Comme une boule de flipper
Francesca Calvias
"Comme une boule de flipper"
Nouvelle très librement inspirée d'un fait-divers.
Les quelques gouttes de pluie sur le pare-brise se transformèrent soudain en trombes d'eau. Florence alluma les essuie-glace à vitesse maximum. Voyant que Marc somnolait sur le siège passager, elle augmenta également le chauffage. Il revenait d'une dure journée de travail et n'avait pas beaucoup dormi la nuit précédente, toujours à cause du boulot.
Marc était policier. Il n'était pas souvent à la maison et quelquefois cela exaspérait Florence qui aurait aimé passer plus de temps en famille, mais elle se faisait une raison. Elle savait qu'elle avait épousé un policier. Elle connaissait ses horaires et ses obligations. Et puis, elle n'aurait pas voulu qu'il soit différent. C'était "son" Marc. Florence était fière de lui. Elle savait qu'il aimait son métier. Il n'était pas un robot sans coeur comme certains de ses collègues. Il était pleinement conscient du fait que les actes d'un policier interféraient sur les vies d'êtres humains. Il était pleinement conscient d'être "au service" du citoyen, que ce soit celui qui dépose une plainte et qui était en droit d'attendre un traitement exemplaire de celle-ci; que de celui faisant l'objet de la plainte qui était lui en droit d'être traité en tant qu'innocent jusqu'à ce que sa culpabilité soit établie. Si elle l'était, car combien de personnes dans le quartier difficile où travaillait Marc, ne pensaient-elles pas que la police était une arme dont ils pouvaient se servir pour se venger d'une querelle de voisinage, d'un désaccord, d'un malentendu, voir d'une haine inexpliquée due la plupart du temps à une rumeur... Combien de personnes ne se permettaient-elles pas de déposer une fausse plainte, et combien d'innocents ne voyaient-ils pas leur vie chamboulée d'un seul coup? Beaucoup de policiers ne cherchaient pas si loin, ne s'imaginant même pas que l'on puisse mentir à la police et dès lors, présumant de suite que la personne faisant l'objet de la plainte était forcément coupable. Marc n'était pas ainsi. Il se posait des questions, cherchait à comprendre.
Quelquefois il n'en dormait pas de la nuit. Sur le moment cela agaçait Florence, cette intrusion perpétuelle du boulot dans leur vie privée, mais non, décidément elle n'aurait pas voulu qu'il soit différent. Marc serait un père merveilleux pour le bébé qui germait en elle depuis quelques semaines, songea la jeune femme attendrie. Elle venait d'avoir confirmation cette après-midi par sa gynécologue qu'elle attendait un enfant de Marc. Ce soir elle lui annoncerait la merveilleuse nouvelle. Marc serait si heureux. Florence avait failli lui dire tout de suite, au moment où elle était allé le chercher au commissariat après son service. Marc avait bien vu qu'elle avait les yeux pétillants et qu'elle lui cachait quelque chose. Mais une aussi jolie nouvelle ne pouvait pas se lancer entre deux portes ou dans les files du périphérique, aussi Florence avait-elle décidé d'annoncer la nouvelle à l'homme de sa vie au moment du dîner. Lorsque Marc, visiblement épuisé, serait un peu reposé après avoir somnolé dans la voiture.
La pluie tombait de plus en plus fort. La route devenait glissante. Jetant un coup d'oeil dans son rétroviseur, Florence s'aperçut que les deux véhicules qui la suivaient semblaient faire la course. Elle ralentit.
- Quels malades, par un temps pareil rouler aussi agressivement! Songea-t-elle.
Il n'y avait qu'une seule bande dans chaque sens sur cette portion de la nationale, et pourtant pendant un temps qui parut à Florence excessivement long, les deux voitures roulèrent côte à côte. Ensuite, le 4X4 accéléra et dépassa la 308 de Florence, ensuite accéléra encore et finit par disparaître de la vue de la jeune femme qui en fût soulagée.
La Renault Espace dépassa à son tour Florence. Plus calmement que le 4X4. La pluie se calmait. Le vent également. Florence en fut soulagée car elle avait failli réveiller Marc tant elle se sentait stressée. Elle avait cru "sentir l'accident" lorsque les deux voitures avaient roulé côte à côte. Heureusement il n'en n'avait rien été.
Un cahot sur la route éveilla Marc. Pendant quelques instants il contempla le profil de sa douce Florence. Comme il l'aimait. Leur amour tendre, simple, sans histoire durait depuis près de 7 ans et Marc savait qu'il durerait toute la vie. Le jeune couple venait d'emménager dans la maison qu'ils avaient fait construire à la campagne. A la campagne car ils désiraient avoir des enfants, et la vie devenait de plus en plus dure en ville. Un enfant ne pouvait plus s'y épanouir entre la violence, la délinquance, les écoles surpeuplées, la peur de le voir se faire racketter par des voyous, renverser par une auto ou kidnapper par un malade... Non. Ils avaient pris la bonne décision en faisant construire sur le terrain offert par le père de Florence en cadeau de mariage. Le jeune couple venait d'emménager et d'ici une quinzaine de jours, on pendrait la crémaillère en compagnie de toute la famille et de leurs amis. Si le temps s'y prêtait on pourrait même peut-être organiser un barbecue dans le jardin. Marc s'en réjouissait d'avance. Il travaillait énormément. Les distractions étaient rares. Les occasions de rencontrer la famille et les amis également car ses horaires coupés à la police ne lui laissaient généralement pas beaucoup de temps pour se reposer et se retaper. Finalement la seule chose qui manquait à leur bonheur était un enfant. Cela faisait assez longtemps qu'ils essayaient sans succès. Mais Marc était patient. Il était persuadé que leur bonheur serait bientôt complet et qu'un bébé s'annoncerait dans l'année à venir. Avec quelle joie il s'appliquerait à décorer la chambre pendant ses moments de liberté!
Marc voulut poser sa main sur le bras de Florence pour lui faire comprendre qu'il était éveillé et qu'il l'aimait, lorsqu'il vit sur le beau visage qu'il contemplait depuis quelques minutes, s'afficher une grimace de terreur et puis, très très vite, Florence freina bloc.
Comme dans un rêve, Marc tourna la tête vers la route : la voiture qui les précédait, une Renault Espace venait de foncer dans un arbre et le choc avait été tel que la voiture avait rebondi pour aller se jeter dans un autre arbre et ensuite elle avait été projetée au milieu de la chaussée, son moteur fumant retombant à une dizaine de mètres de la carcasse éventrée. Aucun autre véhicule n'était en cause. Le conducteur avait du perdre le contrôle de son véhicule.
Marc se secoua, la vision d'horreur de l'accident l'avait paralysé d'effroi, mais il fallait réagir, et vite. L'essence coulait à flot du réservoir de la Renault, tandis qu'à quelques mètres, le moteur fumait dangereusement. Marc déclipsa sa ceinture de sécurité, ouvrit la porte de la 308 et se précipita vers l'accident tout en enfilant son gilet fluo. Au même moment, Florence avait saisi son téléphone portable d'une main tremblante, et appelait les secours.
Le véhicule accidenté s'était immobilisé en plein milieu de la chaussée. Il fallait canaliser la circulation afin d'éviter un autre accident et de permettre aux secours d'arriver sur les lieux sans problème. Mais avant tout, il fallait sortir les blessés de cette voiture qui pouvait prendre feu à tout moment.
Marc parvint à ouvrir la portière arrière sans trop de difficultés. Trois enfants se trouvaient à l'arrière, dont un bébé sur un siège adapté et un enfant assez jeune sur un rehausseur. Grâce à Dieu les ceintures fonctionnaient et Marc pu les détacher assez rapidement. Les parents à l'avant, semblaient inconscients. Un des enfants gémissait. Il faisait noir dans l'habitacle, Marc ne pouvait pas voir s'ils étaient blessés. Il sortit d'abord le bébé dans son siège. Le conducteur de la voiture qui le suivait s'était arrêté lui aussi, et spontanément était venu l'aider à sortir les blessés. Il réceptionna le petit siège qu'il déposa à l'abri de la pluie et de la circulation, pendant que Marc tentait de récupérer un deuxième enfant.
Comme un ballet bien réglé, Florence était venue près de l'enfant pour le surveiller, pendant que l'homme rejoignait Marc qui lui tendait un autre enfant qui lui, (ou elle), semblait inconscient. L'enfant fut déposé à terre et le troisième ne tarda pas à les rejoindre.
Un autre conducteur, venant en sens inverse, avait garé sa voiture et proposait également son aide. Les opérations de sauvetage étaient difficiles, car beaucoup de voitures ne s'arrêtaient même pas. Certaines ralentissaient à peine. D'autres ralentissaient uniquement pour regarder, par curiosité malsaine.
Les enfants mis à l'abri, il fallait sortir les parents, mais également régler la circulation qui devenait de plus en plus difficile. Marc tenta de dégager le conducteur qui semblait gravement blessé. Il avait refusé que le premier conducteur s'approche de la voiture qui pouvait prendre feu à tout moment. Mais au moment où les deux automobilistes s'étaient emparé du blessé afin de l'amener en sécurité, une voiture contournait l'accident à vive allure. Marc se retourna en entend le bruit du moteur. Au moment où il voulut faire signe au conducteur de ralentir, de rouler plus posément, la voiture le percuta violemment. Devant Florence et les deux conducteurs horrifiés, le jeune homme fut projetté dans les airs à plus de dix mètres de l'accident.
La voiture qui venait de percuter Marc freina brutalement, et s'arrêta dans un grand crissement de pneus.
Folle de terreur, Florence se précipita vers le corps de son mari qui gisait, disloqué, dans l'herbe trempée du bas côté de la route. Un des deux automobilistes l'en empêcha. Le second s'approcha de Marc et s'agenouilla près de lui. Il se releva en tremblant, incapable de soutenir le regard de Florence, regarda l'autre automobiliste en faisant un signe de croix. Epouvantée par ce qu'elle comprenait, Florence poussa un hurlement de détresse et se mit à sangloter dans le bras de l'inconnu qui la retenait pour qu'elle ne s'effondre pas.