Comme l'encre qui s'évapore
mirellehdb
Comme l'encre qui s'évapore
Assis à mon bureau, je me regarde dans le miroir que j'ai installé, je ne sais plus trop quand ni pourquoi. Je me vois écrire avec cette nouvelle encre rouge sang coagulé, avec une telle rage que je ne me reconnais plus. Je vois les mots défiler à l'envers, ils parlent de cette femme qui agonise quelques jours tous les mois, et regarde son sang couler, alors qu'elle est confinée dans une pièce sous les attiques, comme une pestiférée par les hommes de sa famille, trop machos, trop incultes et certainement pas assez braves pour se mettre à sa place. Les mots se distordent, coulent et crient leur douleur. Les mots me parlent et je ne peux pas m'arrêter d'écrire. Je suis un marionnettiste et mes mains sont des marionnettes qui ont pris le pouvoir. Je suis paralysé. J'aimerais que les effets secondaires de cette encre rouge arrivent à leur fin, très vite. Je remarque, soudain, que mes mains ont arrêté d'écrire. Peut-être m'écoutent-elles quand même. J'ai un horrible goût de chrome dans la bouche.
Le mal de tête qui suit la biture est pour moi tellement connu, que ce qui vient cogner à ma tête ce matin est de l'ordre l'explosion atomique. Je m'enfuis vers les toilettes pour vider ce qu'il reste de mon estomac et me passe de l'eau glacée sur le visage. Je pense à mon éditeur, à ce deuxième livre que je dois écrire, à l'attente de mes fans, à l'ouverture de la chasse pour ces chères critiques qui me détestent. Je vais regarder, en tenant difficilement sur mes jambes, ce que j'ai écrit la nuit passée.
Un salmigondis qui dégouline, une rage incompréhensible. Tout est à recommencer.
Après un repos bien mérité, entre-coupé de flashes morbides, je retourne dans cette petite boutique que j'ai dégoté au hasard de mes errances nocturnes. Le paradis pour ceux qui ont encore le goût de l'écriture à l'ancienne.
Du papier tellement doux que l'on pourrait s'endormir dessus et faire les plus beaux rêves, du parchemin qui vous donne envie d'écrire un roman d'amour,
du papier de soie pour agrémenter vos écrits de fleurs. Et puis les encres... je ne peux résister à toutes ces couleurs et ses senteurs. Le propriétaire, que j'appelle maintenant par son petit nom, Tinte, me regarde de travers.
-Je t'avais pourtant mis en garde contre l'encre « sang coagulé ».
- Oui, mais tu savais aussi que je ne pourrais faire autrement que de l'utiliser.
-Ah les artistes ! Bon, pour te changer les idées, je te fais essayer mon encre « cannelle »
-J'ai déjà une encre de cette couleur.
-Ce n'est pas la couleur qui est intéressante mais son odeur. Tu m'en diras des nouvelles.
-D'accord. Et redonne-moi un carnet voyageur.
-Voilà. Et fais attention à toi, tu es un brin trop impressionnable.
-Merci Tinte. A la prochaine.
-Que Dieu te garde...
-et Satan...
-Oui, je sais.
Pourquoi est-ce que j'écris seulement la nuit ? Le jour je me ballade dans ma ville, je recherche des idées qui ne veulent pas germer dans mon esprit. Je suis en friche comme les fleurs sur ma terrasse qui fanent à peine sorties de terre. Pour me réconforter, je lis et relis mon abondant courrier de lecteurs. Des femmes pour la plupart. Certaines touchantes, d'autre pathétique dans leur manière de se raccrocher à moi comme à une bouée, pour ne pas affronter leur solitude. Elles attendent mon prochain livre comme le Messie et cela ne fait qu'augmenter mon angoisse. La première fois que j'ai dû prendre la parole dans une émission pour parler de mon succès fulgurant j'ai tellement bafouillé que tout le monde a cru que j'avais trois verres dans le nez. Dès lors, je me trimballe une réputation d'ivrogne.
Cette fois j'essaye la cannelle. J'ai à peine dévissé le bouchon, qu'une effluve chaude et sensuelle vient titiller mes narines. Des mots jaillissent de ma plume, je ne suis que le passager clandestin du récit qui est en train de s'écrire sous mes yeux. Et j'aime cette histoire qui prend des tournures de rencontres sensuelles. Mon pouls s'accélère, je traverse la foule que me caresse, qui hurle mon nom. Des femmes viennent se coller à moi, elles me respirent et m'embrassent. La plus audacieuse me chevauche et me déguste. Elle me dit que j'ai le goût des petits pains à la cannelle que faisait sa grand-mère lorsqu'elle était petite. Je vois des morceaux de peau disparaître dans sa bouche et je ne ressens que du plaisir. Mon sang a la couleur du sucre de canne. les autres femmes autour de moi s'approche avec délice.
Je me réveille hagard, couché en chien de fusil dans ma baignoire, mes vêtements sont en lambeaux, j'ai des marques de suçons dans le cou.
-Qu'est ce qu'il y a dans tes encres, Tinte ?
-Il n'y a rien de spécial.
-Ne dis pas n'importe quoi, j'en ai essayées plusieurs et à chaque fois, je suis parti dans des désirs incontrôlables .
-Hum, désirs incontrôlables, quel beau lapsus. Essayé comment exactement ?
-C'est vrai que j'en ai sniffé un peu, oh trois fois rien.
-La seule magie qu'il y a dans ces encres, c'est de croire qu'elles le sont, alors que ce n'est, en fait, que ton imagination qui travaille.
-J'ai rendez-vous avec mon éditeur cet après-midi, je n'ai rien à lui faire lire.
-Montre-moi ton carnet.
J'ouvre mon sac à dos que j'avais trouvé dans un surplus militaire pour 13$ à l'époque et sors mon carnet tout taché. Tinte me le prend des mains et l'ouvre. Son visage change d'expression. Il s'assoit dans son fauteuil club et me fait un geste « ne pas déranger ».
Il tourne les pages, avide de lire la suite. je ne comprends rien, ce matin encore les mots se tenaient dans un ordre qui ne voulait rien dire. Je le laisse à sa lecture et pars dans le recoin de sa boutique où j'ai déniché des encres multicolores. Il y en a une nouvelle: « transparence éphémère ». Je la mets dans ma poche en regardant furtivement dans la direction de Tinte. Il est toujours plongé dans mon charabia. Je me sens à la fois coupable et obligé de faire ça. Je me dirige vers mon lecteur, lui reprends mon carnet des mains.
-Mais...
-Désolé, j'ai rendez-vous.
-J'adore ce que tu as écrit.
-Si tu le dis.
-Et au fait, l'encre « transparence éphémère » elle est pour moi, cadeau de la maison.
Je le regarde le visage cramoisi sans pouvoir sortir un son. Il me fait un clin d'œil et me met à la porte.
La même chose se passe avec Charles Daff, mon éditeur. Il fait des grognements bizarres en lisant mes histoires, assez content de lui.
-Et bien voilà, quand tu veux t'y mettre.
-Mais...
-Bon, il manque une fin et nous tenons ton deuxième best-seller. Cette fois on va au Goncourt, minimum.
-…
-Tu n'as pas l'air content de toi ?
-Pour parler franchement, je ne comprends rien à ce que j'ai écrit.
-Dis-moi, tu as commencé la bibine pour coller à ton image de marque ?
-Même pas. Il m'arrive des choses bizarres avec les encres que j'emploie.
-Ah oui, très bon les encres de différentes couleurs. Ça va être très accrocheur au niveau marketing.
-Il faut que j'aille dormir, je suis fatigué.
-Tu me trouves une fin et tu pourras dormir sur tes lauriers jusqu'au prochain. Allez bonne bourre. Je t'appelle lundi.
Je n'ose pas ouvrir ce nouveau pot,« Transparence éphémère », j'ai peur de ce qu'il pourrait se passer. Si seulement je pouvais disparaître et réapparaitre à la fin de toute cette agitation autour de la sortie d'un livre. Bon, allez, un peu de courage, vas-y, ouvre. Je n'ai pas besoin de respirer les effluves de l'encre, car elles viennent directement à moi. Je sors de mon corps et je flotte au-dessus de mon bureau. Cette fois je me vois écrire de là-haut. Une sensation de légèreté m'envahit. Je ne contrôle plus rien, l'écriture a pris possession de moi .
C'est la sonnerie de mon archaïque téléphone qui me réveille. Je décroche péniblement et j'entends Charles hurler
-Putain c'est génial, t'es trop un cador.
-Mais de quoi parles-tu ?
-De ta fin, bordel. T'es dans quel état encore ?
Je pose le combiné sur la table, me lève pour aller me rafraîchir dans la salle de bain. Une tronche à faire peur même la plus enamourée de mes fans et Charles au loin qui beugle de plus belle. L'eau dégouline sur mon visage et m'apaise.
-Mais quelle fin ?
Je suis dorloté comme ces auteurs qui rendent riches leurs éditeurs, assis avec un coussin de soie sous les fesses et je signe mon roman « Transparence éphémère » à une foule qui n'en finit pas de me congratuler.
-J'avais beaucoup aimé le premier mais celui-ci, il est tellement … on peut ressentir votre vulnérabilité, c'est très troublant.
-Merci.
-Et puis vous êtes si modeste.
Si elle savait la pauvre. Même les pires critiques de mon premier roman ont encensé le deuxième. Et moi misérable usurpateur, je n'arrive toujours pas à trouver une quelconque cohérence à ce que j'ai écrit. Je le feuillette parfois et le jette au bout de trois ou quatre lignes. Rien, je n'y comprends rien.