cela la rendait plus excitante encore. Mariana travaillait au liberté, café-restaurant sans âme destiné à une clientèle touristique. L'endroit, idéalement situé, décoré avec un mobilier au style impersonnel était une vulgaire machine à faire du cash. Elle n'y travaillait que depuis six mois mais déjà elle faisait office d'ancienne. Le personnel, composé comme elle d'étudiants, changeait constamment. Lorsque le véritable responsable, un dénommé Pedro était absent, Mariana régnait avec douceur sur le personnel, s'occupait des clients avec affabilité et gérait les livraisons avec diligence.

Le "beau Pedro" comme l'appelaient les femmes du Liberté, était mordu d'elle. Dans la conscience qu'il avait de son physique, Pedro était l'exact opposé de Mariana. Il usait et abusait de son succès. Son corps d'athlète, qu'il n'avait de cesse de scruter dans le miroir du bar et qu'il prenait soin d'exhiber sous des vêtements trop ajustés, faisait tourner les têtes. Avec le personnel et les clients, il se montrait dur et cassant. Avant de prendre son poste au stand des glaces, elle se précipita vers les vestiaires. Toute fébrile, elle ouvrit son casier et constata qu'il était vide. Aussitôt resurgit le film de la veille. D'abord, l'aveu auquel avait dû se résoudre sa grand-mère après la découverte de l'album par Mariana. La violente dispute ensuite interrompue par son départ paniqué pour ne pas être en retard au travail. Cette phrase enfin, « Comble tes failles avec du sublime ! » que sa grand-mère, à court d'arguments, n'arrêtait pas de répéter et qui tournait en boucle dans sa tête. Dès lors, une brume épaisse d'angoisse l'avait enveloppée sur le chemin du restaurant. Et visiblement, sa mémoire en avait souffert. Mariana chancela. A peine l'avait-elle trouvé que le destin cruel le lui arrachait. La porte menant à cette réalité alternative s'était refermée aussi brutalement qu'elle s'était ouverte. Le visage blême, elle prit son service. Mariana était capable d'annoncer les parfums des glaces en trois langues. Le Liberté en proposait une douzaine. Les préférés des touristes étaient la vanille, le chocolat et la fraise. Le thé vert et la pistache se vendaient mal. « Comble tes failles avec du sublime ! »

Planté au milieu de son gigantesque appartement, Pedro s'arrachait les cheveux à pleines poignées. Ses foulées nerveuses piétinaient sans pitié les cadavres de mèches brunes jonchant le sol. Où était ce maudit album photo ? Bon sang ! Qu'est-ce qui lui avait pris ? Ouvrir le casier de Mariana avec son double et le lui voler. Les sentiments qu'il éprouvait à son égard le perturbaient. Bien sûr, il débordait de pensées crues et inavouables en imaginant le corps dénudé de Mariana mais cela allait plus loin. L'apparition de la jeune femme avait ranimé son âme. De rutilants sentiments d'addiction, d'empathie et de considération résonnaient en lui. Dans sa façon de concevoir une relation avec elle, la seule satisfaction de son plaisir bestial ne se situait plus au centre de l'équation. Une fois ses fantasmes assouvis, il s'imaginait en paix, se promenant main dans la main avec elle, affrontant ensemble la monotonie du quotidien. Le surgissement de Mariana dans son existence apportait une brillance plus nette et chaleureuse dans sa conception des êtres et des choses. Le matin, il se surprenait à regarder le ciel cristallin, à admirer la magnificence des collines, à trouver charmant le vacarme des tramways, à s'émouvoir des vestiges d'une grandeur passée, présents partout autour de lui. Le faisceau de sa lumière depuis toujours pointé sur lui-même, débordait vers l'extérieur. Grâce à elle, pour la première fois, il avait conversé avec des femmes sans nourrir d'arrière-pensées. Il s'était rendu compte que comme lui, elles jouissaient d'une conscience et d'une réalité propre et que leur seule fonction ici-bas, n'était pas d'assouvir les bas instincts des hommes. Ces derniers, qu'il avait toujours perçu comme des rivaux ou des ombres errantes, pouvaient lui faire don d'un présent précieux jamais reçu jusque là : l'amitié. Tout cela, il le devait à Mariana. Au contact de sa bonté, il guérissait ses plaies béantes. Pedro tenta à plusieurs reprises de lui parler. A chaque fois, il remarquait l'étincelle de dégoût dans ses yeux. Elle s'adressait à lui toujours de profil et en reculant, comme si elle voulait se trouver le plus possible loin de lui. Sa réputation le précédait. Alors, quand il l'avait vu arriver les yeux rougis, l'album blottit contre sa poitrine et qu'elle n'avait pas répondu à son salut, il succomba à une pulsion. Il attendit qu'elle prenne son service pour commettre son méfait. A l'abri des regards, il l'avait feuilleté à loisir sans bien savoir ce qu'il allait pouvoir en tirer. Ce n'était qu'un vulgaire album photo. Sur presque toutes, il reconnu Mariana enfant, entourée de ses parents. Il n'y pensa plus et oublia de le remettre à sa place. Il ne s'en souvint qu'au moment où lui parvinrent les effluves de son parfum quand elle passa devant le comptoir. Elle n'avait rien remarqué. Il se précipita mais l'album n'était plus là. Où avait-il fini ? Au fond d'une poubelle? Quelqu'un l'avait-il trouvé et emporté? Mariana n'était pas idiote. En constatant que l'album avait disparu, l'enquête irait bon train. Elle arriverait rapidement à la conclusion que le seul à avoir le double des clés des casiers c'était lui, le « beau Pedro ». Aucune chance qu'il fut chez lui mais pris d'un coup de folie, il retourna tout ce qu'il y avait de tiroirs dans l'appartement. Il vida les armoires, les commodes. Il alla même jusqu'à le chercher dans des endroits où jamais il ne l'aurait caché. Sous une latte de parquet, derrière la grille d'aération, sous le matelas. Il s'arrêta haletant. Le «beau Pedro» refit surface. Il me suffira de nier. Je suis le responsable après tout. Je pourrais la renvoyer. Crétin ! Va t'en ! Il s'asséna d'énormes gifles qui lui firent venir le rouge aux joues. Debout dans la pagaille qu'il venait de provoquer, il fut à deux doigts de se brûler le cerveau tant il s'efforça de se remémorer les ultimes instants passés avec l'album. Englué dans la mélasse de son affliction, la chose était impossible. Les heures passèrent. Tout honteux, Pedro s'était caché sous l'amoncellement qu'avaient formé les objets de son appartement. Depuis quelques semaines, sous le seul motif de la voir, il venait chaque jour. Les gens parleraient de rechute. Le « beau Pedro » était de retour. Dans un sursaut, il refit surface et se dirigea vers la Place du commerce. Il fallait au moins qu'il essaie.

Après s'être observée vendre des litres de glaces, Mariana interrogea ses collègues. Quelqu'un avait-il vu son album ? Elle le décrit tant de fois qu'au final, les mots qu'elle prononçait finirent par ne plus avoir de sens. En revanche, elle ne dévoila rien de la préciosité de son contenu: ses véritables parents, sa grand-mère qui l'avait élevé et qui en réalité n'était qu'une étrangère ? Un étrangère Mémé Sao ! Les larmes lui vinrent aux yeux. « Comble tes failles avec du sublime ! » Que signifiait ce mantra ? Un encouragement à partir en quête de ses parents biologiques ou à l'inverse accepter le passé et pardonner les mensonges. Sur le point de lâcher prise, elle s'avança en direction de Xana, une petite brune arrivée il y a un mois et avec qui le «beau Pedro» entretenait une liaison. La destination de son album, elle l'ignorait, mais elle l'avait vu déambuler dans les vestiaires avec un trousseau de clé à la main. Le sang de Mariana ne fit qu'un tour. Elle exigea sans possibilité de refus son adresse. Au moment où elle sortait du restaurant, le destin voulu que Pedro arrivât. Une fureur incroyable s'empara d'elle. Elle se jeta sur lui, monta sur son dos tout en l'injuriant. Ses poings minuscules caressaient l'air à sa recherche. Adorable enragée, elle se mit à le mordre, à le griffer. Pedro demeurait éteint, se laissant infliger de délicieuses blessures. Dans l'élan d'une inattendue conclusion, il se disait que c'était cela vivre. Souffrir, s'exposer au danger, mourir peut-être. Qu'importe ! Mieux valait cette haine à l'éternelle recommencement morne de sa vie actuelle. Mariana le fit sursauter : « Rends moi mon album ! ». Au prix d'un effort surhumain, il réussit à articuler quelques mots. Il l'avait pris, c'était vrai. Mais il ne l'avait plus. Il l'avait égaré. Il demanda pardon. Mariana se figea. Ils restèrent quelques secondes à se regarder puis le lien naissant entre eux se rompit d'un coup. Elle partit. Une fois seul dans son bureau, Pedro se mit calmement à chercher l'album. Il était certain qu'il était là. Il le trouva vite à peine caché sous une pile de dossiers. Le voile devant ses yeux étaient partis. Des frissons descendant le long de son échine lui rappelaient sa solitude. L'album calé tout contre son cœur, il était temps de rentrer. Sur le chemin du retour, chaque femme qu'il croisa lui rappelait Mariana. Brimbalé dans le tramway, il s'accrochait de toutes ses forces à sa couverture. Il fallait le lui rendre à tout prix. Une fois encore, éprouver de la souffrance au contact de son regard plein de mépris. Vivre est dangereux. Le « beau Pedro » connaissait son adresse, il y serait bientôt. Devant son immeuble l'éclat lumineux devint noir. Plus que quelques marches à gravir. Une silhouette l'attendait. Son parfum. Elle le reconnu. Ses yeux ne l'effrayaient plus. Au contraire, ils le réchauffaient. Les deux se faisaient face. Mariana approcha la main en direction de Pedro. Pour l'album ou pour le soustraire à la mort ?

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