Comme c'est gentil d'être venu
eric
- Comme c'est gentil d'être venu. Surtout que nous sommes jeudi. Tu as dû prendre un jour de congé. Tu comprends, on ne pouvait pas attendre plus longtemps pour l'enterrement.
La voix douce de ma tante Solange était atone dans le grand espace froid de la cathédrale. Ses yeux gris me regardaient étrangement. Je lui souris sans lui répondre. A vingt-neuf ans, j'allais volontiers rendre un dernier hommage aux plus vieux qui nous quittent, rencontrer les membres de la famille pour partager ces moments, évoquer avec eux ceux que je n'avais pas connus. Était-ce parce que je ressentais ma position de septième enfant comme une injustice de la vie ? Je n'avais pas eu le temps, comme les aînés de ma fratrie, de connaître mes grands parents.
En arrivant le matin, j'avais frissonné en descendant du train, surpris par l'air froid et humide de cet automne qui n'en finissait pas. Sous la voûte métallique de la gare, mon portable m'avait permis de consulter les horaires de retour et d'avertir mon bureau. L'odeur de charbon des vieilles locomotives était encore là. En entrant dans la cathédrale, je m'étais assis à la première place d'un banc entièrement vide quelques rangs derrière ceux réservés à la famille proche. Une rangée de manteaux sombres se tenait immobile devant moi. Mais qui sont tous ces gens ?.. Suis-je au bon enterrement ?.. Oui... ma tante est au premier rang.
Le livret préparé pour suivre la messe m'est tombé des mains. Quand je l'ai ramassé, comme il n'était pas agrafé, la double page de la couverture avec le nom et la photo du défunt avait disparu. Il me restait l'essentiel pour suivre la messe, les prières et les chants.
L'odeur d'encens me suffoquait. Des chaises grinçaient, un brouhaha à demi étouffé troublait le silence de la cathédrale.
Debout à ma gauche dans la travée centrale, l'homme faisant la quête m'a tendu le petit panier d'osier. Comme je ne le prenais pas, il a toussé en me regardant sévèrement. J'ai articulé des mots d'excuse mais aucun son ne sortait de ma bouche. Il a hoché la tête. Surpris par son poids, j'ai failli lâcher le panier, le regard fixé sur son contenu. Une main s'est glissée dessous et l'a emporté. Je me suis retourné à gauche vers l'homme qui me l'avait tendu. Il avait disparu. Sur ma droite, le banc vide où je m'étais installé était complet. Le vertige me prit. Je regardais fixement le sol, mes doigts crispés s'accrochant sur le banc devant moi. Le petit bruit métallique des pièces tombant dans la corbeille s'éloigna au bout du rang et disparut. En relevant la tête, je vis devant moi les nuques des gens figées par le froid. Un chant religieux comblait l'immense espace, inondait l'assemblée. J'entonnais ceux que je reconnaissais, mais aucun son ne sortait de ma bouche, ni de celles des gens autour de moi. Ils avaient un air d'être là sans être.
Mon voisin de banc est immobile comme une statue. Il porte un costume noir sous un manteau redingote, une moustache et des favoris gris. Une chaîne de montre à gousset sort de la petite poche de son gilet. Aucune chaleur humaine ne se dégage de lui. Au bout de la travée, un chapeau haut de forme dépasse, tenu devant lui par un homme dont je distingue mal le visage translucide. A côté, sa femme ressemble à une gravure de mode ancienne ; elle est dessinée au fusain sur un carton. Deux enfants s'amusent silencieusement dans la travée secondaire. Leurs visages sont pâles et brillants comme celui du saint qui les regarde depuis son piédestal, sur une des colonnes.
Dans le cortège pour aller au cimetière, on entend des murmures inaudibles et des pas feutrés sur le pavé. Une odeur de crottin de cheval persistante nous accompagne. Dans un virage, je vois le cercueil emmené par un corbillard tirée par deux juments grises empanachées de noir et d'argent. L'attelage glisse silencieusement sur le sol.
Le convoi funèbre s'arrête dans le cimetière, les gens s'écartent en demi-cercle autour de la fosse. Ça sent la terre humide. Ils sont tous là, la « Loden Company » de la cathédrale. Ils tiennent à la main le livret de prières. Devant moi, un corridor humain s'est ouvert au bout duquel le cercueil est présenté sur des tréteaux. Derrière lui, il y a Madeleine et Othon, ma grand-mère et mon grand-père maternels. Il sont habillés comme sur les vieilles photos que je connais d'eux. Ils étaient très gentils, parait-il. A côté d'eux, je reconnais mon arrière-grand père, Ernest. Lui, on ne peut pas l'oublier. C'était une forte personnalité, avec un front haut et une grande barbe. Il avait fait construire cette immense croix qui surplombe la ville et en avait fait don aux habitants. Il y avait eu de grandes célébrations à son inauguration. Le nez plongé dans le livret, les gens entonnent un chant. J'ai oublié le mien sur le banc de l'église. Je prend celui qu'une main me tend. Il y a ma photo avec mon nom écrit dessus. Mes grand parents sourient en me faisant signe d'approcher. Je m'avance vers eux. Devant le cercueil, ma main cherche à l'ouvrir. Le trou à côté m'attire, mes jambes flageolent ; je tombe dedans, c'est ma place.
- Il s'est évanoui. Y a-t-il un médecin ? S'il vous plaît, y a-t-il un médecin parmi vous ?
Je sentais une main qui me tirait vers le fond du trou. Je glissais. Je voulais résister mais je ne pouvais pas bouger. J'ouvris enfin les yeux, une main me tirait le bras gauche. Je levai la tête péniblement, je vis les yeux gris et doux de ma tante Solange.
- Il se réveille. Tu nous as fait peur ! Tu es si pâle !
- …
- Nous allons t'aider à te relever. Oncle François va t'emmener dans sa voiture. Tu sais, il y a des gens qui sont venus de loin. Nous avons prévu un petit quelque chose pour réunir la famille. Oh ! tout ce qu'il y a de plus simple, mais nous ne voulions pas laisser les gens repartir comme ça. Tu vas venir avec nous et tu pourras manger. Ça te fera du bien. As-tu déjeuné ce matin ?
- Non, ma tante, je ne déjeune pas le matin. Je bois un café, c'est tout.
- Tu dois manger le matin ! Tu travailles toute la journée, tu dois prendre des forces ! Regarde ce qui est arrivé. Cela ne se serait pas passé si tu avais eu quelque chose dans l'estomac.
J'avançai avec difficulté, soutenu par l'oncle François. L'impression d'avoir des semelles de plomb. Monter dans la voiture fut une épreuve. Je pris mal au cœur en regardant défiler les troncs d'arbres sur le trajet pour aller à la réception. Je contractai les mâchoires pour tenir bon. Il y avait une cinquantaine de personnes. On m'installa sur une chaise, on m'apporta une assiette de canapés et un verre d'eau minérale. Dans la salle, les gens avaient la mine de circonstance. Petits sourires furtifs pour dire bonjour. Discussions feutrées, visages graves. Je repris vite des forces. Je me levai. Ça allait nettement mieux. J'avais faim. J'essayai une cuisse de poulet, avec un verre de ce délicieux vin de Chautagne que l'on tirait d'un cubitenaire posé sur un rebord de table. Une vraie source de jouvence. J'en bus trois ou quatre autres verres, peut-être plus en discutant avec les uns et les autres. Des cousins, des oncles, des tantes, certains que je n'avais pas vu depuis l'enterrement précédent. Le niveau sonore de la salle montait au fur et à mesure où le niveau de Chautagne descendait. Des rires fusèrent. Certains dirent que c'était la meilleure façon de rendre hommage au défunt. Des visages s'étaient enluminés de rouge, des yeux pétillaient, des femmes voulaient partir, des enfants chahutaient. Je m'avançai vers ma tante Solange pour prendre congé. Elle était avec cinq autres personnes. Leur discussion s'arrêta. Elle me dit qu'elle était contente de me voir aller mieux. Je la remerciais et lui dis que j'avais été ravi de revoir la famille, mais que j'étais désolé parce que mes grands parents, Madeleine, Othon et Ernest que j'avais vus au cimetière, n'étaient pas venus à la réception.
Sourires gênés ; les regards fixent le plancher. Je croise celui de mon oncle François, qui semble dire : « Mais il décartonne complètement, ce neveu ». Ma tante Solange me tire par la manche à l'écart, juste un peu pour que les cinq autres personnes puissent entendre. Elle me sermonne. Elle me dit que je dois respecter les morts, que je sais très bien que mes grands-parents nous ont quitté dans les années d'après guerre et qu'ils sont enterrés depuis longtemps. Je lui dis que je les ai bel et bien vus à l'enterrement, qu'ils étaient là autour du cercueil.
- Écoute, me dit-elle, tu as dû avoir une hallucination. Ce sont des choses qui arrivent. Peut-être es-tu surmené dans ton travail ? Maintenant, tu dois te ressaisir, te rendre compte de ton erreur.
- Je vous assure, je les ai vus en chair et en os. C'est impossible d'oublier ça.
Je ressentis tout à coup un léger vertige provoqué par un décalage, comme si deux plaques tectoniques s'étaient écartées d'un demi-millimètre à l'intérieur de moi. Les gens me dévisageaient, les yeux écarquillés. Ma tante me souriait de son doux visage, le front légèrement plissé, se frottant les mains chargées d'angoisse. J'étais mal à l'aise de voir leur malaise. Je quittais vite la réception. Il était trois heures de l'après-midi. Je marchai d'un bon pas vers la gare, parlant tout seul en me repassant sans cesse la scène du cimetière comme pour me certifier que je n'avais pas rêvé. Avec leurs lampes de poche, des cheminots m'ont trouvé vers onze heures du soir, assis sur des poutres le long d'un hangar qui bordait la voie. Un avis de recherche avait été lancé.
Mon médecin m'a donné une semaine d'arrêt de travail pour me reposer. Je ressens toujours des vertiges et cette insurmontable nécessité d'avoir raison. Il m'a conseillé d'aller voir un médecin psychiatre qui m'a prescrit des médicaments et une cure de repos dans un établissement au pied des montagnes où il a lui-même téléphoné pour faire la réservation. Lorsque je m'y suis rendu au jour dit, j'ai vu ce vieux bâtiment sur le fronton duquel était gravé en grosses lettres dans la pierre « Maison de repos et de convalescence – 1902 » . Il avait de l'allure avec son architecture ancienne, sa toiture d'ardoise, ses colonnes et ses fenêtres en ogives. Un joli parc bien entretenu l'entourait avec des grands tilleuls et des massifs de fleurs. Des voitures étaient garées dans le parking, des gens entraient et sortaient. Je n'ai pas trouvé l'accueil. Avec ma convocation à la main, j'ai gravi les escaliers menant à un large perron formant terrasse. Il y avait un fauteuil entouré d'un plaid sur lequel était posé un livre d'où émergeait la tête toute fripée d'une vieille dame endormie. J'ai toussé suffisamment fort pour la réveiller. Je lui ai expliqué que je cherchai la maison de repos. Elle a lu mon papier.
- Mon pauvre monsieur, m'a-t-elle dit d'une voix chevrotante, la maison de repos n'existe plus. Elle a été transformée en appartements juste après la guerre. Comment a-t-on pu vous faire venir ici ?
Je lui dis que l'on avait téléphoné pour réserver, mais bien vite, je dus me rendre à l'évidence. Cette maison de repos n'existait plus. J'étais très gêné, j'ai bredouillé des excuses.
Je ne suis pas allé revoir ce psychiatre. Je me suis remis au travail, je fais du sport, je mange bien, y compris au petit-déjeuner. J'ai retrouvé des vieilles photos de mes grands parents que j'ai mis sur un joli porte-photos ancien trouvé chez un antiquaire. Ils sont là, sur la cheminée.
Oui, Eaven. Toute la nouvelle tourne autour du mélange entre la réalité et le fantastique provoqué par les hallucinations, de manière à ce que le fantastique paraisse réel. Ceci depuis la gare où on sent encore le charbon des vieilles locomotives, en passant par les personnages fantastiques sur le banc de l'église et la scène phare du cimetière, jusqu'à la maison de convalescence qui n'existe plus. Merci pour ton retour.
· Il y a presque 13 ans ·eric
Une impression de malaise très nette, un chavirement, un flux et un reflux vers les hallucinations et les impressions. J'ai beaucoup aimé ces sensations subtiles de vertige et de nausées, très belle réussite si c'est de cela dont il était question.
· Il y a presque 13 ans ·eaven